Comment Zénon de Citium devint philosophe

C’est un lieu commun de l’histoire de la philosophie :  la lecture d’un auteur ancien, faite presque par hasard, provoque un éblouissement soudain, et oriente le néophyte vers un autre destin. Ici, Zénon de Citium, futur fondateur du stoïcisme, découvre un texte de Xénophon, évoquant la mémoire de Socrate, ce qui le décide à devenir philosophe à son tour.

ALEXIS PIERRON ET L’ANECDOTE CONCERNANT ZÉNON.

Alexis Pierron [1814-1878], ancien élève de l’École normale [1834], agrégé des lettres [1837], est agrégé divisionnaire au collège Saint-Louis à Paris, lorsqu’il  fait paraître en 1843 : Pensées de l’Empereur Marc Aurèle Antonin, traduction nouvelle par Alexis Pierron, avec une introduction et des notes par le traducteur [Paris : Charpentier, libraire-éditeur, 29, rue de Seine. In-16, LII-448 p., 1843]. L’ouvrage est couronné par l’Académie française.

L’activité de traducteur d’Alexis Pierron a commencé en 1840, en collaboration avec Charles Zévort [1816-1887], avec la première traduction intégrale de la Métaphysique d’Aristote.

Dans son Introduction aux Pensées de l’Empereur Marc Aurèle Antonin, A. Pierron rapporte l’anecdote de Zénon de Citium [vers 335-vers 262 av. J .-C.] découvrant les beautés d’un texte de Xénophon [vers 426-vers 355 av. J.-C.].

ZÉNON.

Zénon, né de parents marchands phéniciens [on dirait aujourd’hui libanais], vient de Citium, ou Cittium [aujourd’hui Larnaka] comptoir commercial situé sur la côte sud-est de l’île de Chypre, proche de la côte méridionale de l’actuelle Turquie. Àlors qu’il transporte de la pourpre de Phénicie vers le Pirée, à la suite d’un naufrage, il aurait échoué sur les côtes grecques, près d’Athènes. II est âgé d’environ vingt-trois ans, ou de trente ans, selon les sources. Il découvre, à la devanture d’un libraire, un texte de Xénophon, rapportant la mort exemplaire de Socrate [399 av. J.-C.], sans doute un passage des Mémorables.

Après une période d’apprentissage de la philosophie, auprès de Cratès, de Stilpon, de Xénocrate et de Diodore Cronos, Zénon fonde à Athènes sa propre école [vers 301 av. J.-C.] établie au centre du côté nord de l’Agora, au Portique [en grec ; stoa] Poecile [orné de peintures] : le stoïcisme.

LE TEXTE DALEXIS PIERRON EN-TÊTE DE L’INTRODUCTION DES PENSÉES DE MARC AURÈLE.

« Vers l’an 310 avant notre ère, un riche marchand cypriote, qui venait de trafiquer en Phénicie, fut jeté par la tempête sur les côtes de l’Attique. C’était un homme dans la fleur de l’âge, mince de corps, assez haut de taille, et dont le teint basané annonçait l’origine barbare. Il erra pendant quelque temps dans la ville d’Athènes, déplorant son malheur, que plus tard il devait bénir, impatient de retourner dans son île pour se remettre à son périlleux métier, et faire fructifier, par son industrie, les restes de son opulence d’autrefois. Un jour, il s’arrêta devant l’étalage d’un libraire, et jeta ses yeux sur le deuxième livre de l’ouvrage où Xénophon a recueilli quelques-uns des entretiens de Socrate. Il en lut quelques passages, et ne put retenir un transport d’enthousiasme :

 « Où sont, demanda-t-il, les hommes qui conversent ainsi?

—Les philosophes? en voilà un qui passe, répondit le libraire, en désignant du doigt Cratès, que le hasard avait amené près de là ; tu n’as qu’à le suivre. »

Et le naufragé cypriote, entraîné comme par un charme irrésistible, courut à cet homme qu’on lui montrait, se fit son disciple, et, durant quelques années, s’attacha sans cesse à tous ses pas.

C’est ainsi que la Grèce et la philosophie prirent possession d’un des plus nobles esprits et des mieux trempés qu’il y ait eu au monde, je veux dire le Phénicien Zénon, de la ville de Cittium, dans l’île de Chypre, le fondateur de l’école stoïcienne.».

 

LE TEXTE DE DIOGÈNE DE LAERCE.

En fait Alexis Pierron reprend à son compte l’anecdote rapportée par Diogène Laërce [parfois appelé Diogène de Laërte, du nom d’une ville de la Cilicie, région située au sud de l’actuelle Turquie] dans le livre VII de Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres.

Charles Zévort [1816-1887], ancien élève de l’École normale [1836], agrégé de philosophie [1840] en donnera une nouvelle traduction française en 1847, alors qu’il est professeur de philosophie à Metz : Diogène de Laërte. Vies et doctrines des philosophes de l’antiquité, suivies de la vie de Plotin, par Porphyre. Traduction nouvelle, par M. Ch. Zévort, ancien élève de l’École normale [Paris : Charpentier, libraire-éditeur, 17 rue de Lille, 2 volumes in-12, 1847]. Diogène Laërce avait été déjà traduit du grec en français en 1840 [Paris : Lefèvre].

 

« [1] Zénon, fils de Mnasée, ou de Demée, était de Cittie en Chypre. C’est une petite ville grecque où s’était établie une colonie de Phéniciens.

[…].

[2] Nous avons fait mention qu’il eut Cratès pour maître: on veut qu’ensuite il prit les leçons de Stilpon, et que pendant dix ans il fut auditeur de Xénocrate, au rapport de Timocrate, dans Dion. Polémon est encore un philosophe dont il fréquenta l’école. Hécaton, et Apollonius Tyrien, dans le premier livre sur Zénon, rapportent que ce philosophe ayant consulté l’oracle pour savoir quel était le meilleur genre de vie qu’il pût embrasser, il lui fut répondu que c’était celui qui le ferait converser avec les morts. Il comprit le sens de l’oracle, et s’appliqua à la lecture des anciens. Voici comment il entra en connaissance avec Cratès. Il avait négocié de la pourpre en Phénicie, qu’il perdit dans un naufrage près du Pirée. Pour lors, déjà âgé de trente ans, il vint à Athènes, où il s’assit auprès de la boutique d’un libraire, qui lisait le second livre des Commentaires de Xénophon.

[3] Touché de ce sujet, il demanda où se tenaient ces hommes-là. Le hasard voulut que Cratès vint à passer dans ce moment. Le libraire le montra à Zénon, et lui dit : Vous n’avez qu’à suivre celui-là. Depuis lors il devint disciple de Cratès ; mais quoiqu’il fût d’ailleurs propre à la philosophie, il avait trop de modestie pour s’accoutumer au mépris que les philosophes cyniques faisaient de la honte. Cratès, voulant l’en guérir, lui donna à porter un pot de lentilles à la place Céramique. Il remarqua qu’il se couvrait le visage de honte : il cassa d’un coup de son bâton le pot qu’il portait, de sorte que les lentilles se répandirent sur lui. Aussitôt Zénon prit la fuite, et Cratès lui cria : Pourquoi t’enfuis-tu, petit Phénicien? tu n’as reçu aucun mal. »