Diogène, ou les Flatteurs comme des Corbeaux

L’illustration est parfaitement lisible. Pour le moins, l’immense tonneau l’indique sans ambiguïté : le vieillard nu et barbu, avec un reste épars de cheveux blanchis, et qui, bien que tout ensanglanté, se maintient debout, se protégeant bras à demi-levés de l’attaque des oiseaux, c’est bien l’illustre philosophe. Comme le confirme la suscription, à droite, tout en bas, dans une orthographe vieillie : Dyogenes.

C’est donc une bonne idée d’avoir choisi la reproduction de ce tableau – faisant partie des collections du Musée Condé, à Chantilly – pour couverture d’un recueil de < Fragments et témoignages > se rapportant aux Cyniques grecs, recueil composé par le philosophe québécois Léonce Paquet [1932-2017], réédité en France, en 1992, dans le Livre de Poche [collection Classiques de la philosophie, n° 4614].
D’autant que le chapitre consacré à Diogène [texte proprement dit et notes] n’occupe pas moins de soixante pages, soit environ le tiers du livre.

DIOGÈNE GRÂCE À DIOGÈNE.
Les hasards des noms propres font que la source principale de notre connaissance de Diogène de Sinope [Διογένης ὁ Σινωπεύ], qui vécut en 413-323 av. J.-C., se trouve dans un des chapitres [Livre VI. Les Philosophes cyniques] de l’ouvrage du doxographe Diogène Laërce [Διογένης Λαέρτιος], rédigé en grec [Φιλοσόφων βίων καὶ δογμάτων συναγωγή], et traduit généralement en français sous le titre : Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, datant du troisième siècle après J.-C.
Près de six cents ans d’écart entre la vie du philosophe, né à Sinope dans un port de la mer Noire, qui vécut à Athènes et qui est mort à Corinthe, et son biographe, né lui aussi hors la Grèce continentale, dans une colonie d’Asie mineure, en Cilicie !

Quant à l’histoire du livre, on sait que le texte grec de Vies, doctines et sentences, est rapporté dans des manuscrits [Naples. Biblioteca Nazionale, III.B.29] du XII ème ; [Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana (Laurentianus pluteus), plut. 69.13 ] du XIII ème siècle ; du XIV ème siècle [Paris, gr. 1758, ff. 4r-203r ].
L’édition princeps, en grec, est celle de l’imprimeur-libraire Jérôme Froben [Bâle, 1533]. Une traduction latine voit le jour avec Ambrogio Traversari [Rome, c.1472]. Enfin une première traduction française paraît grâce à François de Fougerolles [Lyon, mars 1601].

SANS LE BRIC À BRAC HABITUEL.
On suivra ici, pas à pas le texte en français, avec ses références précises. Diogène Laërce, étant transcrit entre crochets D.L. avec le nombre indiqué dans l’édition de Léonce Paquet.

Si on revient à cette couverture, malgé tout un tant soit peu mystérieuse, on constate qu’un seul attribut est utlisé : le tonneau [pithos]. « Il avait écrit à quelqu’un de lui trouver une maisonnette : comme ce dernier tardait à le faire, Diogène établit sa demeure [à Athènes] dans un tonneau près du Métrôon [le temple de la Mére des Dieux, Ῥέα-Κυϐέλη], comme lui-même le raconte clairement dans ses lettres » [D.L., VI, 23].
En sachant d’ailleurs que le < tonneau > est un anachronisme. Et qu’il conviendrait mieux de traduire πίθος par jarre.

Mais pas de manteau [tribôn]. « Il fut le premier, d’après certains, à doubler son manteau, car il devait aussi y dormir enveloppé » [D.L., VI, 22].
Pas de besace [sakkos], avec un bout de corde pour courroie. « Il portait, en outre, une besace dans laquelle se trouvaient ses vivres » [D.L., VI, 22].
Pas de bâton [rhabdos]. « Diogène s’écria un jour : < Ohé ! des hommes ! > – des gens s’assemblèrent aussitôt, mais il les repoussa de son bâton en disant < J’ai demandé des hommes, pas des déchets > » [D.L., VI, 31].
Pas de chien [kynós]. « Quel sorte de chien es-tu ? > lui demandait-on. < Quand j’ai faim, dit-il, je suis un maltais ; repu, je suis un molosse – deux races dont la plupart des gens font l’éloge mais qu’ils n’osent suivre à la chasse de peur de l’effort » [D.L., VI, 55]. Pas de lanterne [phanós]. « En plein jour, lampe allumée en main, il se promenait ça et là en disant < Je cherche un homme > » [D.L., VI, 40].
Pas d’empereur Alexandre « [Diogène] prenait le soleil au Cranéion [gymnase situé aux portes de Corinthe]. Survint Alexandre qui lui dit, en se tenant debout devant lui < Demande-moi ce que tu veux > < Arrête de me faire de l’ombre > répliqua Diogène ».

LE SURPLUS DES CORBEAUX ET DES BLESSURES.
Ici, dans le décor paisible d’une campagne arborée toute proche de la cité, et de son large fleuve, une douzaine de corbeaux sont en train d’attaquer Diogène. Des blessures sanguignolantes sur le crâne, sur le torse et les bras donnent l’idée de la violence de l’assaut.
L’attitude de Diogène, totalement nu, si ce n’est un simple périzonium, ne montrant aucune crainte, semble être celle d’un homme voulant seulement, mains ouvertes, sans se plaindre, porter devant tous témoignage.

Dans l’iconographie concernant Diogène cette représentation est rare. Peut-être même est-elle unique.
Mais que faire pour que nous puissions entendre ce que, devant nos yeux, le tableau met en scène ?
Il nous faut quitter l’image et aller au texte. Non pas tant déchiffrer ce qui est écrit, mais plutôt écouter avec des oreilles attentives, le texte lu à haute voix, dans sa langue d’origine, le grec, tel que le parlait dans une colonie lointaine Diogène le cynique, au IV ème siècle av. J.-C., ou pour le moins, tel que le parlait aussi son historiographe Diogène Laërce, au troisième siècle ap. J.-C.

CORBEAUX ET JEUX DE MOTS.
On sait que les grecs, même dans leurs textes philosophiques, sont friands de jeux de mots. Ceux qui, pimentant le texte, lui donnant de la profondeur, ou pointant une situation dérisoire, relèvent soit d’une approximation sonore, soit mieux encore ceux qui relèvent de la simple, mais efficace, permutation de deux lettres. Les linguistes, reprenant le terme grec, parleraient entre eux de < paronomase >, pour cette figure de style consistant à rapprocher dans une même sentence des mots [des paronymes] comportant des sonorités semblables mais ayant des sens différents. On songe au contrepet ou encore au bon calembour.

Il nous faut donc rechercher, plus largement que dans Diogène seulement, mais mieux encore dans l’ensemble du corpus cynique, la présence de corbeaux, en gardant dans son oreille, le son du mot, en grec : « Corax ».
Corax, si proche de Colax. Juste une lettre à permuter. On y est : on a maintenant, avec < Colax > le mot qui désigne le flatteur. Le flatteur, que la morale cynique considère comme plus dangereux encore que le corbeau qui vient paraît-il becqueter la chair des cadavres.

ANTISTHÈNE EST LE PREMIER À RAPPROCHER FLATTEURS ET CORBEAUX.
C’est l’Athénien Antisthène [c.440-c.370 av J.-C.], disciple de Socrate, que l’on considère comme le fondateur de l’École cynique et du même coup comme le maître de Diogène, qui lance la formule : il vaudrait mieux tomber en proie aux corbeaux [coraxas] que sous la griffe des flatteurs [colaxas]. Ceux-là [les corbeaux] s’attaquent aux cadavres, ceux-ci [les flatteurs] dévorent les vivants.
« Κρεῖττον ἔλεγε, καθά φησιν Ἑκάτων ἐν ταῖς Χρείαις εἰς κόρακας ἢ εἰς κόλακας ἐμπεσεῖν οἱ μὲν γὰρ νεκρούς, οἱ δὲ ζῶντας ἐσθίουσιν ».

CRATÈS DÉNONCE AUSSI LES FLATTEURS.
Selon la tradition instaurée par Diogène Laërce, historien tardif de la philosophie antique, l’Athénien Cratès [365-285 av. J.-C.], qui s’affranchit de tous ses biens pour vivre dans la pauvreté selon l’exigence cynique, est un disciple de Diogène.
Ausi trouve-t’on également, dans les textes qui lui sont attribués, une valorisation de la franchise, faisant de la vérité la valeur suprême, valorisation allant de pair avec une dénonciation de la flatterie, forme sociale du mensonge, apparenté à la fausseté.
Ainsi cette formule : « Ceux qui n’ont pour amis que des flatteurs, sont aussi seuls dans le péril, que les brebis parmi les loups, parce qu’ils ne les accompagnent que pour les manger ».

UNE GUIRLANDE SANS FIN.
Une fois enclanchée, la dénonciation de la flatterie n’a de cesse. Il y a une kyrielle de noms d’auteurs pouvant se mettre bout à bout, chacun y allant de sa critique de cette espèce de fourberie. Reproche s’exprimant aussi chez les grands moralistes et les penseurs.
Plutarque, au premier siècle, dissertant longuement sur < la manière de discerner un flatteur d’avec un ami >. En sachant combien Plutarque aura d’influence dans le monde moderne des lettrés, grâce notamment à l’édition grecque des Oeuvres morales, par le moine byzantin Maxime Planude, et plus tardivement, dans la seconde moitié du XVI ème siècle, grâce aux fameuses traductions de Jacques Amyot, en langue vulgaire.
Dante, au début du XIV ème siècle, au chant XVIII de l’Enfer. Ce qui donne naissance à cette enluminure du manuscrit italien 2017 f 216, où l’on voit l’auteur vêtu de bleu, avec son bonnet rouge, accompagné de Virgile, et se pinçant le nez alors qu’il est sur un pont surplombant le fleuve de merde où, condamnés, se noient flatteurs et flagorneurs.
Machiavel, au XVI ème siècle, usant de sa dialectique au chapitre XXIII du Prince, pour expliquer < comment on doit fuir les flatteurs dont les cours sont toujours remplies >.
Ou encore, le dramaturge Ben Jonson, au début du XVII ème siècle, qui entoure le rusé Volpone de personnages perdant tout sens de l’honneur pour s’emparer de son héritage dès sa mort supposée prochaine : l’avocat Voltore [le vautour] ; le vieux gentihomme Corbaccio [la corneille], prêt à déshériter son propre fils ; le marchand Corvino [le corbeau], prêt à offrir son épouse.

UN ÉCHO LOINTAIN CHEZ ATHÉNÉE DE NAUCRATIS.
C’est sans doute avec Ben Jonson, son fieffé renard de Volpone et les noms attibués aux différents personnages, que s’exprime pour la dernière fois le rapprochement entre le flatteur et le corbeau.
C’est que l’usage du grec ancien se perdant, le jeu de mots a fini par être oublié : ni Plutarque, ni Dante, ni Machiavel n’y font allusion. On ne le retrouvera plus que chez les compilateurs de bons mots et d’apophtegmes, qu’aujourd’hui on ne lit plus guère.

C’est par ce biais que le jeu de mots reposant sur la ressemblance sonore de deux mots, à une lettre près [corax et colax] va pourtant continuer à s’entendre bien au delà du IV ème siècle avant J.-C., période où, venant pour l’essentiel des colonies grecques de l’Asie mineure, s’épanouit à Athènes la virulente doctrine cynique.
Et ce, grâce au rappel qu’en fait Athénée de Naucratis, dans le livre VI de son ouvrage le Banquet des sophistes [Deipnosophistes] extravagante compilation composée en grec à Rome, à la toute fin du II ème siècle ap. J.-C., et traduite tardivement en français en 1680. Livre VI, où tout un long passage est consacré à la dénonciation des parasites et des flatteurs.
« Diogène disait très bien à cet égard qu’il vaut mieux aller aux coraques qu’au colaques qui dévorent tout vifs les meilleurs citoyens ».
Avec en note du traducteur : « Je conserve ces mots grecs , dont l’un signifie corbeau, l’autre flatteur. L’auteur veut dire que les corbeaux édvorent les morts, tandis que les flatteurs dévorent les vivants ». Il vaut mieux s’exposer aux corbeaux plutôt qu’aux flatteurs.

SITOGRAPHIE.
https://turquie-culture.fr/pages/histoire/anecdotes-recits/diogene-le-cynique-a-sinop.html

LÉONCE PAQUET.
Léonce Paquet [1932-2017]. Prêtre catholique. Professeur de philosophie à l’Université St-Paul à Ottawa pendant vingt-et-un ans, puis au Scolasticat Yves Plumey à Yaoundé au Cameroun pendant cinq ans.

Publie en :
1975 : Les Cyniques grecs. Fragments et témoignages [Ottawa. Éditions de l’Université d’Ottawa. Collection Philosophica, n°35. In-8. 1975].

  1. Nouvelle édition revue, corrigée et augmentée. In-8, 365 p., 1988] Table des matières. Bibliographie. Index des auteurs anciens. Index analytique.
  2. Deuxième tirage de la deuxième édition. 
  3. L’édition canadienne de 1990 est reprise par Le Livre de Poche, collection Classiques de la philosophie, sous le titre analogue : Les Cyniques grecs. Fragments et témoignages. Avec un Avant-Propos de Marie Odile Goulet-Cazé. [Paris. In-8, 392 p., 1992]. 
    Couverture illustrée : Diogène attaqué par les oiseaux. École française, XV ème siècle.
    Le chapitre 2, pages 49-100, est consacré à Diogène [Vie et œuvres ; Autres témoignages].