Le professeur Eugène Lerminier contre l’éclectisme de Victor Cousin.

En 1832, Eugène Lerminier [1803-1857], est professeur au collège de France dans la chaire Histoire générale et philosophique des législations comparées, créée à son intention, en mars 1831, par le ministre de l’Instruction publique de l’époque Camille Bachasson, comte de Montalivet.

Eugène Lerminier, qui, pour quelques années encore, jouit à cette époque d’une grande notoriété, fait paraître, dans la Revue des Deux-Mondes, du 15 janvier 1832 jusqu'au 1er décembre 1832, à raison d'une fois par mois, sur un ton ironique, des Lettres philosophiques adressées à un Berlinois. Onze lettres traitant de la Philosophie, de la Politique et de la Religion.
La livraison du 15 mars 1832 a pour titre : De l'Éclectisme. M. Cousin. La lettre supposée est en date du 5 mars 1832.
Ces lettres sont reprises dans un ouvrage : *Lettres philosophiques adressées à un Berlinois, par E. Lerminier, professeur de l’histoire des législations comparées au collège de France. [Paris : Paulin, libraire-éditeur, Place de la Bourse, in-8, 412 p., 1832].
L’ouvrage a du succès, il est réédité en 1835 [Paris : Chamerot et A. Gobelet, in-8, XXIV-503 p., 1835].
La troisième lettre [pages 65-99] traite de l'éclectisme.
On en trouvera ci-dessous le texte intégral.

De l'Éclectisme. M. Cousin

Paris, le 8 mars 1832.

Vous douteriez-vous, monsieur, que nous avons fait quelque scandale par la publicité des lettres que je vous adresse ? On a voulu d’abord savoir qui vous êtes, quel était ce Berlinois qui avait noué à Paris un commerce philosophique ; on a soupçonné que vous n’étiez autre que le célèbre professeur Gans avec lequel on me connaît conformité d’études, rapports de science et d’amitié. Mais cette conjecture s’est évanouie devant une déclaration de l’auteur de l’Histoire du droit de succession ; il a écrit à un de nos journaux que ce n’était pas à lui que s’adressaient mes épîtres. Je recevais en même temps de M. Gans une lettre pleine d’élévation et de chaleur où il m’expliquait qu’il n’avait pas cessé un instant de comprendre et de chérir la France, en dépit de ce qui avait pu s’y passer depuis juillet, et me priait de trouver naturel qu’il déclarât n’être pas le Berlinois qui recevait mes confidences philosophiques. Je viens de lui répondre pour le remercier et le féliciter de n’avoir jamais désespéré de l’avenir de la France. Pour vous, monsieur, on ne vous a pas encore découvert ; on ne sait pas dans quel camp vous chercher à Berlin : êtes-vous disciple de Hegel ? Appartenez-vous à l’école historique ? Êtes-vous obscur ou célèbre ? Voilà qui est un secret que je vous garderai bien : j’ai même répondu à plusieurs qui s’enquéraient de votre nom qu’il se pouvait que vous n’eussiez d’autre existence qu’une imagination ; vivez donc en sécurité complète ; vos réponses ne verront jamais le jour, et de notre correspondance je n’abandonnerai au public que la moitié dont il m’est permis de disposer.

Mais moi, monsieur, qui me nomme, il paraît que sans le savoir je me suis exposé à certains dangers ; j’avait cru que rien n’était plus paisible et plus inoffensive qu’une controverse philosophique ; je m’imaginais qu’il n’était défendu à personne, pas même à un professeur, de discuter les théories et les systèmes ; mais on m’a appris que la franchise de l’examen auquel j’ai soumis quelques opinions avait irrité certaines puissances asez hautaines ;  plusieurs de mes amis ont cru même reconnaître la trace de ce ressentiment dans des attaques fort misérables dirigées contre la liberté de mon enseignement.

J’attachais assez peu d’importance à ces bruits et à ces conjectures, quand je vis un matin entrer chez moi un homme grave qui m’honore de son amitié et qui a toujours suivi avec une chaleureuse sollicitude les travaux de ma jeunesse. Qu’avez-vous fait ? me dit-il, où vous êtes-vous engagé ? Pourquoi publiez-vous les lettres que vous adressez à un Berlinois ? Pourquoi voulez-vous altérer le calme de vos études par des controverses agitées ? Pourquoi descendre de l’inspection de l’histoire à la polémique ? Savez-vous les embarras que vous sémerez autour de vous, les ennemis que vous vous susciterez ? A vos raisons on répondra par des menées sourdes ; à vos objections par des intrigues ; à vos refutations quand elles seront pressantes par des calomnies ; si l’école philosophique que vous attaquez perd le sceptre de l’opinion, en revanche elle a les places et le crédit : craignez ses ressentimens ; ne compromettez pas votre situation ; suspendez votre polémique ; écrivez toujours à votre Berlinois, si tel est votre plaisir, mais ne publiez plus vos lettres.

J’avais écouté le digne homme avec intérêt et reconnaissance. Mon ami, lui dis-je après quelque silence, je vous remercie, mais votre amitié vous exagère les périls où vous me croyez engagé : d’abord je répugne à penser qu’on réponde à des joûtes littéraires par de basses pratiques ; j’estime trop ceux dont je puis critiquer les opinions pour les soupçonner d’indignes vengeances ; d’ailleurs il n’est plus au pouvoir d’aucune coterie, si ombrageuse, si colérique et si compacte que vous puissiez vous la représenter, d’accabler personne, pas même l’homme le plus obscur et le moins important : le public, c’est-à-dire la véritable majorité, prête son appui à la sincérité et au courage. Quant à votre conseil de me livrer sans partage aux laborieux plaisirs de la contemplation de l’histoire et du passé, croyez-vous, mon ami, que la science soit un meuble de bibliothèque et une curiosité stérile ? Vous l’imaginez-vous comme une collection de choses rares, mirifiques, mais inutiles ? Son culte doit-il vous dépouiller du souci du présent, de la conscience de votre propre siècle, et vous engourdir l’âme d’une indifference mortelle pour tout ce qui n’a pas encore trouvé sa place dans le musée de l’histoire ? Pour moi, j’aime sans doute à rester suspendu longues heures au spectacle du passé, mais je ne me bouche pas les oreilles pour ne pas entendre le bruissement de mon temps. Je me plais à retrouver les émotions et les pensées qui ont pu monter au coeur de ceux qui furent avant nous ; mais je ne refuse pas de m’associer aux affections et aux destinées de mes contemporains. Si la science me paraît mériter un dévouement sérieux et persévérant, c’est que je l’estime solidaire de nos plus réels intérêts, c’est que je la crois l’active ouvrière destinée à rassembler et à trier les matériaux d’un nouvel édifice ; elle s’y emploiera de toute façon ; elle ira remuer les premières couches de l’histoire et de l’espèce humaine ; elle regardera attentivement le temps couler, l’espace se peupler, se dégarnir et se repeupler de races et de nations avec la diversité de leur génie et de leur humeur ; elle cherchera les lois de la gravitation morale qui attire l’humanité ; puis, inhérente au présent, ardente à l’élargir, si elle voit le sol encore encombré de systèmes transitoires et de théories éphémères, elle n’hésitera pas à les combattre ; mais érudition, philosophie, polémique, c’est toujours la même cause qu’elle sert et qu’elle embrasse : or elle est sacrée cette cause, on peut la nommer à tous, amis ou ennemis : c’est le développement de l’intelligence et de la liberté.

Voilà à peu près, monsieur, quelle fut ma réponse ; voilà pourquoi je continue non-seulement à vous écrire, mais à publier mes lettres. J’avais d’abord songé à vous parler dès à présent, et même je vous l’avais annoncé, des premiers essais tentés depuis notre dernière révolution ; mais en y réfléchissant j’ai cru n’avoir pas encore assez approfondi la démonstration que j’avais entamée sur l’impuissance et l’invalidité de la philosophie qui a fleuri sous la restauration : c’est donc de l’éclectisme proprement dit que j’ai dessein de vous entretenir aujourd’hui.

Rien ne donne mieux l’explication d’un système et d’un mouvement philosophique que de préciser exactement son origine et son point de départ. Je comprends Descartes quand je le vois, après avoir passé des plaisirs à la réclusion de l’étude, de la Hollande à l’Allemagne, de la Bohême et de la Hongrie aux extrémités de la Pologne, de la Suisse à l’Italie, à Venise, à Rome, d’une vie guerrière à une solitude obstinée, arracher de son esprit, avec douleur, le doute, le doute affreux qui le déchirait, pour y ériger un dogmatisme créateur. Kant me devient sensible par sa résolution de tout tirer de lui-même, et ce philosophe, aussi sédentaire que son devancier avait été nomade, est clair et perceptible quand on reconnaît en lui le redresseur de l’esprit humain contre l’autorité traditionnelle, tant de la scholastique que de la théologie. Or donc, à tout homme qui a présenté un système philosophique à son époque, pour apprécier ce qu’il a fait, il faut demander d’abord ce que, dès le principe, il a voulu faire. Pourquoi vous êtes-vous levé, et que vouliez-vous dire ?

Quand M. Cousin monta dans la chaire de M. Royer-Collard, il y parut sans autre dessein que de developer l’histoire des systèmes philosophiques. Esprit littéraire, il se tourna vers la littérature de la philosophie ; imagination mobile, il quittait facilement une belle théorie pour une autre qu’il trouvait plus belle encore : parole ardente, il faisait couler dans les âmes l’intelligence et l’enthousiasme de la science. Tel a été M. Cousin : c’est son caractère de n’avoir jamais pu trouver et sentir la réalité philosophique lui-même ; il la lui faut traduite, découverte, systématisée ; alors il la comprend, l’emprunte et l’expose.

Je sens, monsieur, que nous arrivons ensemble à une conclusion inévitable ; nous sommes obligés d’induire que M. Cousin n’est pas, à proprement parler, un philosophe ; je sais d’ailleurs que c’est depuis longtemps votre pensée ; vous m’avez même dit qu’en Allemagne on se prend à sourire si quelque Français, fraîchement arrivé, parle de notre compatriote comme d’un véritable métaphysicien. Mais, monsieur, nous ne saurions cependant éconduire, par une première fin de non-recevoir, quelque fondée qu’elle puisse vous paraître, un homme aussi distingué que le traducteur de Platon, d’autant plus que lui-même croit pouvoir prétendre à la qualité que vous lui refusez dans votre pays, et qu’il est juste d’examiner les titres d’un écrivain qui, je le crois, s’est toujours abstenu des petites ruses du charlatanisme.

Mais d’abord il faut mettre à part et en relief les services incontestables que M. Cousin a rendus à l’histoire de la philosophie, et dont le mérite spécial lui est acquis, alors même que nous verrions le lien systématique dont il a voulu les coordonner se briser entre ses mains. Ainsi ses travaux réels survivront tant à son éclectisme imité qu’à son idéalisme emprunté. Il aura toujours le mérite d’avoir, en 1820, commencé à publier des manuscrits inédits de Proclus ; d’avoir, en 1824, donné une édition de Descartes, en annonçant sur ce philosophe un travail considérable que le public et le libraire attendent encore ; enfin il sera toujours recommandable comme traducteur de Platon. On peut déjà louer sans réserve son élégance fidèle, sa patience souvent heureuse à renouveler les anciennes traductions, son intelligence philosophique à profiter des travaux contemporains d’Ast et de Schleiermacher ; plus tard seulement il sera possible d’apprécier avec plus de profondeur l’oeuvre de M. Cousin ; quand il l’aura terminée, quand il aura traduit les dialogues les plus profonds et les plus obscurs, quand il aura écrit sur Platon un travail de la même nature que celui qu’il a promis sur Descartes, la critique pourra lui assigner sa place comme philologue et comme historien de la philosophie. Sur ce premier point les hellénistes sont seuls  compétens ; je dis les véritables hellénistes, car on ne mérite pas ce nom pour entendre un peu de grec, et il faut le réserver aux Hase, aux  Boissonnade et aux Letronne. Pour ce qui est de la manière de concevoir et de se représenter Platon, de discerner tout ce qu’il a de cette Egypte que Champollion nous laisse à demi dévoilée, il faut attendre que M. Cousin ait publié son Essai sur Platon. Il a souvent varié dans ses points de vue ; il est facile de remarquer des changemens et des progrès depuis l’argument du Phédon jusqu’à celui du second Alcibiade. Le traducteur a été d’abord plus rapproché de l’idéalisme et du mysticisme ; enfin, récemment, il vient d’entamer la partie politique de Platon, en proie aux préoccupations exclusives de l’éclectisme ; ce qui, à mon sens, l’a fait errer dans l’intelligence de la conception platonicienne, et lui a fait prendre dans les Lois une dégénérescence pour une réalisation fidèle ; mais chemin faisant M. Cousin pourra redresser ce que ses études ultérieures lui montreront d’inexactitudes dans ses affirmations précédentes ; et quand il aura tout traduit, il sera maître enfin de ses matériaux, de ses pensées ; il pourra nous ériger la statue de Platon. Je dois aussi vous signaler, monsieur, parmi les titres historiques de M. Cousin, deux articles sur Xénophane et Zénon d’Elée. Je vous citerai encore les douze premières leçons de son cours de 1829, où il a résumé l’histoire de la philosophie depuis l’Inde jusqu’à l’entrée du dix-huitième siècle. Quand même les indianistes trouveraient le point de départ légèrement posé, il n’en resterait pas moins une revue précieuse des hommes et des systèmes.

 

Maintenant, avant d’arriver aux idées mêmes que M. Cousin a présentées au public comme un système à lui propre, remettez-vous en esprit, monsieur, la mobilité de son imagination. Le jeune professeur commença sa carrière par commenter avec verve l’école écossaise, dont M. Royer-Collard lui avait légué l’exploitation, Reid, Smith, Hutcheson, Fergusson, Dugald Stewart ; ensuite il passa à l’Allemagne, saisit rapidement les principaux traits de la philosophie morale de Kant, et se fit kantiste : ce furent alors d’éloquens développemens sur le stoïcisme, le devoir et la liberté. Pendant l’année 1819 à 1820, l’enseignement de M. Cousin rallia la jeunesse, et semblait vouloir la préparer aux luttes de l’opposition politique : aussi la contre-révolution en arrivant au pouvoir ferma sa chaire et relégua le professeur dans la solitude de son cabinet. Alors il se tourna vers l’érudition, et se prit d’enthousiasme pour l’école d’Alexandrie, qu’il personnifia tout entière dans un homme, dans Proclus. Cette secte philosophique, qui avait entrepris de lutter contre le christianisme et de le faire reculer, sembla à M. Cousin un glorieux symbole de philosophie et de liberté ; il en parlait en ces termes : “Haec fuit scilicet “ultima illa graecae philosophiae secta, quae iisdem fere quibus christiana religo temporibus nata, “tamdiu magna cum laude stetit, quamdiu aliqua super in orbe fuit ingeniorum libertas, quartum vero “jam circa saeculum, non mutata ratione, sed mutato domicilio, exsul ab Alexandria Athenas confugit “…” Cette école lui paraissait la plus riche et la plus importante de toutes celles de l’antiquité : “Totius “vero antiquitatis philosophicas doctrinas atque ingenia in se exprimit ;” et il croyait son étude utile non-seulement à l’érudition, mais aux progrès mêmes de la philosophie moderne. Plus tard, je trouve que M. Cousin n’a plus mis si haut la sagesse alexandrine ; voici comment il la caractérisait en 1829 : “Sans doute le projet avoué de l’école d’Alexandrie est l’éclectisme. Les Alexandrins ont voulu unir “toutes choses, toutes les parties de la philosophie grecque entre elles : la philosophie et la religion, la “Grèce et l’Asie. On les a accusés d’avoir abouti au syncrétisme, en d’autres termes, d’avoir laissé “dégénérer une noble tentative de conciliation en une confusion déplorable. On aurait pu leur faire “avec plus de raison le reproche contraire. Loin que l’école d’Alexandrie tombe dans le vague et le “désordre qu’engendre souvent une impartialité impuissante, elle a le caractère décidé et brillant de “”toute école exclusive, et il y a si peu de syncrétisme en elle qu’il n’y a pas beaucoup d’éclectisme, “car ce qui la caractérise est la domination d’un point de vue “particulier des choses et de la pensée.” Ainsi cette école que M. Cousin avait choisie d’abord comme le modèle de l’éclectisme, à ses yeux n’est presque plus éclectique ; il l’accuse d’un mysticisme exclusif, malmène assez rudement son ontologie, sa théodicée ; Proclus lui-même, bien qu’il reste toujours un esprit du premier ordre, n’est plus ce soutien de la philosophie et de la liberté dont les efforts sont généreux et légitimes ; le professeur de 1829 nous le montre finissant par des hymnes mystiques empreints d’une “profonde mélancolie, où l’on voit qu’il “désespère de la terre, l’abandonne aux barbares et à la religion nouvelle, “et se réfugie un moment en esprit dans la vénérable antiquité, avant de se perdre à jamais dans le “sein de l’unité éternelle, suprême objet de ses efforts et de ses pensées.” Et d’où vient ce changement dans l’esprit de l’éditeur de Proclus ? C’est que de 1820 à 1829 bien des impressions différentes l’ont traversé. Après avoir adhéré exclusivement au rationalisme de Kant, après avoir effleuré l’idéalisme de Fichte, M. Cousin ne fut pas longtemps sans soupçonner et sans reconnaître que ces deux philosophies avait fait place à deux systèmes nouveaux, dont les auteurs étaient MM. Schelling et Hegel ; de loin, soit par des correspondances, soit par des visites de voyageurs, il lui en arrivait quelque chose. En 1824, il entreprit un voyage en Allemagne, pendant lequel il fut enlevé à Dresde par la police prussienne et conduit à Berlin : on l’avait soupçonné d’être carbonaro et révolutionnaire. Dans la capitale de la Prusse, vous le savez, monsieur, vos compatriotes environnèrent M. Cousin des témoignages du plus noble intérêt ; on s’entremit pour sa délivrance ; tant qu’il fut captif, on le visita dans sa prison tous les jours. Par un heureux hasard, notre voyageur put utiliser sa captivité, car il entra dans un commerce journalier avec l’école de M. Hegel ; M. Gans et M. Michelet de Berlin lui développaient, dans de longues conversations, le système de leur maître ; ils effaçaient de son esprit le kantisme et quelques erremens de Fichte, pour y substituer les principes et les conséquences d’un réalisme éclectique, optimiste, qui se targuait de tout expliquer, de tout comprendre et de tout accepter. M. Cousin sut tourner à cette philosophie avec sa promptitude ordinaire ; il saisit sur-le-champ combien le changement était capital : il ne sera plus un philosophe opposant, révolutionnaire, inquiétant pour les puissances, mais un sage dominant tous les partis, tous les systèmes, et, par son inépuisable impartialité, donnant des garanties au pouvoir le plus ombrageux. Aussi, monsieur, ses amis de Paris, qui ne pouvaient pas savoir les causes métaphysiques qui avaient influencé l’hôte de Berlin, eurent à s’étonner de quelques changemens, et un journal royaliste, le Drapeau blanc, écrivit que M. Cousin avait bien prouvé qu’il ne professait en rien les doctrines des révolutionnaires. Je crois, monsieur, que, depuis cette époque, M. Cousin l’a prouvé bien plus encore. Cependant le séjour de notre professeur dans votre capitale devait porter ses fruits : en 1826, il publia une collection d’articles insérés dans le Journal des Savans et dans les Archives philosophiques, dont tous ne méritaient peut-être pas les honneurs d’une résurrection, et qui au surplus étaient inférieurs à la préface même qui les précédait. Dans la préface des Fragmens philosophiques, M. Cousin présenta son système, qu’il affirma avoir façonné dès 1818. J’aurais conjecturé, je l’avoue, que le voyage de 1824 y avait  contribué en quelque chose, et que le rapport identique de l’homme, de la nature et de Dieu, qui commence à y poindre, était une importation. La préface des Fragmens fut peu goûtée quand elle parut. Cette condensation d’une métaphysique imparfaite qui se cherchait elle-même et n’était pas maîtresse de sa langue, étonna sans instruire ; enfin, en 1828, M. Cousin, rendu à sa chaire, put s’y déployer à l’aise, et il eut le plaisir d’y exciter la surprise et l’admiration. Dans une introduction éloquente de treize leçons, il développa avec son imagination d’artiste et son talent d’orateur quelques principes du système de Hegel qui semblaient sortir de sa tête et lui appartenir. Du haut d’un dogmatisme dont seul alors il avait le secret, il inspecta l’histoire, les philosophes, les grands hommes, la guerre et ses lois, la Providence et ses décrets. Il professa la légitimité d’un optimisme universel, et prononça, au nom de la philosophie, l’absolution de l’histoire. Je sais, monsieur, qu’à Berlin vous ne partagiez pas l’enthousiasme avec lequel nous avons accueilli ces leçons ; vous ne pouviez concevoir comment on importait ainsi une doctrine sans en nommer l’auteur. M. Hegel plaisanta de ce procédé avec une indulgence un peu satirique, et vous-même, monsieur, vous avez prononcé à ce sujet un mot fort dur, que j’ai peine à écrire, le mot de plagiat. Je ne pense pas, monsieur, que sciemment M. Cousin ait voulu se parer de ce qui ne lui appartenait pas ; mais, emporté par son imagination, il a cru avoir conçu lui même ce qu’on lui avait appris. Dans ses improvisations il oubliait ses emprunts, et c’est de la meilleure foi du monde qu’en amalgamant Kant et Hegel, il se persuada avoir créé quelque chose ; cependant le vol métaphysique de M. Cousin, je veux dire son ascension, ne fut qu’un phénomène passager : il redescendit vite sur la terre ; et, soit qu’il eût épuisé en peu de temps son dogmatisme, soit qu’il craignît de n’être plus suivi dans ses excursions exotiques, il revint à l’histoire, déclara que la philosophie n’était plus à faire, mais était faite ; qu’il ne s’agissait que de la rassembler ; qu’elle se partageait en quatre systèmes principaux, le sensualisme, l’idéalisme, le scepticisme et le mysticisme, et qu’en dégageant ce qu’il y avait de vrai dans chacune de ces formes exclusives de la réalité, on retrouvait la réalité pure et complète. Voilà cette fois un éclectisme bien constitué. Ainsi vous voyez, monsieur, que M. Cousin a été tour à tour écossaise, kantiste, alexandrin, hegélien, eclectique : il nous reste à chercher s’il a jamais été et s’il est philosophe.

Nous sommes ainsi ramenés au point dont nous étions partis. Quelle sera l’idée dont M. Cousin aura élargi la face, et sur laquelle il aura jeté la lumière ? La liberté ? Examinons. La théorie du traducteur de Platon sur la liberté consiste tout entière dans le principe suivant : le moi est uniquement dans la liberté, il est la liberté même ; l’intelligence et la sensibilité se rapportent bien au moi, mais elles ne le constituent pas ; la liberté seule constitue le moi. Cette opinion m’avait d’abord paru plausible ; mais, en y réfléchissant davantage, je l’ai trouvée légère, inexacte, et tranchant lestement un des plus sérieux mystères de la psychologie. La personnalité humaine est partout ; elle est aussi bien dans la sensation et dans la pensée que dans la volonté ; le problème scientifique est précisément de la suivre sous ces trois faces ; Spinosa n’a-t-il pas cru reconnaître au contraire l’identité de l’intelligence et de la volonté ? Les physiologistes n’ont-ils pas démontré l’union étroite des excitations sensibles et des déterminations volontaires ? Au surplus, cette affirmation a priori de M. Cousin n’est qu’une rédaction hâtive et brusquée des principes qu’il empruntait au stoïcisme et à Fichte.

La théorie de la raison sera, pour l’éditeur de Proclus, un écueil où il se brisera. Remarquez sa position : il est parti de la conscience individuelle, tant par conviction que par son apprentissage à l’école de Kant et de Fichte, et il lui faut maintenant arriver à la raison impersonnelle, à l’absolu. Quand vos compatriotes Schelling et Hegel établirent leur idéalisme, ils avaient fait table rase : ils avaient nié Kant et Fichte, désireux qu’ils étaient de les détruire et de les supplanter. Kant avait déclaré qu’il était impossible à l’homme d’arriver à la connaissance de l’absolu ; Fichte l’avait identifié dans la plus haute expression de l’homme même ; Schelling, rompant avant Kant et Fichte, fit de l’absolu une intuition mystique ; Hegel, de son côté, en fit une hypothèse logique. Or, voici M. Cousin qui tombe dans l’étrange illusion de vouloir accoupler des termes incompatibles : il croira pouvoir se servir de Kant comme d’un point de départ, de Fichte comme de la précision même du moi ; A Schelling, il empruntera la spontanéité, à Hegel la réflexion, et il annoncera avoir donné une solution satisfaisante et nouvelle par la distinction de la raison spontanée et de la raison réfléchie. Vous m’avez dit souvent, monsieur, combien cette métaphysique vous avait paru, à Berlin, téméraire et frivole ; ici, à Paris, elle a eu peu d’inconvéniens, car personne ne l’a comprise ; on a laissé M. Cousin, sans le troubler, jouer avec les formules, avec le fini et  l’infini, le un et le multiple ; il a professé sans objections la réduction, fort importante selon lui, des catégories de Kant et d’Aristote aux lois de causalité et de substance : réduction stérile, affaire de mots. L’éloquence du professeur lui obtenait du public grâce pour son ontologie.

 

La sensibilité n’a été qu’effleurée par M. Cousin ; étranger à la physiologie, il manquait de faits positifs, et s’est borné à rédiger quelques conjectures de M. Maine de Biran.

 

On m’a demandé quelquefois si M. Cousin était panthéiste, j’ai répondu que je l’ignorais, et je crois qu’il n’en sait rien lui-même. Quel est en effet le sens exact de cette phrase : “Le dieu de la “conscience n’est pas un dieu abstrait, un roi solitaire relégué, par-delà la création, sur le trône désert “d’une éternité silencieuse, et d’une e