Joseph Willm : notice nécrologique de Hegel (1770-1831)

Le lundi 14 novembre 1831, dans l’après-midi, Georg Wilhelm Hegel meurt à Berlin, vers cinq heures de l’après-midi, dans son appartement du Kupfergraben, dans sa soixante-deuxième année. Quelques semaines plus tard, Joseph Willm [1792-1853], professeur à Strasbourg, rédige en français une notice nécrologique sur Hegel, pour le trente-troisième numéro de la Nouvelle Revue germanique.
« Hegel est mort ! Le plus célèbre des philosophes allemands, depuis que Schelling s’est condamné au silence, est mort à Berlin le 14 novembre, victime du choléra. Comme il arrive presque toujours lorsqu’un homme distingué descend de la scène, tous les partis, à l’université de Berlin surtout, sont unanimes dans leurs regrets ; ils se sont tendus la main sur sa tombe. Ce n’était pas la faute pourtant des deux orateurs qui s’étaient chargés de faire l’éloge de l’illustre défunt. L’un d’eux, M. Marheinke, est allé jusqu’à comparer Hegel à Jésus-Christ, et il est fermement persuadé que, sans plus tarder, les disciples du nouveau prophète iront prêcher à tous les peuples le nouvel Evangile. Le second orateur, M. Foerster, n’a comparé son maître qu’au grand Alexandre ; il pense qu’à l’exemple des généraux du héros macédonien, les disciples de Hegel vont maintenant se partager l’empire de la pensée. Si l’on en croit le bruit public, Hegel aurait déclaré, peu de jours avant sa mort, que son cœur était navré en songeant que de tous ses partisans un seul l’avait compris, et que cet homme unique l’avait encore mal compris. Quoi qu’il en soit de cette anecdote, toujours est-il certain qu’il sera difficile de remplacer Hegel à l’université de Berlin pour la philosophie spéculative. Ni François Baader, ni Herbart ne sera appelé, et Schelling ne voudra pas venir. Il est probable qu’on nommera professeurs titulaires les deux suppléans Ritter et Henning, et que pour plus de richesse on appellera Steffens, de Breslau.

La Gazette d’Etat de Prusse renferme sur Hegel la nécrologie suivante :
“Le 14 Novembre mourut à Berlin le célèbre philosophe George-Guillaume-Fréderic Hegel. Il était né le 27 Août 1770 à Stuttgart. A l’âge de dix-huit ans il se rendit à l’université de Tubingue pour étudier la philosophie et la théologie au séminaire théologique. Il habita pendant plusieurs années la même chambre que Schelling, et se voua bientôt avec lui exclusivement aux études philosophiques. Reçu docteur en philosophie, il vécut quelque temps comme précepteur, d’abord en Suisse, puis à Francfort-sur-le-Mein. Au commencement du dix-neuvième siècle, à la mort de son père, il profita de l’espèce d’indépendance que lui procura un modique héritage, pour aller s’établir à Iéna comme professeur privé [Privatdocent], et ne tarda pas à se faire connaître par quelques écrits qu’il publia en société avec Schelling. En 1806, après le départ de ce dernier, il fut nommé professeur suppléant [extraordinarius], avec un faible traitement. Ce fut au bruit du canon de Iéna que Hegel acheva sa Phénoménologie de l’esprit, par laquelle il se sépara pour toujours de la doctrine de Schelling. Forcé de quitter Iéna, il se rendit à Bamberg, où pendant deux années il rédigea le journal de cette ville. Nommé en 1808 recteur du gymnase de Nuremberg, il fit dans cette carrière nouvelle preuve de talent et d’énergie. C’est là qu’il élabora sa Logique de l’être, de l’essence et de la notion [Logik des Seyns, des Wesens und des Begriffes ; Nürnberg, 1812-1816]. En 1816 il fut appelé à Heidelberg comme professeur de philosophie ; et lorsqu’en 1817 il eut publié la première édition de son Encyclopédie des sciences philosophiques, le premier soin de l’homme d’Etat à qui venait d’être confiée la surveillance de l’instruction publique en Prusse, fut d’acquérir à l’université de Berlin le premier philosophe de l’époque. Hegel, avide d’une plus vaste sphère, accepta, malgré tout ce que fit le gouvernement de Bade pour le retenir, et arriva en automne 1818 à Berlin, où pendant treize années il s’appliqua, d’abord secondé par Solger, et dans les derniers temps par quelques disciples qu’il avait formés, à faire prévaloir sa doctrine. Dans ce laps de temps il publia la Philosophie du Droit ; deux nouvelles éditions refondues et augmentées de son Encyclopédie ; une seconde édition de la première partie de sa Logique, et plusieurs articles des Annales de la critique scientifique, dont il fut un des fondateurs. Son débit académique manquait de cette dextérité, de cette abondance et de ce talent d’expression qui sont souvent l’apanage de la médiocrité. Mais quiconque avait une fois pris goût à la profondeur et à la solidité de ses leçons, était comme entraîné dans un cercle magique par la clarté avec laquelle il savait montrer chaque objet et par l’énergie de l’inspiration du moment. Dans son commerce intime et dans la société, la science n’apparaissait point ; il n’aimait pas à s’en parer ; elle ne franchissait pas la salle académique et le cabinet. Il préférait même la conversation des gens du monde à celle des savans. Le gouvernement prussien lui rendit justice, en lui accordant l’ordre de l’aigle rouge de troisième classe. Son influence s’étendait jusqu’aux nations étrangères. Les Français s’approprièrent sa philosophie de l’histoire : Cousin, Châteaubriand, Lerminier, Michelet, et à la fin les Saint-Simoniens, le connaissaient, l’étudiaient, l’extrayaient ; les Anglais donnèrent à ses ouvrages une place dans leurs bibliothèques, et son nom pénétra jusque dans le nouveau-monde. Il mourut le jour anniversaire de la mort de Leibnitz, et sa dépouille, comme il en avait exprimé le voeu, repose à côté de celle de Fichte” »

JOSEPH WILM [1792-1853] EN 1831.
Joseph Willm après avoir enseigné à Lyon, a été précepteur à Paris.
Professeur de littérature, il assure un Cours d’histoire de la philosophie et de logique [1829-1830] au Gymnase protestant de Strasbourg.
Il vient de publier [1829] des Premières lectures françaises pour les écoles primaires de l’Alsace, avec un vocabulaire français-allemand [Strasbourg : F. G. Levrault. In-12, XII-204 p., 1829] , ainsi que [1831] des Morceaux choisis de littérature allemande, en français et en allemand [Paris-Strasbourg : F. G. Levrault. In-8, VIII-418 p., 1831].

La nécrologie de Hegel qu’il signe paraît dans le trente-troisième numéro de la Nouvelle Revue germanique ; recueil littéraire et scientifique, par une Société d’hommes de lettres français et étrangers. [Paris : F. G. Levrault, éditeur, rue de la Harpe, n° 81 ; même maison, rue des Juifs, n° 33, à Strasbourg ; à Bruxelles, à la Librairie parisienne. In-8, 1831]. Tome 9, pages 368-370.

Elle se compose à la fois du texte proprement dit de Joseph Willm, somme toute assez court, et de la longue citation de l’article nécrologique de La Gazette d’Etat de Prusse.

LA NOUVELLE REVUE GERMANIQUE.
La Nouvelle Revue germanique fait suite à la Biblliothèque allemande qui paraît sur trois ans, en 1826, 1827, 1828.
Le premier numéro de la Nouvelle Revue germanique sort en janvier 1829, à raison de quatre numéros par an.
La revue est dirigée par Joseph Wilm, et animée par le jeune journaliste et poète Xavier Marmier [1808-1892] qui vient de publier des Esquisses poétiques [Paris : chez les Marchands de nouveauté. In-12, 175 p., 1831], futur professeur de Littérature étrangère à Rennes [1839], élu à l’Académie française en 1870.

LES FUNÉRAILLES DE HEGEL.
Deux jours après le décès, le mercredi 16 novembre, ont lieu les funérailles de Hegel.
Funérailles solennelles, par dérogation avec la pratique en vigueur, qui voulait que les victimes du choléra fussent transportées dans les vingt-quatre heures, et clandestinement, dans un cimetière réservé.
Les deux fils de Hegel, Karl et Immanuel, ainsi que le pasteur Philipp Marheineke et le conseiller Johannes Schulze conduisaient le deuil.
Selon sa volonté, Hegel est enterré auprès de son ami Karl Wilhelm Ferdinand Solger [1780-1819], et auprès du philosophe  Johann Gottlieb Fichte [1762-1814], qu’il a remplacé à l’automne 1819 dans la chaire de philosophie de Berlin, laissée vacante depuis 1814.

LES FILS DE HEGEL.
Marié en 1811 à Marie Hélène Susanna von Tucher [1791-1855], fille du baron Jobst Wilhelm von Tucher, Georg Wilhelm Friedrich Hegel eût deux fils :
l’aîné, Karl von Hegel [1813-1901], enseignant, qui collabora à la première édition en dix-neuf volumes des Œuvres de Hegel, dite édition des « amis du défunt », en publiant en 1887 Briefe von und an Hegel [Lettres de et à Hegel]. futur professeur d’histoire à Rostock [1848], puis à Erlangen [1856] ;
le cadet, Immanuel Hegel [1814-1891], fonctionnaire prussien, qui deviendra en 1865, président du Consistoire de la province de Brandebourg.

LE PASTEUR PHILIPP MARHEINEKE.
C’est dans le grand amphithéâtre de l’Université de Berlin, devant une masse d’étudiant, que le pasteur et théologien protestant Philipp [Konrad] Marheineke [1780-1846], qui a été un disciple de Hegel, prononce en effet une oraison funèbre. Il sera l’un des sept membres de la Société des amis du défunt qui veilleront à l’édition des Œuvres de Hegel en dix-neuf volumes [Philipp Marheineke ; Johann Schulze ; Eduard Gans ; Leopold von Henning ; Gustav Hotho ; Karl Ludwig ; Friedrich Förster], en publiant en 1832 les deux volumes de Über die Philosophie der Religion nebst einer Schrift über die Beweise vom Dasein Gotte [Leçons sur la philosophie de la religion. Avec un écrit sur les preuves de l’existence de Dieu].
A la fin des funérailles il donne une bénédiction sur la tombe.
Marheineke a été professeur de théologie à Erlangen [1805], professeur à Heidelberg [1807], prédicateur et professeur à Berlin [1811]. Il est le principal représentant de la philosophie hégélienne dans le domaine de la théologie.

LE CONSEILLER JOHANNES SCHULZE.
Professeur à Weimar [1808], précepteur des enfants de Schiller, Johannes Schulze [1786-1869] est conseiller ministériel à Berlin [1818], où il participe à la refonte du système scolaire prussien. Ami de Hegel, il va participer à l’édition collective de ses Œuvres en dix-neuf volumes en publiant en 1832 Phänomenologie des Geistes [Phénoménologie de l’Esprit].

LE CONSEILLER AULIQUE FRIEDRICH FOERSTER.
Après le discours de Philipp Marheineke dans le grand amphithéâtre, mais cette fois près de la tombe, le conseiller aulique Friedrich [Christoph] Förster [1791-1868] prononce à son tour un discours au nom de ses élèves et de ses amis. En référence avec le vocabulaire codé de la Franc-maçonnerie, il célèbre Hegel comme « l’étoile du système solaire de l’esprit humain ».
Ecrivain et historien, Friedrich Förster est aussi l’un des sept membres de la Société des amis du défunt qui veilleront à l’édition des Œuvres de Hegel en dix-neuf volumes. Il publiera en 1834 les deux volumes de Georg Wilhelm Friedrich Hegel's vermischte Schriften [Divers écrits].

LE PHILOSOPHE MYSTIQUE FRANZ XAVER VON BAADER.
Professeur catholique de philosophie et de théologie à l’Université de Munich [1826], et ami de Schelling, [Bendikt] Franz Xaver von Baader [1765-1841] en effet ne sera pas appelé pour reprendre à Berlin la chaire de Hegel.

LE PÉDAGOGUE JOHANN FRIEDRICH HERBART.
Successeur d’Immanuel Kant à Königsberg, le pédagogue et philosophe Johann Friedrich Herbart [1776-1841] ne sera pas non plus appelé, malgré sa sollicitation, pour reprendre à Berlin la chaire de Hegel.
Herbart a été professeur à Göttingen [1805], professeur de philosophie et de pédagogie à Königsberg [1809], puis à nouveau professeur à Göttingen [1833].

SCHELLING NE VOUDRA PAS VENIR.
Comme quoi il est difficile de prédire l’avenir ! Le texte de Joseph Willm est écrit en novembre 1831. Certes la rupture des deux amis  Schelling-Hegel s’est produite en 1807. Friedrich Wilhelm Joseph Schelling [1775-1854], après une période de célébrité, a connu longue période d’éclipse [entre 1809 et 1827].
Et depuis 1827, Schelling est enseignant à la nouvelle Université de Munich.
Il va y rester jusqu’en 1841.
Mais en 1841, appelé par le roi Frédéric-Guillaume IV, soucieux de limiter l’influence de l’hégélianisme, Schelling accepte de quitter Munich, pour occuper la chaire de Hegel à l’Université de Berlin jusqu’en 1846 …

LE SUPPLÉANT RITTER.
L’historien de la philosophie Heinrich Julius Ritter [1791-1869], étudiant à Berlin, est, en 1824, chargé de cours de philosophie à Berlin, est professeur à Kiel [1833], puis à Göttingen [1837].
Sera élu en France, le samedi 20 janvier 1838, correspondant de l’Académie des Sciences morales et politiques, section de philosophie [place 4].

LE SUPPLÉANT HENNING.
Professeur de philosophie, Leopold [Dorotheus] von Henning [1791-1856]. Etudiant en droit à Heidelberg et à Iéna, poursuit des études à Berlin et devient répétiteur de Hegel. En 1825, il est chargé de cours, puis en 1835, professeur de philosophie à Berlin.
Participe à l’édition collective des Œuvres de Hegel en dix-neuf volumes en publiant en 1833-1835 les deux volumes de Wissenschaft der Logik [Science de la Logique], et en 1840 Wissenschaften im Grundrisse [Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé].

LA CARRIÈRE ULTÉRIEURE DE JOSEPH WILLM.
En 1834 Joseph Willm est nommé l’un des trois Inspecteur d’académie à Strasbourg, alors que Louis Magloire Cottard [1790-1871] est recteur [1831-1842].
Il publie en 1835 [Paris : F. G. Levrault. In-8, 48+40 pp.], la traduction en français du Jugement de M. Schelling sur la philosophie de M. Cousin, précédé de son Essai sur la nationalité des philosophies, que Willm avait publié d’abord dans la Revue germanique.

A la même époque participe au concours de la section de philosophie de l'Académie des Sciences morales et politiques sur l’Examen critique de la philosophie allemande. Après deux reports, le prix est décerné à Joseph Willm, qui fait paraître son texte sous le titre : Histoire de la philosophie allemande depuis Kant jusqu'à Hegel, tome I en 1846 ; tome II et III, 1847 ; Tome IV, 1849. [Paris : Ladrange, in-8].

Enfin, en 1847, Joseph Willm est élu, à l’unanimité, correspondant [Strasbourg. Bas Rhin] de l'Académie des Sciences morales et politiques, section de Philosophie [place 4 bis], dans la séance du 13 février 1847, [place 4 bis], en remplacement de Jean Esquirol [1772-1840], décédé le 12 décembre 1840.

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