L’agrégation de philosophie en 1836

Le premier concours d’agrégation de philosophie a lieu en 1825, alors que Mgr. Denis comte Frayssinous [1788-1832] est, depuis le 2 août 1824, ministre des Affaires ecclésiastiques et de l’instruction publique du gouvernement Villèle [décembre 1821-janvier 1828].

Il a lieu en 1825, en 1827, puis en 1830.

Ce n’est qu’à partir de 1830, sous le règne de Louis-Philippe, que le concours d’agrégation de philosophie se tient chaque année, au mois d’août ou de septembre. Le concours est supprimé en 1852, par Hippolyte Fortoul [1811-1856]  au lendemain du coup d’État du second Empire,  puis repris en 1863, sous le ministère de Victor Duruy [1811-1856].
Victor Cousin [1792-1867], à partir de 1830, sera pendant presque vingt ans le président du concours.

On trouvera ci-dessous le texte du rapport que V. Cousin, en tant que président du concours d’agrégation de philosophie en 1836, adresse à Joseh Pelet de la Lozère [1785-1871] ministre de l’Instruction publique [22 février 1836- 6 septembre 1836] sous le premier ministère Thiers [22 février 1836- 6 septembre 1836].

 

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Paris, le 30 août 1836.

Monsieur le ministre,

Conformément à votre invitation, je me suis transporté, le 21 août [1836], à la Sorbonne, pour y ouvrir le concours d’agrégation de philosophie, avec MM. Frédéric Cuvier et Matter, inspecteurs généraux des études, de Cardaillac, inspecteur de l’Académie de Paris, et Damiron, professeur de philosophie du collége royal Louis-le-Grand.

Dix candidats ont répondu à l’appel et justifié des conditions exigées.

Les trois épreuves du concours ont eu lieu successivement et selon le règlement.

ÉPREUVE DE LA COMPOSITION.

Questions de philosophie.

De la méthode. – Jusqu’à quel point et dans quel sens est-il vrai de dire que la méthode expérimentale est la seule vraie méthode en philosophie ? – Distinguer la connaissance naturelle de la connaissance philosophique. – Serait-il possible de faire un seul pas assuré en méthaphysique sans un point de départ psychologique ? – La psychologie ne peut-elle fournir qu’un recueil d’observations personnelles et arbitraires, ou ne découvre-t-elle pas aussi les lois nécessaires et universelles de la pensée ? – Etant donnés les grands résultats auxquels doit aboutir toute saine philosophie, déterminer la méthode ou les méthodes qui peuvent légitimement y conduire. – Terminer par un examen des principales méthodes qui sont aujourd’hui recommandées ou pratiquées.

Question d’histoire de la philosophie.

Comparer dans leurs ressemblances et dans leurs différences la révolution socratique et la révolution cartésienne, et, en général, la philosophie ancienne et la philosophie moderne.

ÉPREUVE DE L’ARGUMENTATION.

Le sort a distribué aux divers candidats les dix questions désignées par le conseil royal.

République de Platon.

1° Quel est le véritable but et le plan de la République ?

2° Exposer et discuter la théorie des idées renfermées dans les divers livres de la République.

3° Comparer les passages analogues du Phèdre, du Phédon et particulièrement du Parménide.

4° Comparer, dans leurs divers rapports, la République, le Politique, et les Lois.

5° Apprécier le jugement général qu’Aristote a porté de la République, au livre II de la Politique, et les critiques particulières qu’il en a  faites dans d’autres parties de ce même ouvrage ou ailleurs.

Métaphysique d’Aristote.

1° Discuter l’ordre des différents livres de la Métaphysique, et se prononcer sur le but et l’ensemble de la composition.

2° Donner une analyse succincte de chacun des livres de la Métaphysique, en reproduisant et expliquant les termes et les formules les plus importantes qu’Aristote a introduits dans la langue de la science.

3° Présenter une analyse détaillée du premier livre ; en apprécier le caractère et la valeur.

4° Présenter une analyse détaillée du XIIe livre qui renferme la Théodicée ; en apprécier le caractère et la valeur.

5° Insister sur l’exposition du système de Platon et de la théorie des idées ; reproduire la réfutation qu’Aristote a donnée de cette théorie, particulièrement aux livres 1er, XIII et XIV ; discuter et apprécier cette réfutation.

ÉPREUVE DE LA LEÇON.

Voici les questions que le sort a distribuées aux candidats :

1° Théorie de la perception externe ;

2° Théorie de la mémoire ;

3° Décrire les phénomènes sur lesquels repose ce qu’on appelle la conscience morale ;

4° Théorie de la faculté de connaître et des facultés secondaires qui s’y rapportent ;

5° Théorie du raisonnement et de ses différentes formes ;

6° Théorie de l’induction ;

7° Est-il possible de ramener à un seul les motifs de nos actions?

8° Théorie de la liberté ;

9° Démonstration de la divine Providence ;

10° Quelle méthode faut-il appliquer à l’histoire de la philosophie?

Chacune de ces épreuves a donné lieu à une liste de mérite ; et ces trois listes rapprochées et combinées ont produit une liste unique.

Parmi les dix concurrents, un seul s’est soutenu à la même hauteur dans chacune des trois épreuves. Ce candidat est M. Ravaisson, un des plus brillants élèves des colléges de Paris, qui, après avoir remporté le prix d’honneur de  philosophie au concours général en 1832, a été couronné, l’année dernière, par l’Académie des sciences morales et politiques, et cette fois encore a dignement soutenu sa réputation. Je suis heureux de pouvoir vous signaler ce jeune homme, monsieur le ministre, comme un des sujets les plus distingués que puisse acquérir l’Université ; et je désire qu’il puisse rester à Paris pour cultiver et perfectionner son talent. La commission présente à l’unanimité M. Ravaisson comme le premier agrégé de cette année.

Au-dessous de M. Ravaisson, trois élèves actuels de l’école normale ont, à divers titres, satisfait la commission. M. Simon-Suisse, si brillant dans l’argumentation, et dont les compositions nous avaient donné tant d’espérance, a malheureusement échoué dans l’épreuve la plus importante, celle de la leçon ; au contraire, MM. Lorquet et Saisset, inférieurs pour la composition, ont montré, dans l’argumentation, du savoir et de la fermeté d’esprit ; et leurs leçons ont été méthodiqus et élégantes. La commission vous propose de nommer agrégés ces trois candidates.

Enfin, elle me charge de vous demander le même titre pour deux autres concurrents, inférieurs aux trois derniers, mais qui ont paru posséder des connaissances positives et un mérite solide.  La faiblesse de la leçon de M. Bontoux a été rachetée par une argumentation très-convenable et par des compositions véritablement distinguées. M. Pichard, qui se présente pour la quatrième fois au concours, n’a échoué que dans l’argumentation : ses compositions et sa leçon ont témoigné d’un esprit nourri de bonnes doctrines, les exposant avec régularité et clarté. Le titre d’agrégé est une récompense tardive bien due à tant d’efforts et à une si louable perséverance.

En résumé, la commission est d’avis d’accorder les six places d’agrégés, mises au concours, aux six candidats suivants :

MM. Ravaisson, répétiteur au collége Rollin ;

Simon-Suisse, élève de l’école normale ;

Lorquet, élève de l’école normale ;

Saisset, élève de l’école normale ;

Bontoux, ancien élève de l’école normale, chargé du cours de philosophie au collége royal de Pontivy ;

Pichard, ancien élève de l’école normale, chargé du cours de philosophie au collége royal de Cahors.

Ci-joint le procès-verbal des opérations du concours, signé par tous les membres de la commission.

Je suis avec respect, monsieur le ministre, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

Le conseiller au conseil royal de l’instruction publique,

Président du concours d’agrégation de philosophie.

Signé, V. COUSIN.

Par arrêté du ministre, en date du 30 août, les six candidats ci-dessus désignés ont été nommés agrégés de philosophie.