Ernest Renan, Paul Janet et Victor Cousin

En 1885, dix-huit ans après la mort de V. Cousin [1792-1867], Paul Janet, qui depuis quelques années est le titulaire de la chaire d’Histoire de la philosophie  à la Faculté des lettres de Paris, fait paraître : Victor Cousin et son oeuvre [Paris : Calmann Lévy. In-8, VIII-487 p., 1885]. Ernest Renan [1823-1892], alors membre de l’Académie des Inscriptions et belles-lettres, en assure un compte-rendu très favorable.LA CARRIÈRE DE PAUL JANET [1823-1899].
Né la même année qu’Ernest Renan, ancien élève de l'École normale [1841], Paul Janet est reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1844, et devient docteur ès-lettres en août 1848, avec un Essai sur la dialectique de Platon, la thèse latine portant sur le philosophe anglais Ralph Cudworth [1617-1688].

Est successivement professeur de philosophie à Bourges, à Strasbourg, puis à Paris au lycée Louis le Grand.
En 1862 Paul Janet est le suppléant d’Adolphe Garnier [1801-1864], dans la chaire de Philosophie [1862-1864], puis titulaire de la chaire d’Histoire de la philosophie [18 juin 1864-11 novembre 1887]. Il deviendra titulaire de la chaire de Philosophie [11 novembre 1887] à la Faculté des lettres de Paris, où il succèdera à Elme Caro [1826-1887], décédé le 13 juillet 1887.

Paul Janet est élu, le 13 février 1864, à l'Académie des sciences morales et politiques, dans la section de morale [fauteuil 6], en remplacement du médecin hygiéniste Louis Villermé [1782-1863], décédé le 16 novembre 1863.
Par décision de l'Académie des sciences morales et politiques du 26 mai 1866, Paul Janet passera de la section de morale à la section de philosophie [fauteuil 7 nouvellement créé].

PAUL JANET ET V. COUSIN.
Paul Janet est le secrétaire de V. Cousin, en 1845-1846, lorsque ce dernier lui dicte le texte de la réédition du Cours de l’histoire de la philosophie moderne, histoire des derniers systèmes de la philosophie moderne sur les idées du Vrai, du beau et du bien. [1846].
Témoignant de cette période, Paul Janet écrit : « Je l’écrivis sous sa dictée, je le rédigeai d’après ses conversations. Ces conversations étaient d’admirables leçons où il s’abandonnait à toute sa verve, à toute son imagination […] Je vois encore cet oeil étincelant, j’entends cette voix vibrante, ces accents passionnés ; qu’était-il besoin d’une chaire ou d’un public ? La nature servait de théatre, et un seul auditeur suffisait pour enflammer l’enthousiasme de l’orateur. »

En janvier 1866, V. Cousin étant encore vivant [il mourra l’année suivante, le 14 janvier 1867, à Cannes], Paul Janet publie dans la Revue des Deux Mondes [15 janvier 1866] un article sur l’Histoire de la philosophie et l’éclectisme.
V. Cousin l’en remercie par un billet : « Je viens de lire la Revue et je vois que vous avez voulu me donner des étrennes. Mais sont-ce des étrennes, ou est-ce une oraison funèbre que vous m’envoyez par avancement d’hoirie ? ».

Puis, au lendemain de sa mort, l’article nécrologique qui paraît dans le numéro du 1er février 1867 de la Revue des Deux-Mondes.
« M. Cousin devait donc disparaître à son tour, lui qu’on eût pu croire vraiment immortel, tant il y avait en lui de sève et de virilité ! Sa jeunesse  inépuisable étonnait et charmait ceux qui l’approchaient ; un foyer toujours allumé animait cette organisation puissante. Au physique comme au moral, c’était une nature de feu […] »

En 1885, paraît l’ouvrage « Victor Cousin et son oeuvre », dont Ernest Renan assure le compte-rendu.
Le titre complet est : Paul Janet, de l’Institut. Victor Cousin et son oeuvre. [Paris. Calmann Lévy éditeur. Ancienne maison Michel Lévy frères. 3 rue Auber. In-8, 487 p. 1885]. Contient en appendice l’étude insérée dans la Revue des Deux-Mondes le 1er février 1867.

Enfin, Paul Janet assure, en 1886, une réédition du Vrai, du beau et du bien : Victor Cousin, Du Bien, édition classique, avec une étude sur Victor Cousin et des notes de Paul Janet. [Paris, Perrin. In-16, 240 p., 1886] L’ouvrage de V. Cousin était paru initialement en 1853

COMPTE-RENDU DU LIVRE DE PAUL JANET, PAR ERNEST RENAN.
« Mon savant confrère M. Janet vient de publier sous ce titre : Victor Cousin et son oeuvre, un volume plein de faits et de judicieuses remarques. M. Janet a trouvé que le moment était venu d’exposer avec impartialité l’oeuvre de restauration philosophique tentée par M. Cousin au commencement de ce siècle. Il a rempli sa tâche en ami ; mais l’amitié ne l’a point aveuglé. Le dénigrement, après tout, fait commettre autant d’erreurs que la bienveillance. Un excellent principe en histoire littéraire, c’est de se défier de tous les témoignages, mais en définitive de croire plutôt les amis que les ennemis.
L’oubli qui, en moins de vingt ans, a frappé l’oeuvre de M. Cousin, est quelque chose de singulier. Cet oubli est injuste ; à beaucoup d’égards, cependant, on se l’explique. Il n’est pas bon pour la philosophie de remporter de trop complètes victoires. La Révolution de 1830 fut plus funeste à M. Cousin que ne l’avait été l’esprit étroit de la Restauration. Libre, ou pour mieux dire obligé de traduire en pratique ce qui n’avait été jusque-là pour lui que théorie, il dut entrer dans l’ordre des concessions et des compromis ; il devint un administrateur de la philosophie plutôt qu’un philosophe. Le désir très sincère de fonder une philosophie enseignable dans les écoles et de remplacer les pitoyables manuels qui avaient régné jusque-là, abaissa son génie. Il tomba dans la chimère d’une philosophie d’Etat, dans le rêve d’un catéchisme laïque, rêve impliquant une double prétention erronée, la première c’est que les libres penseurs s’en contenteraient, la seconde c’est que les catholiques en seraient enchantés. Or ni les libres penseurs ni les catholiques ne se prêtèrent au malentendu. M. Cousin en fut pour ses frais de complaisance. Son merveilleux talent ne l’abandonna point ; mais, à le voir pendant près de quarante ans observer un silence prudent sur les problèmes qui constituent l’essence même de la philosophie, on se déshabitua de l’envisager  comme un philosophe ; l’écrivain exquis nuisit au penseur ; il sembla se contenter si facilement des solutions officielles qu’on se prit à douter que la soif du vrai eût jamais été chez lui un besoin bien impérieux.
Et cependant telles étaient la complexité et les ressources cachées de sa riche nature que, très réellement, avant le dogmatiste orthodoxe, il y avait eu chez lui un penseur. M. Janet excelle à le montrer ; c’est ici le côté neuf et finement observé de son livre. Il y a eu deux phases dans la vie philosophique de M. Cousin. Le but suprême de l’existence ne fut pas toujours pour lui de libeller en style correct des programmes appropriés à l’usage des lycées. Il y eu, à l’origine de tout cela, un esprit singulièrement ouvert aux bruits du dehors, un éloquent et profond interprète de toute ce qui s’agitait dans la conscience européenne, un jeune enthousiaste, ivre à son jour d’idéal et de haute spéculation. Ses défauts alors sont ceux de son temps, – temps préoccupé à l’excès d’éloquence, de poésie, de succès mondains ; – ce sont surtout les défauts de ses maîtres, les Allemands. L’importance qu’il attribue à l’idéalisme subjectif est exagérée ; l’attention qu’il donne à la connaissance scientifique de l’univers est insuffisante. Mais, à travers une foule de défauts, quel haut sentiment de l’infini ! quelle vue juste du spontané et de l’inconscient ! quel accent religieux, inouï depuis Malebranche, quand il parle de la raison ! Que l’on comprend bien les traces que gardèrent de ce premier enseignement des hommes tells que Jouffroy ! Je connus le cours de 1818, dans sa première rédaction, celle de M. Adolphe Garnier, qui est la vraie, sous les ombrages d’Issy vers 1842. L’impression fut sur moi on ne peut plus profonde ; je savais par coeur ces phrases ailées ; j’en rêvais. J’ai la conscience que plusieurs des cadres de mon esprit viennent de là, et voilà pourquoi, sans avoir jamais été de l’école de M. Cousin j’ai toujours eu pour lui le sentiment le plus respectueux et le plus déférent. Il a été non un des pères, mais un des excitateurs de ma pensée.
M. Janet a donc eu raison de protester contre un genre d’ingratitude auquel sont sujettes des générations qui jouissent, en entrant dans la vie, de la pleine liberté. Elles oublient ce qu’il a fallu de courage pour soulever un monde d’ignorance et de préjugés ; elles traitent de faiblesse ce qui ne fut que prudence ; elles reprochent presque à Galilée et à Descartes de n’avoir pas cassé les vitres de l’Inquisition et de la Sorbonne. La jeunesse de notre temps ne peut presque plus comprendre, en particulier, ce que furent les années de réaction qui suivirent 1848, années où les ennemis de l’esprit humain régnèrent en maîtres. J’ai connu M. Cousin vers ce temps-là. Certes l’effet qu’il produisit alors sur moi était bien moindre que celui que j’éprouvai à Issy en recueillant l’écho lointain de sa première parole. J’étais plus fait, moins susceptible d’être séduit, et lui, il avait perdu la plus grande partie de ses séductions. Mais quel charme encore ! quelle gaieté ! quel amour du travail ! quel respect de la langue et quelle conscience dans les recherches ! Je l’ai aimé deux fois en quelque sorte, et celui que j’allais saluer en Sorbonne n’était pas tout à fait le même que celui qui m’avait troublé et enchanté à Issy. Mais toujours il me parut bon, aimable, vivant exclusivement de la vie de l’esprit, sincèrement libéral. Deux classes de personnes seulement pouvaient se montrer pour lui sévères : d’abord les disciples qu’il avait enrégimentés et qui s’imaginaient, en étant ingrates, reconquérir leur indépendance ; puis des esprits un peu lourds qui le prenaient tout à fait au sérieux, et n’admettaient pas le grain d’ironie comme un de ses éléments essentiels.
En somme, Victor Cousin a été une des personnalités les plus attachantes du XIX° siècle. Je ne sais s’il tiendra une grande place dans une histoire critique de la philosophie conçue sur le plan de Brucker ou de Tennemann ; mais, certainement, il remplira un curieux chapitre de l’esprit français à un de ses moments les plus brillants. C’est un trait bien honorable pour le maître à demi oublié que le premier essai de réaction en sa faveur soit venu d’un esprit aussi sincère, aussi ami de la vérité que l’est M. Janet. Heureux celui qui vit encore assez, vingt ans après sa mort, pour trouver un apologiste aussi habile et aussi convaincu ! »

Cet article d’Ernest Renan est repris dans une des éditions des Feuilles détachées, faisant suite aux souvenirs d’enfance et de jeunesse. [Paris : Calmann-Lévy. In-8]. C’est un recueil de vingt-huit textes variés, de conférences, de discours et de compte-rendus d’ouvrage. Le texte sur V. Cousin porte le numéro 21. C’est encore l’occasion pour Ernest Renan de témoigner de son admiration.