Sun Wukong du Xiyou ji, ou les Aventures du singe chinois, selon Wu Cheng’en

Les traductions du chinois en français provoquent des variations dans les intitulés. Sans conteste il s’agit bien d’un « singe », l’un des personnages du roman intitulé « Le Voyage en Occident » ou encore « La Pérégrination vers l’Ouest ».

Ce singe on le trouve partout : dans les romans, dans les bandes dessinées, à l’Opéra de Pékin, dans les films, au cirque, dans les mangas. Et plus encore.

SUN WUKONG, LE SINGE VOLANT

Le voilà donc, à nouveau ! Joyeux et bondissant. Mais oui, c’est bien lui, Wu le singe, ou mieux encore, Sun Wukong, le personnage le plus populaire de la littérature enfantine en Asie.

On le reconnaît sans hésiter, à sa jupette en peau de tigre, à son foulard noué à la hâte, et à son bâton de combat, barre de fer cerclée d’or, qu’il maintient fermement, avec son bras droit replié derrière le dos.

Le singe scrute le ciel, en protégeant ses yeux de l’éclat du soleil. Et il a bien raison. Car, bientôt, il va s’envoler encore plus haut dans l’azur.

Cet animal insolent et audacieux illustre ici un cerf-volant, encore soigneusement replié dans sa pochette transparente. À y regarder de plus près, on devine les fines baguettes de bois qui vont donner un peu de solidité à la machine volante, et le fin cordon qui la reliera à la main de l’enfant courant sur la grève ou à travers champs.
Jouet bon marché, vendu par exception en France, sur le stand de Chine, à la Cité internationale de la Fête de l’Humanité.

PROLOGUE D’UN VASTE ROMAN.

Ce singe, personnage si familier pour des milliers et des milliers d’enfants, sort d’un roman célèbre. Il est le héros des sept premiers chapitres d’un roman qui en comporte quatre-vingt-dix-neuf [plus un!] et qui a pour titre Xiyou ji.

Soit en chinois, trois caractères :
Xi. L’Ouest, sous-entendu l’Ouest immédiat de la Chine. Entendons par là l’Inde, patrie du bouddhisme.
You. Le Voyage. La randonnée. Au sens aussi où les taoïstes évoquent l’extase mystique comme une randonnée lointaine : <yuan you>.
Ji. Mémoires. Comme dans le titre de l’ouvrage de Sima Quian : Shi Ji, Mémoires historiques.

Ainsi, Xiyou ji, qu’on pourrait traduire par Récits d’un Voyage à l’Ouest ; Relation d’un voyage en Occident ; ou mieux encore, dans la subtile traduction du sinologue André Lévy : La Pérégrination vers l’Ouest.

Roman-fleuve, où le pèlerin vertueux mais un peu désemparé, le singe intrépide, le cochon jouisseur, le dragon transformé en cheval blanc, affrontent tour à tour, avec le secours si nécessaire des dieux et des déesses, démons, sorciers, magiciens et animaux monstrueux.
Dans des culbutes sur les nuages, dans la noirceur des cavernes, au sommet vertigineux des montagnes. Le tout à un rythme d’enfer, mêlant joyeusement l’invraisemblance du fantastique et le charme enfantin du merveilleux. Échafaudage énorme où, à chaque instant, sous le feu de l’action galopante, tout se disloque à grand fracas, et se reconstruit par miracle ; pour que triomphe enfin, à bout de course, on s’en serait douté, le Bien sur le Mal.

 

Pour le roman en son entier, nous n’en dirons pas plus. Si l’on veut en savoir davantage, qu’on prenne le temps de lire, de relire, et pourquoi pas de relire encore d’une seule traite, si on s’en croit capable, les deux mille trois cents pages de La Pérégrination vers l’Ouest, dans sa traduction quasiment complète, mêlant prose et poésie, parue en 1991, aux éditions Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], texte traduit, présenté et annoté, justement, par André Lévy, longtemps professeur de l’Université Bordeaux III, qui aujourd’hui, toujours vif, a largement dépassé ses quatre-vingt cinq ans.

LE SINGE EN PAYS DE FRANCE

Aussi, au prix de quelques adaptations, le singe a-t’il souhaité après-coup s’intégrer dans le paysage de la littérature enfantine française. Et raconter quelques moments de son étourdissante histoire.

 

Comment, sur la Montagne des Fleurs et des Fruits, il a été élu le Roi des singes ; comment il s’est attribué le nom ronflant de Grand Saint Égal au Ciel ; comment il a conquis le pouvoir de se transformer ; comment en s’arrachant poil après poil, il a l’assurance de se multiplier à l’infini ; comment il a triomphé du redoutable démon du Chaos ; comment il a dérobé au dragon des Mers Orientales le bâton de fer, cerclé d’or, qui servait jadis à soutenir la voûte céleste, mais qui peut aussi se réduire à la taille d’une aiguille minuscule qu’on cache derrière le lobe de son oreille ; comment il s’est rendu aux Enfers, pour rayer à tout jamais son nom du registre des morts à venir ; comment il est devenu le gardien étourdi des chevaux du Ciel ; comment il a gagné mille combats ; comment il dérobe les pêches d’immortalité qui appartiennent à la redoutable Reine-Mère ; comment il s’est gavé des précieuses pilules de cinabre réservées à Lao-Zi. Excusez du peu.Et enfin comment, pour être pardonné, devenu <Singe conscient de la Vacuité > [tel est le sens de Sun Wukong], il a été enrôlé pour accompagner un pèlerin se rendant à l’Ouest. Autrement dit en Inde. Pour l’aider dans sa mission toute religieuse et rapporter en Chine les sacrés rouleaux encore manquants du précieux Canon bouddhiste.

UNE HISTOIRE VÉRITABLE

Les premières aventures du singe, avant qu’il ne devienne singe pèlerin, n’ont rien à voir avec une histoire véritable.Mais, pour le reste, il est bien vrai qu’au début du VII ème siècle, un certain moine bouddhiste du nom de Xuanzang [vers 596-vers 664] s’est rendu en Inde. Certes, au fil des temps, des centaines, sinon des milliers de moines, s’agrégeant aux caravanes des marchands qui partaient au nord sur la Route de la Soie, traversaient les passes et pénétraient dans les contrées barbares.Mais pas un, après un long séjour de dix-sept ans, n’a rapporté autant de centaines de rouleaux de textes, voire plus d’un millier,  appartenant à la littérature consacrée à Bouddha.
Pas un n’a rédigé comme lui dès son retour, en douze tomes, des « Mémoires sur les contrées occidentales ».
Pas un, jadis, n’a été gratifié, comme lui, des faveurs de l’Empereur.
Pas un, aujourd’hui, ne peut s’enorgueillir de disposer du temple de La grande Oie sauvage, à X’ian, comme réceptacle des œuvres rapportées et traduites du sanscrit en chinois.

RACONTER AVANT D’ÉCRIRE.

S’est alors propagé peu à peu, auprès d’un public populaire, un récit s’appuyant peu ou prou sur les aventures du moine, en les déformant, en les amplifiant, en les enjolivant. Y mêlant progressivement au cours des siècles, ce qu’il faut de merveilleux pour mieux provoquer l’enthousiasme ; ce qu’il faut de monstres et de fantômes pour susciter davantage d’effroi ; ce qu’il faut de combats incertains pour accroitre le suspense ; ce qu’il faut de bienveillantes et surnaturelles créatures  pour rassurer enfin l’auditeur sur l’issue finale.

Alors s’est produit ce qui advient généralement : on est passé d’une littérature orale à une littérature écrite. Non pas écrite dans la langue savante des lettrés qu’on apprend pour les concours, que certains lisent et qu’on ne parle pas ; mais dans la langue de tout un chacun, qu’on parle et que jadis on n’écrivait guère. Langue parlée donc, et qui a fini peu à peu à être écrite et même, elle aussi,  à être littéraire.
Ainsi La Pérégrination vers l’Ouest a-t’elle fini par se transformer, au terme d’un long processus culturel qui s’étend du VII ème au XVI ème siècle, de l’Empire des Tang à l’Empire des Ming, en un roman aux cent épisodes, avec une version définitive qu’on a l’habitude de dater de 1592.

Et, bien qu’il soit paru, comme il convient, sans nom d’auteur, qu’on attribue généralement à un certain lettré du nom de Wu Cheng’en [vers 1506-vers1582], né dans la province de Jiangsu, et ayant fait ses études à l’Université de Nankin.

LE VOLEUR DES FRUITS CÉLESTES

Des très longues aventures décrites dans la Pérégrination vers l’Ouest, on retient à l’usage des enfants, les cinq ou sept premiers chapitres. Autrement dit de la naissance du singe, éclos d’un œuf de pierre, jusqu’à sa capture et son enfermement pour cinq cents ans dans l’épaisseur d’une montagne.

On sait que pendant cette longue introduction au roman, le singe, aux yeux pailletés d’or, a l’occasion de se livrer dans l’empire des Dieux à tout un arsenal d’insolentes facéties : laisser échapper les chevaux du haras céleste ; voler les pêches du jardin de la Reine-Mère ; ingurgiter à s’en rendre malade les petites pilules d’immortalité du grand Laozi.
Ce sont tel ou tel de ces épisodes qui sont repris et adaptés dans la centaine des versions existantes de la littérature enfantine.

Parmi les versions traduites en français on peut citer < Le Roi des singes vole les fruits célestes >. Adaptation et illustrations de Mei Ying [Chine. Beijing (Pékin) : Éditions en langues étrangères. 24, Bai Zhuang].Dessin animé, d’un peu plus d’une heure, formidablement enchanteur, plein de grâce, d’énergie et de combats réglés comme des danses vertigineuses rythmés au son guerrier des cymbales.

VERSION MODERNE EN CHINOIS

Et, aujourd’hui, si on se promène à Paris, dans l’un des quartiers populaires où fleurissent les boutiques chinoises, il suffit de pousser la porte d’une librairie. Et même si votre accent n’est pas très juste, l’enfant au comptoir aura tôt fait de vous trouver parmi les rayons engorgés jusqu’au plafond, le livre complété d’un « compact disk » qui fera votre bonheur.

 

Le cochon [zhu] Zhu Bajie, gras à souhait est bien là, aux aguets pour satisfaire ses sens toujours en éveil, plus particulièrement son odorat agréablement flatté dans cet épisode par la bonne odeur des fruits de gingseng.

Et les trois Xing, autrement dit les trois étoiles [xing], Longévité, Bienveillance, Bonheur, représentés par trois personnages familiers. De gauche à droite, Shou Xing, le vieillard au long crâne, avec la pêche d’immortalité, symbole de Longévité ; Lu Xing, portant la coiffure d’un haut fonctionnaire, symbolisant la Bienveillance ; Fu Xing, vêtu d’une robe simple de marchand, symbolisant le Bonheur.

CÉLÉBRATION ET MOQUERIES D’UN PEU DE TOUT

On sait que, dans sa tradition culturelle, la Chine fait vivre ensemble trois visions du monde nettement contradictoires.
D’abord, d’antiques conceptions animistes, déjà forgées par les chamans, plus de mille ans avant J.-C., mêlant art divinatoire, voyages célestes et dévotions aux esprits du ciel, de la terre et du sous-sol. Visions du monde reprises en compte par le taoïsme populaire, toujours vivace.
Ensuite le confucianisme, né autour du cinquième siècle avant J.-C., perdurant vaille que vaille jusqu’à nos jours, défenseur des valeurs traditionnelles de respect des anciens, de la famille et de l’autorité.
Enfin plus tardif, le bouddhisme né en Inde, à la fin du VI ème siècle avant J.-C., et qui s’introduit en Chine dès le premier siècle après J.-C. Soutenu souvent par les empereurs successifs, et qui connaît son apogée au début des années 800, avant de subir la persécution de 845.

Mais ici, ce que l’on distingue brièvement, pour plus de clarté, est vécu dans la réalité du quotidien, comme faisant bon voisinage, se mêlant dans un syncrétisme confus, souple et apaisé.
Aussi dans La Pérégrination vers l’Ouest, si le confucianisme ne montre guère le bout de son nez, Taoïsme et Bouddhisme coexistent.

Le pèlerin, un peu niais, affublé du nom de Tripitaka, autrement dit Trois corbeilles, est incontestablement un bouddhiste convaincu de « l’École de la connaissance ».
Le singe, avec sa jupette en peau de tigre, son foulard noué à la hâte, est dans la lignée des chamans familiers des bêtes sauvages et dans la mouvance matérialiste du taoïsme. Mais quand il lui arrive malheur, c’est Guanyin, Bodhisattva sinisée, toujours bonne consolatrice, qui le délivre.
Ici les moines taoïstes, paillards et pervers maltraitent les bons bouddhistes. Là, par contre, c’est Laozi lui-même, avec son éventail en feuilles de bananier, qui est en scène à califourchon sur son buffle noir.

Le fantastique et le merveilleux sont tellement sollicités qu’on est assuré que l’auteur, maître du scénario, même s’il y prend un plaisir enfantin, n’y croit guère. Il en rajoute et, sous couvert de célébration respectueuse, ne manque pas une occasion de se railler.
Selon la tradition lettrée, sceptique par nature, l’écrivain, amuseur de son public et de ses lecteurs, sait bien que ces histoires de goules, de fantômes, de monstres sans queues ni têtes, de réincarnation, de transformation, accumulées à satiété, chapitres après chapitres, ne sont que fantaisies et croyances d’esprits naïfs, heureux de s’en laisser conter.

UN PEU DE POÉSIE POUR FINIR

Il n’empêche. Le Singe est personnage à célébrer. Non seulement dans les multiples temples qui, en Chine, lui sont consacrés. Où le Grand Saint Égal au Ciel, aux pouvoirs magiques si enviables, est perçu comme proche de nous, pauvres humains.
Il est à célébrer dans les petits objets des jouets ou de la vie quotidienne. On en voit ici un exemple dans le décor du cerf-volant, ou dans ce simple pommeau d’une canne.

Il est à célébrer dans les adaptations des écrivains français qui tentent de le faire connaître au public de leur pays. On songe ici à Frédérick Tristan et à son roman paru en 1972, chez Christian Bourgois : Le Singe égal du ciel.Mais le Singe est à célébrer aussi dans les productions poétiques des « lettrés » chinois. Ces derniers ne font pas qu’apprendre les Quatre Livres et les Cinq Classiques. Par tradition ils retiennent par cœur des milliers de vers et ont lu attentivement les grands monuments de leur littérature. Aussi, qu’on ne s’étonne pas si dans un de leurs écrits, on trouve ce poème, qu’on a pu traduire ainsi :

Le Singe d’Or brandit son bâton fabuleux,
Et l’univers de jade est purgé de poussière.
On acclame aujourd’hui le grand Sun merveilleux,
Car de nouveau s’élève une brume sorcière.

Aura-t’on reconnu, en ces quatre vers  empruntés à la forme classique du huitain [liu che] un poème écrit le 17 novembre 1961 [y a-t-il donc déjà si longtemps?] par l’homme politique qui s’est inscrit dans l’histoire sous ce nom : Mao Zedong ?

JJB, 12-2012