Stendhal, Beyle, sa stèle et son tombeau

A plusieurs reprises, et avec quelques variantes, Stendhal griffonne le texte de l’épitaphe, qu’il imagine convenir à son tombeau. Déjà en 1821 [il n’a que trente-huit ans], il met en page ces mots rédigés en italien : « Errico Beyle Milanese, Visse, Scrisse, Amo. Quest’anima adorava Cimaroza, Mozart, è Shakespeare. Mori de anni il… 18.. ».

Et de préciser : « N’ajouter aucun signe sale, aucun ornement plat, faire graver cette inscription en caractères majuscules ».
À peu de choses près c’est l’inscription gravée sur la pierre tombale du cimetière de Montmartre. Seuls, pour faire court, ont disparu les noms des auteurs préférés.

LA TOMBE D’HENRI BEYLE AU CIMETIÈRE DE MONTMARTRE.
Consul de France, Henri Beyle [23 janvier 1783, Grenoble-23 mars 1842, Paris], autrement dit Stendhal, de son nom de plume le plus connu, est inhumé à Paris, au cimetière de Montmartre, dans le XVIIIème arrondissement, le jeudi 24 mars 1842, vers midi.
Sa tombe, déplacée par rapport à son emplacement d’origine, est aujourd’hui dans la trentième division, concession 21, au premier rang en bordure de l’avenue de la Croix.

Une tombe, parmi des centaines d’autres, devant laquelle on peut passer sans la distinguer particulièrement. Pas de tombeau surplombant, pas de monument imposant, pas de caveau érigé en forme de chapelle. Pas d’anges larmoyants, pas de croix.
Le vœu a été respecté : pas d’ornement plat, pas de signe sale.
Une pierre tombale à deux pans et, debout, une simple stèle ornée d’un médaillon. Stèle portant, gravé dans le marbre blanc, ce texte : Arrigo Beyle/ Milanese/ Scrisse/ Amo/ Visse/ Ann. LIX M. II/ Mori Il XXIII marzo/ MDCCXLII.

Seul le grand médaillon de bronze, oxydé par les ans, pourrait attirer l’attention : il représente le profil gauche du visage de Stendhal, d’après un modèle du statuaire Pierre Jean David d’Angers [1788-1856] exécuté en 1829.
Il s’agit d’un agrandissement exécuté par Robert David d’Angers, son fils [1833-1912], offert de manière toute gracieuse, à l’intention des Amis de Stendhal.

LA STÈLE FUNÉRAIRE.
Ainsi, sur la stèle en tête de la sépulture, en lettres capitales, l’épitaphe est composée de ces simples mots en italien : Arrigo Beyle/ Milanese/ Scrisse/ Amo/ Visse/ Ann. LIX M. II/ Mori Il XXIII marzo/ MDCCXLII.
À savoir : Henri Beyle, Milanais, il écrivit, il aima. Il vécut 59 ans 2 mois. Mort le 23 mars 1842.

UNE INSCRIPTION IMAGINÉE DE LONGUE DATE.
Vingt-deux ans plus tôt, à quelques variations près, Stendhal a déjà imaginé ce texte.

Reportons-nous au chapitre VI des Souvenirs d’égotisme, autobiographie inachevée, et publiée, chez Charpentier, seulement en 1892 par l’homme de lettres Casimir Stryienski [1853-1912].
Dans cette autobiographie rédigée entre le 20 juin et le 4 juillet 1832, lors de son premier séjour comme consul de France à Civitavecchia, port des États pontificaux, sur la mer Tyrrhénienne, Stendhal témoigne de son souhait concernant l’inscription à porter sur sa stèle : « Errico Beyle/ Milanese/ Visse, scrisse, amÒ/ Qu’est’anima/ adorava/ Cimarosa, Mozart e Shakespeare. Mori di Anni… Il.. 18… ».
À savoir : Errico Beyle, Milanais. A vécu, écrit, aimé. Cette âme adorait Cimarosa, Mozart et Shakespeare. Mort en 18…

Stendhal est dans sa trente-septième année, lorsque, dit-il, il pense à ce texte : « A Milan, en 1820, j’avais envie de mettre cela sur ma tombe. Je pensais chaque jour à cette inscription, croyant bien que je n’aurais de tranquillité que dans ma tombe. Je voulais une tablette de marbre de la forme d’une carte à jouer ».
Et complète : « N’ajouter aucun signe sale, aucun ornement plat, faire graver cette inscription en caractères majuscules ».
Stendhal, sur une des feuilles du manuscrit de deux cent soixante-dix pages des Souvenirs d’égotisme [manuscrit conservé à Bibliothèque municipale de Grenoble, Cote R300], dessine la disposition générale qu’il entrevoit. Celle qui sera respectée sur le monument que le promeneur voit de nos jours, lorsque flâneur sans but précis, il égare ses pas dans le cimetière parisien de Montmartre.
Sans imaginer que Stendhal, reprend en partie à son compte le « Veni, Scripsi, Vixi » que le compositeur Haydn avait fait inscrire sur sa tombe, inscription que Stendhal lui-même rapporte dans son premier ouvrage, publiée à Milan : « Lettres de Vienne en Autriche sur le célèbre compositeur Joseph Haydn », paru en 1814, sous le pseudonyme de Louis Alexandre César Bombet.

VARIANTES ET VOEUX COMPLÉMENTAIRES.
Dans un de ses testaments [l’un des trente-sept, selon un décompte fait par Victor del Litto], rédigé le 8 juin 1836, Stendhal reprend, avec quelques variations, ces informations : « Je désire être transporté directement et sans frais au cimetière. Je désire être déposé au cimetière d’Andilly, près Montmorency ; si M. le curé d’Andilly consent à cet arrangement, on fera une aumône convenable. Sur ma tombe on mettra une pierre avec ces paroles et non d’autres :
Qui giace
Arrigo Beyle Milanese
Visse, Scrisse, Amo
1783-18…
 [Ici repose, etc.].

Quelque mois après, le 27 septembre 1836, Stendhal complète : « Je lègue le mobilier, les livres, la montre que j’ai à Paris et tout ce qui m’est dû sur mes appointements (à prendre chez M. Flury-Hérard, n° 133) à M. Romain Colomb, qui sera exécuteur testamentaire et me fera enterrer au cimetière d’Andilly (vallée de Montmorency), et, si cela est trop cher, au cimetière de Montmartre… ».

LES DERNIERS MOMENTS.
Après un congé de trois ans, Henri Beyle reprend son poste de Consul de France à Civitavecchia. Il y séjourne en titre, de juin 1839 à octobre 1841. Ayant beaucoup grossi, fatigué, malade, il subit le 15 mars 1841, une attaque d’apoplexie qui constitue pour lui une grave alerte : « Je me suis, dit-il, colleté avec le néant ».
Un congé de maladie lui ayant été accordé par François Guizot, son ministre de tutelle, il est, après un voyage exténuant, à nouveau à Paris en octobre 1841.
Il se loge tout d’abord à l’Hôtel de l’Empire, rue Neuve-Saint-Augustin [7-9 rue Daunou] puis, un peu plus tard, au 16 décembre, non loin de là, à l’Hôtel de Nantes.

Au soir tombant du mardi 22 mars 1842, terrassé par une attaque d’apoplexie, à deux pas de la Place Vendôme, près de l’entrée de l’Hôtel du Ministère des Affaires étrangères situé rue Neuve des Capucines, Stendhal s’effondre rue Saint-Nicaise.
Son cousin, Romain Colomb, qui demeure non loin, rue Godot-de-Mauroy, le fait transporter à l’Hôtel de Nantes, 78 rue Neuve-des-Petits-Champs [actuellement 22 rue Danielle Casanova] établissement que Stendhal avait finalement choisi pour son séjour parisien.
Le docteur Auguste Théophile Weyland, qui habitait 7 rue Caumartin, est appelé à son chevet mais ne peut le secourir.
Sans avoir repris connaissance, Stendhal meurt à deux heures du matin, le 23 mars 1842.

LES OBSÈQUES DE BEYLE.
Stendhal lui-même avait indiqué qu’il désirait être enterré « au cimetière d’Andilly (vallée de Montmorency), et, si cela est trop cher, au cimetière de Montmartre… ». Finalement c’est l’emplacement de Paris qui est retenu par son exécuteur testamentaire Romain Coulomb [1784-1858], son cousin et confident.

Le jeudi 24 mars, un service religieux est effectué à l’Église de l’Assomption, chapelle de l’ancien couvent des Filles de l’Assomption, située à l’angle de la rue de Saint-Honoré et de la rue Cambon. C’est cette église qui, en 1844, sera attribuée à la Mission polonaise.

Puis le cercueil est conduit au cimetière de Montmartre. L’inhumation a lieu après midi, sur un emplacement, en pleine terre, situé dans la dix-huitième division. Le tombeau modeste est surmonté d’une urne portant les initiales H. B., tandis qu’une plaque de marbre porte gravée l’inscription Arrigo Beyle/ Milanese,/ Scrisse, Visse,/ Amo./ 1783-1842.

L’HOMMAGE INTIME DE PROSPER MÉRIMÉE.
On connaît l’étrange opuscule de seize pages, publié par Prosper Mérimée, en octobre 1850, huit ans plus tard, sans nom d’auteur, sous le simple titre H. B.

Ni « Tombeau », trop pompeux, qui impliquerait sans doute la collaboration d’autres auteurs, ni « Consolation » inappropriée, et trop proche d’une sensibilité larmoyante, si éloignée et de Stendhal et de Mérimée, cette plaquette imprimée à Paris, par la Typographie de Firmin Didot frères, au 56 de la rue Jacob, les imprimeurs de l’Institut, vise, écrit l’auteur, à rapporter simplement des impressions et des souvenirs : « Chaque fois j’ai senti que nous avions manqué à quelque chose, sinon envers le mort, du moins envers nous-mêmes. J’écris les pages suivantes pour suppléer à ce que nous ne fîmes point aux funérailles de Beyle. Je veux partager avec quelques-uns de ses amis mes impressions et mes souvenirs ».
Tirage confidentiel puisque limité à vingt-cinq exemplaires, dont semble-t-il, Mérimée distribue confidentiellement aux amis communs seulement dix-sept exemplaires, en brûlant, dit-il, les autres…. Et en ajoutant à chaque fois le libellé entier des noms cités simplement, prudemment, par une initiale.
Dès lors, des copies manuscrites circulent. Puis, une édition clandestine [exécutée par Auguste Poulet-Malassis à Alençon] voit le jour en 1857, une autre [exécutée par aussi par Poulet-Malassis, cette fois à Bruxelles] en 1864, sans que ces publications aient reçues l’aval de Mérimée.

IL N’Y EÛT POINT DE DISCOURS.
Sur les obsèques, Mérimée indique seulement qu’il n’y eût point de discours.
« Nous nous y trouvâmes, dit-il, trois et si mal préparés que nous ignorions ses dernières volontés ». Et ces trois sont nécessairement Mérimée lui-même, et Romain Colomb [1784-1858], son cousin, son confident et son exécuteur testamentaire. Quant au troisième il n’est pas impossible que ce soit Ivan Sergeevič Tourgueniev, ami lui aussi et de Stendhal et de Mérimée.

1888. LA SÉPULTURE DE STENDHAL À L’OMBRE DU VIADUC.
L’emplacement actuel de la tombe, dans la trentième division du cimetière de Montmartre, ne correspond donc pas à l’emplacement initial dans la dix-huitième division qui perdure jusqu’au 23 mars 1962.

C’est qu’à partir de la fin de l’année 1888, un viaduc métallique, dont la construction est commencée en 1887, vient enjamber le cimetière sur un peu plus de cent-cinquante mètres, prolongeant ainsi la rue Caulaincourt.
Inaugurée le 16 décembre 1888, et soutenu par six colonnes en fonte, imitant le style dorique, cette construction surplombe une série de tombes placées dans la dix-septième et la dix-huitième division. La sépulture de Stendhal se retrouve ainsi à l’ombre du viaduc.

1892. UNE PREMIÈRE RESTAURATION.
Le temps faisant son œuvre, la tombe de Stendhal est peu à peu abandonnée et délabrée. À tel point qu’Auguste Chéramy [1840-1912], homme de lettres et collectionneur d’art, futur éditeur avec Adolphe Paupe [1854-1917] de la Correspondance de Stendhal, estime vers 1890, qu’il est temps de reconstruire ce modeste monument funéraire.
Le professeur Casimir Stryiensky [1853-1912], qui vient d’éditer pour la première fois, la même année, en 1890, chez Charpentier, La Vie de Henri Brulard, est associé à l’entreprise.
Une petite souscription faite seulement parmi des amis, « sans faire de bruit ni de réclame », recueille plus de deux mille francs, auprès d’une petite quarantaine de contributeurs, parmi lesquelles se distinguent quelques célébrités : Maurice Barrès, Paul Bourget, Ludovic Halévy, Calman Lévy, Spoelberch de Lovenjoul, Henri Meilhac, Francisque Sarcey.
Cela débouche sur la cérémonie du 19 juin 1892, célébrant Stendhal, relative à l’inauguration du Monument funéraire d’Henry Beyle. Les discours d’usage, subtils et émouvants, ont bien lieu. Avec un pronostic d’Auguste Chéramy qu’on peut rappeler : « Ce monument élevé cinquante ans après la mort d’Henri Beyle, par ses amis de 1892, et où vous retrouverez l’épitaphe italienne qu’il avait composée lui-même, ce monument durera bien un demi-siècle, et quand il aura subi d’une façon trop marquée les atteintes du temps, il se retrouvera d’autres stendhaliens pour recommencer ce que nous venons de faire aujourd’hui ».

1962. UN NOUVEL EMPLACEMENT.
Il est vrai que les stendhaliens de 1892 ne s’étaient guère inquiétés du tout nouveau viaduc métallique prolongeant la rue Caulaincourt, enjambant le cimetière sur un peu plus de cent-cinquante mètres et mettant ainsi, depuis presque quatre ans déjà, le tombeau de leur héros à l’ombre.

Mais, en 1962, les amis posthumes de Stendhal s’émeuvent enfin de cet emplacement. Ils entreprennent sous l’impulsion de l’infatigable Victor Del Litto [1911-2004], directeur du Stendhal Club, de faire déménager la sépulture.

Le déplacement a lieu le vendredi 23 mars 1962, date strictement anniversaire de la mort de Stendhal, survenue cent vingt ans plus tôt.
Sûrement émouvante, mais très tôt dans la matinée, la translation est d’abord discrète. Le magazine Lire, en 1996, retranscrit le témoignage de Victor Del Litto : « À 7 heures du matin […], nous étions quatre, le conservateur du cimetière, le commissaire de police du XVIIIème arrondissement, ma femme et moi. Ce qui restait de Stendhal, le bas de la mâchoire et un tibia, le tout recouvert d’une poussière grisâtre, a été placé dans une petite boîte et transporté dans le nouvel emplacement ».

Plus solennelle, la cérémonie se poursuit, dans la matinée, à partir de 9 heures, avec une soixantaine de personnes, à l’appel de l’Association des Amis de Stendhal, créée en cette occasion : et l’après-midi se prolonge, à partir de 15 heures, par une séance d’études à la Sorbonne, salle Liard, faisant l’objet, comme il va de soi, d’un Recueil des communications, publié chez Droz, et qu’il est toujours possible, pour les amoureux fervents de Stendhal de consulter en bibliothèque.