Le 3 et 10 avril 1841, l’historien de la philosophie Jean Philibert Damiron [1764-1862], au nom de la section de Philosophie de l’Académie de Sciences morales et politiques, lit le Rapport concernant les manuscrits se rapportant au Concours de juin 1838 : Examen critique du cartésianisme.
Il consacre une partie de son analyse au texte de Francisque Bouillier [1813-1899], qui sera, avec l’essayiste Jean Bordas-Demoulin [1798-1859], l’un des deux lauréats.
LE RAPPORT DE DAMIRON.
Le rapport de Jean Philibert Damiron est le fruit d'un long travail qui analyse minutieusement les six mémoires remis au secrétariat de l'Académie au 15 juin 1840, de manière à dégager le ou les meilleurs textes, celui ou ceux qui seront susceptibles d'une publication ultérieure, et à le ou les proposer à l'ensemble de l'Académie pour le prix [prix du Budget] de mille cinq-cents francs-or.
Le texte intégral du rapport occupe près de quatre-vingt pages, en format in-quarto, du tome IV, des Mémoires de l'Académie royale des Sciences morales et politiques de l'Institut de France [Paris : Typographie de Firmin Didot frères. Imprimeurs de l'institut. Rue Jacob, n° 56. 1844].
La partie du rapport consacré au Mémoire de Francisque Bouillier [Mémoire N° 5, qui porte en épigraphe un jugement de Leibnitz sur Descartes] occupe les pages 203 à 220.
Nous publions ici, en entier, toute cette partie où Jean Philibert Damiron se fait le juge et le critique du Descartes de Francisque Bouillier, alors professeur de philosophie dans la toute récente Faculté des Lettres de Lyon rétablie en 1838.
" Nous parlerons d'abord de celui qui porte le n° 5, et qui a pour épigraphe ce jugement de Leibnitz : "La philosophie cartésienne est comme l'antichambre de la vérité." Il est en deux volumes in-4° d'environ 200 pages chacun, d'écriture assez serrée.
[L'état de la philosophie avant Descartes].
Selon la marche très-sagement tracée par votre programme l'auteur considère d'abord l'état de la philosophie avant Descartes, et, soit par la manière dont il expose en rapides mais suffisantes généralités, la nature et l'origine de la philosophie scholastique, soit par l'analyse plus développée qu'il donne école par école, en passant en revue les principaux maîtres de chaque école, de la philosophie de la renaissance qui, sous l'apparence de retour et d'adhésion aux anciens, prépare l'avènement de la philosophie moderne, il satisfait également bien aux conditions qu'en ce point vous imposiez aux concurrents ; il a bien compris qu'il ne devait pas traiter l'histoire de ces deux époques, comme s'il avait à la retracer en elle-même et pour elle-même, mais seulement pour en tirer une juste et claire explication de l'époque qui leur succède ; il a été sobre de détails et sagement systématique.
[Bacon et Descartes].
Arrivé à l'époque même, qui doit le plus spécialement être l'objet de son examen, juste envers Bacon, auquel il fait, comme il convient, sa large part d'influence dans ce grand renouvellement de la pensée philosophique, l'auteur peut l'être d'autant mieux envers Descartes à son tour, auquel il fait par conséquent sa part plus large encore. Bacon, en effet, n'a guère agi, et cela encore par le précepte beaucoup plus que par l'exemple (l'exemple ne vint pas de lui, mais des grands physiciens de son temps), que sur les sciences de la nature ; tandis que Descartes, outre cette action qu'il exerça d'ailleurs en géomètre de premier ordre, eut celle au plus haut point du métaphysicien et du philosophe ; et, à ce double titre, il fut incontestablement le grand promoteur des idées qui, de son siècle jusqu'au nôtre, ont fécondé tous les systèmes. L'auteur a donc eu raison de lui assigner ainsi sa place et de le regarder comme le vrai maître de tous les libres penseurs des temps modernes.
[La biographie de Descartes fait partie de l'histoire du cartésianisme].
La biographie de Descartes, au moins pour une partie, devait entrer dans l'histoire du cartésianisme ; le Discours de la Méthode était sous ce rapport un modèle tout indiqué. Cependant plusieurs concurrents ont négligé ou omis ce soin. L'auteur du mémoire n° 5 n'a pas mérité ce reproche : il a convenablement parlé de la destinée de l'homme qui a en effet été si dévoué aux idées et à la philosophie, que ce serait le mal connaître, et par suite le mal comprendre, que de ne pas savoir comment il a vécu pour cette grande fin, pour cette pensée de tous ses jours.
[Le Discours de la méthode come axe de la doctrine].
De la biographie de Descartes l'auteur passe naturellement à l'analyse de sa doctrine, et, pour y mettre plus d'unité, au lieu d'aller de traité en traité, c'est-à-dire de la recommencer avec chaque traité, il n'en fait qu'une pour tous, au moyen de l'un d'entre eux, le Discours de la Méthode, qu'il prend comme texte de tous les autres, se servant de ceux-ci comme de commentaires de celui-là. Le procédé était simple et sûr, pour peu qu'il fût bien suivi, et il l'a été, nous devons le dire, habilement par l'auteur.
Cependant peut-être le choix du Discours de la Méthode, au premier abord très-plausible, n'est-il pas au fond le meilleur ? et, pour mieux entrer dans les sentiments et dans les vues de Descartes, qui s'en explique à cet égard et déclare expressément cette production insuffisante, valait-il mieux prendre à la place les Méditations ou les Principes, et plutôt encore les Principes ? Mais c'était là un inconvénient facile à corriger et que corrige l'auteur par le soin qu'il met à rechercher, pour les rallier avec ordre au Discours de la Méthode, les divers éléments de philosophie répandus dans les autres ouvrages.
Cette exposition est donc bien faite, simple et large à la fois, elle a le mérite de tout comprendre, sans vaine abondance ni redites ; elle est fidèle et complète ; cependant, peut-être désirerait-on un peu plus de citations ou du moins d'indications, et certaines explications un peu mieux présentées.
[L'existence de Dieu et la conservation de notre être].
Ainsi, par exemple, parmi les preuves de l'existence de Dieu que propose Descartes, il y a celle qu'il tire de la conservation de notre être. L'auteur ne l'a pas oubliée ; mais, en la rapportant, il n'a pas assez insisté sur certains termes, qui ont ici leur importance et leur conséquence, tels que ceux-ci : conserver est produire derechef. Après ces expressions du maître, il n'est pas, en effet, étonnant que les disciples, en les développant (on peut citer Clauberg, par exemple), en soient venus à dire que, conservés de la sorte, produits à chaque instant derechef, nous ne sommes que des actes ou des opérations de Dieu, qui nous fait être à ce titre comme nous faisons être nos pensées, nos affections et nos volontés. Et de tels disciples à Spinoza la distance n'est pas grande. Il importait donc de noter ce qui pouvait servir à expliquer un tel rapprochement.
[Dieu et la liberté d'indifférence].
On ne voit pas non plus que l'auteur ait suffisamment insisté sur cette espèce de liberté d'indifférence que Descartes attribue à Dieu, et en vertu de laquelle il affirme qu'il a pu faire que ce qui est vrai ne le fût pas, que ce qui est bien ne le fût pas, et donner ainsi, à l'un et à l'autre, un principe arbitraire.
[Les idées innées dans les Méditations].
On aurait pu demander aussi que sur la question des idées innées il remarquât, pour en éclaircir le sens d'après Descartes, outre les interprétations qu'on en trouve dans la polémique et dans les lettres, le passage même des Méditations, dans lequel, pour la première fois, elles se trouvent nommées, et où se lit l'expression former, appliquée à ces idées, laquelle écarte, dès le principe, toute manière trop étroite d'entendre cette innéité.
Il faut dire encore que dans cette analyse la partie physique et mathématique est moins approfondie et moins considérable que dans plusieurs autres mémoires, le n° 4 et le n° 2 en particulier.
Enfin, si plus tard il dit quelque chose soit sur les causes finales, soit sur les formes substantielles, ce n'est pas avec assez de développement ni avec une appréciation suffisante de la valeur historique de ces deux questions, mi-partie religieuses, mi-partie philosophiques.
Du reste, toute cette exposition, à ce peu de chose près, très-satisfaisante, se termine elle-même par un résumé, dans lequel l'auteur dégage avec précision les principes généraux de la philosophie de Descartes qui doivent avoir le plus d'influence sur les systèmes ultérieurs.
[Le groupe des disciples de Descartes].
Du maître il passe ensuite aux disciples, et d'abord à ceux qui le suivent à peu près sans dissidence ; et ici, sans répéter ce qui a déjà été dit à propos d'un autre mémoire, il faut cependant remarquer que s'il y avait dans le cartésianisme quelque chose aujourd'hui d'un peu neuf ou de moins connu à étudier et à remettre en lumière, c'était précisément ce groupe d'hommes, d'un ordre moins élevé, mais encore dignes d'attention, qui viennent en aide à Descartes, et servent avec zèle la même cause philosophique.
Or, l'auteur du mémoire ne s'est guère occupé que de Clerselier, Rohault, Delaforge et Regis, et il en a dit peu de chose ; il s'est, de plus, mêlé, à ce qu'il a dit, quelques inexactitudes de détail qu'il aurait pu éviter, comme, par exemple, lorsqu'il croit que le traité de Delaforge a été écrit en latin, tandis qu'il a été simplement traduit en cette langue ; et que cet auteur semble vouloir se couvrir du principe de l'autorité, tandis qu'il y a à citer de lui des paroles d'un sens tout opposé. Il aurait aussi pu noter que Regis, sur certains points, n'avait guère fait que suivre et presque copier Delaforge. Mais il ne parle pas de Clauberg, non plus que de Geulincx, qui ne sont cependant pas sans importance dans leur école, et qui ont même de sensibles rapports avec Malebranche et Spinoza ; il ne dit rien de tous ces confesseurs, défenseurs et commentateurs, que Descartes eut d'abord à peu près comme un ancien, et qui, en France, et hors de France, et surtout en Hollande, servirent à répandre et à populariser la philosophie cartésienne, et c'est là certes une omission.
Des purs et simples cartésiens, l'auteur arrive naturellement à ceux qui le sont avec leur génie propre, leur indépendance et leur originalité, et il commence par Spinoza.
[Spinoza vient de Descartes].
Spinoza, en effet, vient évidemment de Descartes ; et d'abord c'est de lui qu'il apprend en quelque sorte à penser, à tenir peu de compte du passé et de l'histoire, et à suivre l'évidence comme seule règle de certitude ; il est plein, sous ce rapport, de l'esprit de Descartes. Mais il en a plus que l'esprit, il en a aussi certains principes, qu'il a, il est vrai, entendus et développés à sa manière, ce qui fait dire avec raison à Leibnitz du spinozisme, qu'il est un cartésianisme immodéré, cartesianismus immoderatus. Pour ne nous arrêter qu'au capital, c'est de l'idée de sa substance généralisée et systématisée avec rigueur d'après Descartes, que Spinoza a tiré son unité de substance, le double attribut de cette unité, le double mode de cet attribut. Descartes, il est vrai, averti, soit par ses propres réflexions, soit par certaines témérités de déduction de quelques-uns de ses disciples, s'était hâté d'ajouter, en définissant, comme il le faisait, la substance en général, qu'il ne fallait pas prendre le mot au regard des créatures dans la même acception qu'un regard du créateur ; et Regis, de son côté, fidèle interprète de ces paroles, disait que si l'être créé n'est pas une substance par soi, il est une substance en soi ; mais il n'est pas moins vrai que ce principe pouvait être entendu comme il le fut par Spinoza, et donner lieu à la doctrine qu'il en déduisit sans détour avec toute l'inflexibilité de sa logique de géomètre.
L'auteur suit et marque habilement ce rapport essentiel de Spinoza à Descartes ; il en indique également d'autres, moins importants et secondaires, mais qu'il était bon de ne pas négliger.
[Ce qui sépare Spinoza de Descartes]
Il a soin en même temps de rappeler les différences qui les distinguent et les séparent ; et en tout, cette partie qui devait être comme elle l'est, fondamentale dans le mémoire est traitée solidement et dans une très-juste mesure. Elle est en particulier terminée, sous forme de conclusion, par un morceau remarquable où il fait de plus en plus saisir cette étroite filiation de l'auteur des Méditations à celui de l'Ethique. Il porte d'ailleurs, dans cette appréciation, outre une sagacité remarquable, un sentiment de sympathie et de juste réhabilitation pour la personne du pauvre juif, qui lui aussi, comme Descartes, mais à de plus dures conditions, dévoua sans partage à la philosophie sa douce et patiente âme ; sentiment auquel il peut d'autant mieux se livrer sans scrupule, que dans son bon sens éclairé, s'il est indulgent à l'homme, il ne faiblit ni ne fléchit devant les principes du système, et que, s'appuyant de Leibnitz, il les attaque et les combat avec force et fermeté.
[Malebranche vient aussi de Descartes].
Malebranche vient de Descartes à peu près comme Spinoza ; seulement c'est avec moins de conséquence ; c'est avec une réserve de pensée que lui imposent sa croyance et son zèle de prêtre, et qui ne pouvait retenir le fils émancipé, ou plutôt révolté et indépendant de la synagogue. L'auteur a soin de le faire remarquer avant de donner l'analyse des différentes théories du système de Malebranche, telles que celles de la Vision en Dieu, de l'Existence du monde, de la Liberté et de la volonté, enfin des Causes occasionnelles ; et, après les avoir exposées, il rappelle encore ce point de vue qu'il résume en ces termes : "La différence entre leurs doctrines (celles de Spinoza et de Malebranche) est peut-être plus apparente que réelle ; leurs principes sont les mêmes : un peu plus ou un peu moins de logique, voilà tout ce qui les sépare." Spinoza aurait pu prendre aussi pour devise philosophique ces paroles des Actes des apôtres, sur l'autorité desquelles s'appuie souvent Malebranche : In ipso vivimus, movemur et sumus (p. 277) ; et qu'il a prises, en effet, ou du moins l'équivalent, aurait pu ajouter l'auteur ; car on sait que l'épigraphe du Tractus theologico-politicus est : Per hoc cognoscimus quod in Deo manemus, et Deus manet in nobis, et quod de spiritu suo dedit nobis. (Saint Jean, épît. 5, chap. 4, vers. 13.)
[Geulincx et Malebranche].
Et, puisque avec l'intérêt qu'inspire justement un travail si bien fait, dont on voudrait effacer ou réparer les défauts, nous avons pris soin de noter toutes les taches qui s'y rencontrent, il est à regretter, nous l'avouerons, que, pour avoir négligé de parler de Geulincx, l'auteur n'ait pas montré les rapports évidents qui en plus d'un point important le rapprochent de Malebranche ; car en lui aussi il y a des traces, et des traces assez sensibles, soit des Causes occasionnelles, soit même de la Vision en Dieu : elles paraissent non douteuses dans sa Metaphysica vera, et surtout dans son Ethique ; c'est le même esprit chrétien qui, mal tempéré et détourné de sa voie régulière, incline imprudemment vers une sorte de mysticisme, dans lequel sont bien près de se perdre et de périr la liberté et la personnalité humaines.
Malgré tout cependant, comme celui de Spinoza, ce morceau se distingue par une simplicité et une sûreté de vues, par une intelligence des rapports qui se remarquent constamment dans la suite de ce mémoire.
[La filiation de Descartes à Locke].
De Descartes à Spinoza, ainsi qu'à Malebranche, la filiation est sensible ; mais elle ne l'est pas autant de Descartes à Locke lui-même ; elle est d'ailleurs moins profonde ; et la preuve, c'est que si les deux premiers se séparent de leur maître, c'est en poussant la suite de sa doctrine, comme dit Leibnitz, et non en le combattant, tandis que Locke, au contraire, l'attaque, et se porte son adversaire. C'était donc là une relation à bien reconnaître et à bien définir, et l'auteur l'a fait avec discernement et justesse ; et comme des deux faces sous lesquelles se présente cette relation, la plus apparente et la plus vulgaire est celle de la différence, il s'est surtout attaché à celle de la ressemblance, guidé dans cette vue par D. Stewart, qu'il a soin au reste de citer, et auquel il attribue le mérite d'avoir été un des premiers à considérer Locke sous ce rapport. Ce qui fait donc que, selon lui, Locke procède de Descartes, c'est la méthode, c'est l'esprit, c'est le sens psychologique ; l'auteur l'explique et le démontre par des textes, qui, en effet, ne laissent guère en eux-mêmes de doute à cet égard, et pourraient tout au plus, dans leur opposition à des textes différents, donner lieu au reproche d'inconséquence et de contradiction auquel Locke n'a pas toujours échappé.
[Inconséquences et contradictions de Locke].
En voici quelques-uns :
"Je ne m'engagerai point, dit Locke, à considérer en physicien la nature de l'âme, à voir quels mouvements doivent s'exciter dans les esprits animaux, ou quels changements doivent arriver dans notre corps pour produire, à la faveur de nos organes, certaines sensations ou certaines idées …" Il dit encore, liv. 2, chap. XXIII, de l'Essai : "Voici, en peu de mots, à quoi se réduit l'idée que nous avons du corps. La substance de l'esprit nous est inconnue, et celle du corps nous l'est tout autant. Nous avons des idées claires et distinctes des deux premières qualités ou propriétés du corps, qui sont la cohésion des parties solides et l'impulsion. De même nous connaissons dans l'esprit deux premières qualités ou propriétés, dont nous avons des idées claires et distinctes, savoir : la pensée et la puissance d'agir …" Et plus loin, dans le même chapitre : "Nous avons autant de raison de nous contenter de l'idée d'un être immatériel que de celle que nous avons du corps, et d'être également convaincus de l'existence de tous les deux ; car il n'y a pas plus de contradiction que la pensée existe séparée et indépendante de la solidité, qu'il n'y en a que la solidité existe séparée et indépendante de la pensée …" Qu'on rapproche, avec l'auteur du mémoire, ces passages de passages analogues qu'on trouve sans peine dans Descartes, et on se convaincra qu'en effet la méthode de l'Essai sur l'entendement humain est à peu près celle des Méditations.
Il est encore un autre rapprochement à faire entre ces deux philosophes : c'est l'idée de l'âme considérée comme substance passive, ce qui fait dire à M. Maine de Biran que le sage Locke, en parlant de la substance d'après Descartes, abonde sans le vouloir dans le sens de Spinoza.
Or ces points suffisent certainement pour constater la filiation du père de la philosophie moderne à l'homme qui, en la détournant du spiritualisme au sensualisme, ne l'a pas moins, sous quelques rapports, fidèlement suivie dans la voie où d'abord l'avait placée Descartes, et l'auteur du mémoire a sagement fait de dire, surtout avec les réserves qu'il y met justement, que l'Essai sur l'entendement humain, en raison de la popularité dont il a joui, a peut-être, après les Méditations, contribué, plus que tout autre ouvrage, à répandre l'esprit de la véritable méthode psychologique.
[Leibnitz : un penseur selon Descartes].
Il explique Leibnitz comme il a expliqué Locke, Malebranche et Spinoza ; c'est aussi, à ses yeux, un penseur selon Descartes, mais non en tout ni pour tout, et qui l'est d'ailleurs comme le génie peut l'être à l'égard du génie. Leibnitz, de la haute position qu'il prend dans l'histoire, est à la fois le partisan et l'adversaire de Descartes, l'adversaire en un point, le partisan en l'autre. Il voit dans Spinoza un cartésianisme immodéré, et il le modère, ou plutôt, car c'est la seule bonne manière de modérer un excès, il le combat dans son principe, dans l'idée de substance, et il lui oppose celle de force, de cause substantielle, à la pure passivité il substitue l'activité ; à ces existences qui n'en sont pas, qui ne sont que des modes d'attributs, de pleines et entières existences, des entéléchies, des monades. Mais, d'autre part, on dirait que s'il voit dans Spinoza un cartésianisme immodéré, il voit dans Malebranche, au moins sous certains rapports, un cartésianisme trop modéré, et il ne consent à accepter l'hypothèse de l'assistance divine ou des causes occasionnelles, que pour la transformer hardiment en celle de l'harmonie préétablie. Il ne réprime ainsi d'une main la philosophie cartésienne que pour lui lâcher la bride de l'autre ; il ne la refrène en un sens que pour la pousser dans l'autre, et malheureusement, dans ce double effort, il se contrarie et s'entrave lui-même ; il affaiblit, par l'une de ces idées, les heureux effets de l'autre, et par l'harmonie préétablie porte coup aux monades.
Tel est en résumé le sentiment de l'auteur au sujet de Leibnitz, sentiment juste en lui-même, et auquel il ne manque, pour être plus complet, que de s'être étendu de la métaphysique à la physique et aux mathématiques, et d'y avoir suivi le lien qui, là encore, unit Leibnitz à Descartes.
[La part prise au mouvement cartésien, par d'autres auteurs].
Il devient moins important de voir comment l'auteur envisage et estime, pour la part qu'ils ont prise au mouvement cartésien, d'autres esprits également éminents, mais moins spécialement philosophiques, Pascal, Bayle, Port-Royal, Bossuet, Fénelon, etc., etc. Nous nous bornerons à quelques remarques qui suffiront à cet égard. Ainsi, il montre bien comment Bayle, d'après l'esprit de scepticisme qui l'anime constamment, affecte de soutenir ce qu'il y a de moins plausible dans Descartes, comme le principe de la conservation, la théorie de l'assistance, l'hypothèse de l'animal machine, pour en tirer ensuite des objections contre la liberté et la Providence (p. 332) ; comment la logique de Port-Royal se rattache et tient étroitement à la philosophie de Descartes ; il aurait peut-être pu aller plus loin, et dire que Descartes lui-même y avait coopéré, ou du moins, pour certaines parties, avait expressément été mis à contribution.
A ses observations très-justes sur le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même de Bossuet, il aurait pu ajouter, pour plus amples informations, qu'avec Bossuet, qui, en effet, termina l'imitation par un ouvrage inimitable, il y eut plusieurs auteurs, tels que le P. Lami, Clauberg, et même des hommes moins connus dans l'histoire de la philosophie, l'aïeul du chancelier Séguier, par exemple, qui firent chacun à leur manière leur Connaissance de Dieu et de soi-même ; tant il est vrai, encore une fois, que Descartes, qui avait comme donné le ton à ces sortes de traités dans ses Méditations, fut d'un exemple fécond et puissant pour son siècle. Enfin il remarque avec raison que combattre comme Fénelon le spinozisme par le cartésianisme, ce n'est pas bien choisir son terrain, ni se servir des meilleurs armes, et qu'il lui manque sous ce rapport, comme à tous les disciples de Descartes, quelque principe plus vrai qui lui permette d'être un adversaire plus conséquent et plus fort, et que le véritable adversaire à opposer à Spinoza, ce n'est pas Descartes, mais Leibnitz.
[Les vérités et les erreurs du cartésianisme].
Mais nous laissons ce morceau relatif à l'Influence de la philosophie cartésienne sur les grands écrivains du XVIIe siècle, qui est encore philosophique, mais ne serait pas loin de devenir littéraire, et qui d'ailleurs en lui-même est quelque peu incomplet, pour nous hâter d'arriver à celui qui détermine le mémoire sous ce titre : De la part de vérité et d'erreur contenue dans le cartésianisme, et qui est ou du moins doit être bien autrement philosophique.
L'auteur y dit en résumé, à la suite d'une discussion qui a pour but d'amener et de justifier ses conclusions (p. 502), "que l'évidence posée comme le signe unique et infaillible de la vérité et la souveraineté de la raison, que la distinction nette et profonde des phénomènes de l'esprit et des phénomènes du corps, avec la vraie méthode philosophique qui en est la conséquence, et l'existence d'idées autres que celles qui nous viennent des sens, telles sont les trois grandes vérités que contient le cartésianisme ; mais qu'à côté il renferme un plus grand nombre d'erreurs, telles qu'en métaphysique la nécessité d'établir la légitimité du criterium de l'évidence par la démonstration de l'existence de Dieu, la démonstration même de cette existence, la négation de l'évidence du monde extérieur, la confusion de la volonté avec l'intelligence, de la résolution avec le jugement, l'hypothèse touchant les bêtes, et enfin la plus capitale de toutes, le principe de la passivité des substances créées ; et, en physique, la théorie des tourbillons, qui toutefois a préparé les grandes découvertes de Newton, et a été jugée par d'Alembert une des plus belles hypothèses que le génie de l'homme ait jamais conçues, et enfin aussi, comme capitale, l'explication physiologique du Traité de l'homme."
Tel est le compte que dresse l'auteur des erreurs et des vérités à reconnaître dans Descartes. Ce compte est-il complet, et en lui-même est-il exact ?
[Ce sur quoi Bouillier commet des omissions].
On peut d'abord y remarquer certaines omissions ou prétermissions, comme quand, par exemple, il ne discute pas, ou ne touche qu'en passant la doctrine des idées innées, celle des causes finales, celle des formes substantielles, celle du principe et de l'origine des vérités nécessaires, et quelques autres points de métaphysique qui se trouvent soit dans les écrits dogmatiques, soit dans les écrits polémiques, soit dans les Lettres de Descartes. En physique il y a également plusieurs parties assez importantes qui ont été négligées, ou trop sommairement appréciées, comme, par exemple, les idées des lois du mouvement, de l'espace, du plein et des éléments ; et en général sur ces matières, dans la critique comme dans l'exposition, l'auteur a été un peu court, surtout comparativement aux meilleurs de ses concurrents.
[Ce sur quoi Bouillier commet des erreurs d'apréciation].
Mais il est un point sur lequel il n'y a pas eu de sa part oubli ou absence de discussion, et qui nous paraît mériter un autre genre de reproche, celui d'inexacte appréciation ; c'est le point relatif aux preuves de l'existence de Dieu. De ces trois preuves il en est une, celle tirée de la conservation ou de la création continuée, que l'auteur examine à peine, vraisemblablement parce qu'il l'admet ; or, même en l'admettant, il y avait à la juger et