Coeur d’amour au château de Plaisance

Séparée de son contexte, l’image est insolite. Le personnage principal, vu de côté, revêtu d’un surcot rouge, n’est-il pas un noble chevalier s’arrêtant dans sa marche, surpris par tous les objets hétéroclites qu’il aperçoit suspendus à la voûte ?

Portant encore son épée, il a retiré son heaume, posé à même le sol, orné d’un cœur logé entre deux fines ailes écarlates et entouré d’une toute légère couronne de myosotis. Mais l’homme a gardé ses jambières de métal.
Un ami, sur sa gauche, soutient son poignet, tandis qu’index levé, il lui explique, sans doute un à un, les mystères de ces cinq reliques.
Deux autres personnes semblent l’accompagner, dont un tient une bourse.
On ne saurait en dire plus.

LA MINIATURE 47 D’UN PEINTRE-ENLUMINEUR.
Il s’agit de l’une des soixante dix-illustrations qui ornent le manuscrit 24 399, sur parchemin, conservé au Département des manuscrits de la Bibliothèque Nationale de France.
De l’illustrateur, c’est bien tardivement, seulement dans les années 1990, qu’on a cru pouvoir reconnaître qu’il s’agissait d’un peintre et enlumineur angevin, mais dont ignore le nom. Enlumineur aussi du Trésor des histoires [BNF. ms. Fr 1367] et d’un Code de Justinien, décoré pour l’archevêque Pierre de Laval [1442-1493}. Peintre anonyme certes mais qu’on a qualifié par convention < Maître du retable Beaussant >, car peintre aussi entre 1480 et 1490, à la requête d’un commanditaire cistercien, d’une crucifixion-déploration sur un retable d’assez grande taille, venant d’une chapelle attenante au prieuré de Villemoisande [Maine-et Loire] et décorant aujourd’hui la cathédrale Saint-Maurice d’Angers. Ceci grâce au don effectué en 2004, par le général François Beaussant [1930-2018], son ancien propriétaire.

LE LIVRE DU COEUR D’AMOUR ÉPRIS.
Vers 1457, René d’Anjou [1409-1480], rédige Le Livre du Coeur d’amour épris. Il est alors septuagénaire. Et ayant sans avoir combattu abandonné son duché d’Anjou à Louis XI, roi de France, son neveu, vient s’installer en son comté de Provence d’abord de manière provisoire [1457-1462], puis de manière définitive [1471-1480].

Sans que l’on puisse reconnaître si Le Livre du Coeur d’amour épris est totalement composé en Anjou, où René d’Anjou vient de se remarier, en septembre 1454, avec Jeanne de Laval [1433-1498]. S’il est rédigé en partie en Anjou, en partie en Provence, ce qui est le plus probable. Ou encore s’il est totalement écrit en Provence.

Il est vraisemblable qu’à partir de la rédaction initiale du < Livre du Cuer d’Amours espris > achevée sans doute vers 1460, plusieurs manuscrits en aient été presque immédiatement préparés.
De ce manuscrit 24 399, aux cent trente-huit feuillets de parchemin, on sait que les espaces nécessaires ont été réservés pour recevoir, après la copie du texte, et vers 1480, la totalité des illustrations qui, selon un programme précis, suivant de près le texte, le donnent à voir.

L’HISTOIRE EN BREF.
D’un personnage central – l’Amoureux de sa Belle – [un peu l’auteur lui-même, René d’Anjou] les sentiments sont personnifiés. Coeur d’amour épris est tout à la fois Cœur et Désir.
Sa belle, celle qui au terme de la quête prenant Pitié de tous les maux endurés, lui offrira enfin son Merci.
C’est là le thème unique d’un < Roman courtois >où, dans le temps suspendu d’un songe, Coeur, le héros, poussé par Désir, part à la rencontre et à la délivrance de Merci, son aimée.

Ce qui prend la forme hasardeuse d’un voyage.

Avec ses passages et ses paysages.
La fontaine de Fortune ; le pont du Passage périlleux, gardé par le chevalier Souci ; le tertre Dénué de liesse ; la plaine d’Ennuyeuse Pensée.

Ses étapes.
Le château de Courroux et Tristesse ; le campement d’Honneur ; la cabane de Grave souci ; l’Ermitage ; la traversée de la mer ; puis l’Ile du dieu d’Amour, avec son Hôpital, son Cimetière, son château de Plaisance, construit comme il se doit de pierreries étincelantes.

Ses sorts incertains.
Bel Accueil fait prisonnier par la vieille Jalousie, mais délivré par Espérance ; Coeur capturé au tertre Dénué de liesse grâce à une manigance de dame Tristesse, mais délivré par l’armée de Renom ; l’expédition au manoir de Rébellion à la recherche de Merci.

Ses moments heureux.
La rencontre de Coeur avec le dieu d’Amour ; la soirée à la cour d’Amour, et enfin la présentation de Coeur à Merci qui, séduite par la beauté de son amant, sa courtoisie et sa douceur, l’agrée en lui accordant un baiser.

Son issue fatale.
Avec d’étonnants combats où par deux fois s’affrontent Coeur d’amour épris et Danger. Et où, sous les coups de Danger, de Refus et de quarante médisants conduits par Malebouche, Coeur, dans un combat par trop inégal est, au pied d’un arbre, laissé presque pour mort. Tandis que Merci, capturée à nouveau, est maintenue prisonnière sous la garde de Jalousie, de Honte et de Crainte.

Tout ce qui se passe dans le rêve est aussi vrai que dans le réel : Comme on le sait, Vénus, dans la mythologie comme dans le songe du roi René, est la mère de l’Amour.
Et quant à l’Amour, d’évidence des femmes sont à son service : Dame Courtoisie, infirmière de l’hôpital d’Amour ; la nonchalante Dame Oiseuse, qui porte sa bannière
Il dispose, comme s’il était roi, de toute une baronnie : Bon Renom ; Vaillance ; Loyauté ; Honneur ; Humble Requête qui sont autant de qualités ou de comportements chevaleresques qui peuvent soutenir, sur l’ordre d’Amour, quand il est besoin, les prétentions d’un parfait amant.
Aussi, Bel Accueil et Largesse ont-ils été délégués auprès de Coeur, non seulement tout au long de l’heureux séjour au château de Plaisance, mais aussi pour pénétrer au manoir de Rébellion.

Certes, il y a pour Coeur, dans sa longue quête de Merci, entre beaucoup d’épreuves imprévisibles, des moments de repos, d’oisiveté et de satisfactions esthétiques, tout à la fois littéraires et picturales. Mais l’essence de la vie aristocratique, c’est la guerre. Dans le réel, comme dans le songe, en dernière instance, faiseuse de morts et de blessés, elle l’emporte sur tout.
Certes douce Merci, écoutant la supplique de Pitié, a fini par accepter de donner un noble baiser ; Coeur, grâce encore à l’intervention de Pitié, a pu, vers la fin du conte, la prendre dans ses bras pour tenter de la conduire au château de Plaisance.

Mais le sort des armes en décide autrement. C’est qu’en amour les adversaires sont puissants.
D’un côté il est vrai, il y a l’Amour. Mais de l’autre tout ce qui le contrarie.
Pour Merci, autrement dit pour toute femme aimée, l’amour est un Danger, qui justifie sans doute le Refus. D’autant que Jalousie, Crainte, Honte sont des sentiments puissants toujours prêts à exercer leur censure. Que dira-t-on de Malebouche, le chef des médisants, capable de rameuter dans le dernier combat, quarante malfaisants ?

Le combat final est trop inégal. Coeur, laissé pour mort au pied de l’arbre où il a résisté vaillamment, abandonnera la partie, et sachant Merci capturée à nouveau, déclarera qu’il ne lui reste plus qu’à retourner à l’hôpital d’Amour, pour y passer, dit-il, le reste de ses jours < en prière et oraisons >.

REPRENDRE LE FIL DE L’HISTOIRE.
À un certain moment de l’histoire, l’armée de Renom, au service de l’Amour, ayant libéré Coeur, emprisonné par Courroux, dans une tour du Château du tertre Dénué-de-Liesse, Coeur retrouve Désir, son loyal compagnon.
Honneur, pour l’aider à conquérir Merci, lui accorde alors la compagnie de Largesse, doté d’une bourse bien remplie, qui l’aidera dans toutes ses entreprises.
Ainsi, désormais, dans leur pérégrination commune, et dans le texte et dans les miniatures, les compagnons seront au nombre de trois : Coeur, Désir, Largesse.

Ce sont donc ces trois personnages que nous allons voir arriver au château de Plaisance, reçus et accompagnés par Bel Accueil.

L’IMAGE À NOUVEAU.
Après s’être émerveillé à la lecture des blasons et des devises, qui ornent en nombre le vaste portail du cimetière ; après avoir médité devant les tombeaux rassemblés des grands amoureux de l’histoire [Ovide ; Boccace ; Pétrarque ; Jean de Meung ; Alain Chartier ; et beaucoup autres] les trois compagnons, ayant passé une première porte du château, arrivent enfin à la voûte du portail.
C’est là que nous les retrouvons, s’interrogeant sur la présence et la signification d’une série d’objets pendus au plafond.
Tandis que le narrateur fait en prose la description sommaire des objets, Bel Accueil fournit en octosyllabe l’interprétation qui convient.

UNE CORBEILLE EN OSIER.
< Une corbeille faicte d’osiers >.
Une corbeille en osier, comme on en fabriquait dans l’ancien temps.
Celle dans laquelle Virgile s’était dit-on assis pour être hissé par une dame, dont il s’était entiché, jusqu’à sa chambre. Mais celle-ci, fort rusée, le laisse suspendu à mi-hauteur jusqu’au matin. Ce qui fait de lui la risée de toute la ville.
Amplifié, modifié, parfois même complété par une très magique < vengeance de Virgile > le thème de Virgile suspendu et berné est très répandu dès le XIII ème siècle. Notamment grâce à Eustache Deschamps ou au Rosier des Dames de Bertrand Desmoulins.

UNE PAIRE DE CISAILLES.
< Une forces de fer toutes enroulees >
Dans le tranchant des cisailles une grosse poignée de cheveux d’hommes.
Ces ciseaux sont ceux avec lesquelles Dalila, sournoisement, rase Samson, le privant de sa force pour mieux le livrer aux Philistins.
Dans la Bible, selon Les Juges 16 4-21, le héros biblique s’est épris de Dalida, mais celle-ci payée par les Philistins, après trois vaines tentatives, finit par faire avouer à Samson que c’est dans sa chevelure que lui vient sa force. Dans son sommeil elle rase les sept tresses de ses cheveux et le livre à ses ennemis. Ceux-ci lui crèvent les yeux et le condamnent, avant qu’il ne parvienne à se venger, à tourner la meule dans sa prison.

UN MORS.
< Ung fraing grant et d’antique faczon >
En fait tout le harnachement équipant un cheval : un mors, une bride de cuir, une selle, une paire d’éperons.
Ce sont les objets qui ont servi à une femme à dominer Aristote. Lui qui était si honorable fut chevauché comme une bête.
L’histoire est empruntée au Lai d’Aristote, rédigé vers 1230, par Henri de Valenciennes [c.1170-ap.1210] : Aristote, précepteur d’Alexandre, le critique pour son attachement à une courtisane [Phyllis, ou encore Campaspe]. Celle-ci se venge. Elle séduit le philosophe, déclarant qu’il obtiendra tout d’elle, à condition d’abord qu’elle le chevauche. Et elle s’arrange pour que la scène ridicule se passe à la vue de tous.

UNE STATUE EN BOIS NOIRCIE DE FUMÉE.
< Une ymaige de boys grande et enfumee >
Une statue de bois, noircie de fumée comme une idole.
Elle évoque les dévotions impies auxquelles, vers la fin de sa vie, se livrait Salomon, roi d’Israël, pour satisfaire ses épouses étrangères.
Ainsi qu’il est rapporté dans la Bible [Rois, XI, 1-10] < A l’époque de la vieillesse de Salomon, ses femmes inclinèrent son coeur vers d’autres dieux. […] Salomon alla après Astarté, divinité des Sidoniens, et après Milcom, l’abomination des Ammonites. […]. Et il fit ainsi pour toutes ses femmes étrangères, qui offraient des parfums et des sacrifices à leurs dieux >.

DEUX LAMES DE TISSERAND.
< Deux lames en quarre >.
Ces lames formant une sorte de métier à tisser la soie.
Omphale, reine de Lydie en Asie mineure, est devenue amoureuse du noble et vaillant Hercule, condamné provisoirement par les dieux à être son esclave. Mais ce dernier partage bientôt sa passion. Aussi par amour accepte-t-il de filer et tisser la laine, tandis que sa maîtresse se revêt de la peau du lion et tient la massue.

LA QUENOUILLE MANQUANTE.
Le programme iconographique du Livre du Coeur d’amour épris couvre méthodiquement toute l’ampleur du conte. Cependant certains détails du texte peuvent être omis. Ainsi, dans ce passage où Coeur s’interroge sur la signification de ces vestiges d’amours passés, est signalé de surcroît – mais n’apparaît pas dans la miniature – une < quenouille avec laquelle Sardanapale filait >.
Sardanapale, roi légendaire de Ninive en Assyrie, réputé pour sa luxure et auquel on prêtait des mœurs efféminées.

RETOUR AU POINT DE DÉPART.
Une fois fait ce long détour, nous pouvons maintenant lire clairement l’étrange image initiale.
Sont là, les trois compagnons, Coeur, à demi-tourné, et son double, Désir, un peu plus au fond, presque de face ; et enfin, le plus la droite, Largesse, l’émissaire d’Amour, tenant une bourse. Ils viennent de passer une première entrée, et se trouvent sous la voûte du portail du château de Plaisance.
Bel Accueil, le dos complètement tourné, tient Coeur par le poignet, et commence à lui expliquer ce que sont ces objets, à quels grands personnages ils ont pu appartenir, et quels sont les épisodes de leurs vies auxquels ils se rapportent : Virgile et le panier ; Samson et les ciseaux ; Aristote chevauché ; Salomon et le culte des idoles ; Hercule amoureux d’Omphale.
Quant à la fine couronne de myosotis qui orne le heaume posé à terre, elle fait partie de < l’armement > de Coeur, prévu par son page et écuyer Désir, tel qu’il est décrit tout au début de ce roman d’amour désabusé : < un heaume timbré tout de fleurs d’amoureuses pensées >.

SOURCE.
René d’Anjou. Le livre du Coeur d’amour épris
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b60005361

Manuscrit Paris 24 399 BNF. La miniature 47
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b60005361/f297.item

René d’Anjou. Le Livre du Coeur d’amour épris.
[Paris : Le Livre de Poche. In-12, 533 p., 2003].
Collection Lettres gothiques dirigée par Michel Zink.
Texte présenté, établi, traduit et annoté par Florence Bouchet.

JJB, août 2021