Portrait de Joseph Joubert par Chateaubriand

Dans ses Mémoires d'outre-tombe [1849-1850] François René de Chateaubriand trace le portrait de son ami Joseph Joubert [1754-1824] qu'il a connu en 1801, par l'intermédiaire de Louis de Fontanes [1757-1821], dans le salon parisien de Pauline de Beaumont [1768-1801].

C'est également François René de Chateaubriand [1768-1848] qui éditera, en 1838, pour le cercle restreint 
de ses amis le premier « Recueil des Pensées de M. Joubert » choisies parmi les quinze mille pages de ses
carnets. 

« Joubert manquera éternellement à ceux qui l'ont connu. Il avait une prise extraordinaire sur l'esprit et sur le coeur, et quand une fois il s'était emparé de vous, son image était là comme un fait, comme une pensée fixe, comme une obsession que plus rien ne pouvait chasser. Sa grande prétention était au calme et personne n'était aussi troublé que lui: il se surveillait pour arrêter ces émotions de l'âme qu'il croyait nuisible à sa santé, et toujours ses amis venaient déranger les précautions qu'il avait prises pour se bien porter, car il ne pouvait s'empêcher d'être ému de leur tristesse ou de leur joie : c'était un égoïste qui ne s'occupait que des autres. Afin de retrouver des forces, il se croyait souvent obligé de fermer les yeux et de ne point parler pendant des heures entières. Dieu sait quel bruit et quel mouvement se passaient intérieurement chez lui, pendant ce silence et ce repos qu'il s'ordonnait. M. Joubert changeait à chaque moment de diète et de régime, vivant un jour de lait,un autre jour de viande hachée, se faisant cahoter au grand trot sur les chemins les plus rudes, ou traîner au petit pas dans les allées les plus unies. Quand il lisait, il déchirait de ses livres, les feuilles qui lui déplaisaient, ayant, de la sorte, une bibliothèque à son usage, composée d'ouvrages évidés, renfermés dans des couvertures trop larges.

Profond métaphysicien, sa philosophie, par une élaboration qui lui était propre, devenait peinture ou poésie ; Platon à coeur de La Fontaine, il s'était fait l'idée d'une perfection qui l'empêchait de rien achever. Dans des manuscrits trouvés après sa mort il dit : « Je suis comme une harpe éolienne, qui rend quelques beaux sons et qui n'exécute aucun air. » Madame Victorine de Chastenay prétendait qu'il avait l'air d'une âme qui avait rencontré par hasard un corps, et qui s'en tirait comme elle pouvait : définition charmante et vraie.»
[François René de Chateaubriand. Les Mémoires d'outre-tombe.Edition des oeuvres complètes, par Sainte-Beuve, et Edmond Biré, II, 257 sq.]