La mort de Caton d’Utique

L’historien grec Appien, dit Appien d’Alexandrie [vers 90-160] est l’auteur d’une Histoire des guerres civiles de la République romaine. Dans le livre II de cet ouvrage, il décrit la mort volontaire de Marcus Porcius Cato Uticencis, Caton d’Utique [95-46 av. J.-C.], arrière petit-fils de Caton l’ancien. L’évènement se situe en avril 46 av. J.-C., dans le cadre de la guerre civile entre César et Pompée.

Caton s’était rangé du côté de Pompée. Après la défaite des troupes de Pompée à Pharsale en Thessalie, en août 48 av. JC ; l’assassinat de Pompée par les hommes du pharaon Ptolémée XIII ; et enfin la défaite des restes de l’armée de Pompée à Thapsus en Tunisie, Caton a trouvé refuge à Utique, dans l’actuelle Tunisie. Mais, ne voulant pas survivre à l’effacement de la liberté, il décide de se donner la mort.
Les philosophes stoïciens feront de Caton l’exemple le plus authentique du Sage.

C’est en 1808, que le magistrat Jean Isaac Combes-Dounous [1758-1820], élu au Conseil des Cinq-Cents [1797-1799], puis représentant du Lot au Corps législatif [1799-1804], fait paraître une traduction, du grec en français, de l’Histoire des guerres civiles de l’historien Appien [né vers 90 ap. J. C. ; mort vers 160] ] : Histoire des guerres civiles de la République romaine, traduite du texte grec d'Appien d'Alexandrie par J.-J. Combes-Dounous. [Paris : de l'Imprimerie des frères Mame. 3 volumes in-8, 120+475+494 pages. 1808]. Réédité en 1993 [Paris : Les Belles lettres, collection La Roue à livres. In-8].

Le texte est décomposé en paragraphes, chacun d’une trentaine de lignes.

98. Comme la nouvelle de ces événements [la défaite de Thapsus] parvint à Utique trois jours après tout au plus, et que César s'était sans délai mis en marche pour Utique, une fuite générale commença. Et Caton ne chercha à retenir personne : il donna même des navires aux aristocrates qui lui en demandèrent ; mais personnellement, il demeura, de pied ferme, et quand les habitants d'Utique lui promirent de demander grâce pour lui avant de le faire pour eux-mêmes, il répondit en souriant qu'il n'aurait pas besoin qu'on intercédât en sa faveur auprès de César, et que César aussi le savait parfaitement. Puis il fit poser les scellés sur toutes les caisses publiques, et confia les documents concernant chacune d'elles aux autorités d'Utique ; le soir, il prit son bain, puis son dîner, qu'il mangea assis, comme il le faisait depuis le meurtre de Pompée. Et, sans rien changer à ses habitudes, sans consommer ni plus, ni moins, il s'entretint avec les convives de ceux qui avaient pris la mer, demanda des informations sur le vent, pour savoir s'ils ne l'avaient pas contraire, et sur la distance à parcourir, pour savoir s'ils seraient assez loin avant l'arrivée de César au début de la matinée. Puis, même en allant se coucher, il ne modifia en rien ses habitudes, si ce n'est qu'il étreignit son fils avec plus de tendresse. Mais comme il ne trouvait pas son poignard à sa place habituelle près de son lit, il se mit à crier qu'il était livré à ses ennemis par ses domestiques : de quoi se servirait-il, disait-il, en cas d'attaque, s'ils survenaient pendant la nuit ? Comme on le suppliait de ne rien entreprendre contre lui-même, mais d'aller se reposer sans poignard, il ajouta, de façon encore plus convaincante : « Ne m'est-il donc pas possible, si je le désire, de m'étouffer avec mes vêtements, de me casser la tête contre le mur, de me précipiter pour me briser le cou ou de retenir ma respiration pour en finir ? » D'autres arguments du même ordre amenèrent ses amis à lui remettre son poignard. Quand celui-ci fut à sa place, il demanda le traité de Platon sur l'âme [le Phédon] et se mit à lire.

99. Quand il eut terminé le dialogue de Platon, comprenant que ceux qui se tenaient à sa porte étaient endormis, il se frappa au-dessous du sternum : ses entrailles tombèrent et il laissa entendre quelque gémissement qui fit accourir ceux qui se tenaient à sa porte ; les médecins remirent en place les entrailles, qui étaient intactes, cousirent la blessure et la bandèrent. Quand il eut repris connaissance, il se remit à jouer son rôle : il se reprochait, en son for intérieur, la faiblesse de sa blessure, mais exprimait sa gratitude à ceux qui l'avaient sauvé et déclarant qu'il n'avait besoin que de dormir. On s'en alla donc en emportant le poignard et, comme il semblait calmé, on ferma les portes. Lui, après leur avoir fait croire qu'il dormait, déchira de ses mains en silence les bandages, défit les sutures de sa blessure, puis, comme une bête sauvage, élargit l'ouverture de son ventre avec ses ongles, y plongea ses doigts et en arracha les entrailles jusqu'à ce qu'il mourût, âgé d'environ cinquante ans, reconnu pour l'homme le plus fermement attaché à sa conviction une fois qu'il avait tranché, et définissant ce qui était juste, convenable ou bien, non d'après l'usage, mais d'après des considérations de haute morale. Il avait, par exemple, épousé Marcia, la fille de Philippus, au sortir de l'adolescence, lui vouait la plus grande affection et avait eu d'elle des enfants : il la céda néanmoins à Hortensius, un de ses amis, qui désirait des enfants mais dont l'épouse était stérile ; et quand elle lui en eut donné un, Caton la reprit chez lui, comme s'il l'avait prêtée.
Tel était donc Caton, et les habitants d'Utique lui firent de brillantes funérailles.