Emmanuel Joyau [1850-1924], professeur de philosophie à la Faculté des Lettres de Clermont, a une cinquantaine d'années quand il a à apprécier la portée d'un certain normalien et agrégé de philosophie du nom d'Henri Bergson [1859-1941], qui, quinze ans plus tôt a été chargé de conférences de philosophie [1884-1887] à l'Université de Clermont.
Emmanuel Joyau [1850-1924] publie en 1899 un ouvrage faisant l'historique détaillé de l'enseignement de la philosophie à la Faculté des Lettres de Clermont, sous le titre : La Chaire de Philosophie à la Faculté des Lettres de Clermont, 1855-1893 [Clermont-Ferrand : Typographie et lithographie G. Mont-Louis. In-8, 58 p., 1899].
LES PROFESSEURS DE PHILOSOPHIE A CLERMONT-FERRAND.
La Faculté des Lettres de Clermont, créée initialement en 1808, supprimée par la Restauration, et reconstituée par le décret du 22 août 1854, voit la création d'une chaire de philosophie par décret du 8 août 1855.
Jusqu'à 1893, les cinq titulaires de la chaire de philosophie sont successivement, de 1855 à 1858, Félix Nourrisson [1825-1899] ; de 1858 à 1871, Antonin Rondelet [1823-1893] ; de 1872 à 1875, Louis Victor Arren [1833-1893] ; de 1875 à 1877, Jules Francisque Gérard [1839-1898] ; de 1877 à 1893, Henri Pierre Désiré Luguet [1833-1893].
EMMANUEL JOYAU.
Emmanuel Joyau [1850-1924], ancien élève de l'Ecole normale supérieure [1869], agrégé de philosophie [1873], docteur ès-lettres [Paris, 1879].
Professeur de philosophie au lycée d'Auch [1873], de Limoges [1874], d'Angoulême [1879], de Douai [1883]. Chargé de cours à la Faculté d'Aix [1887], de Clermont-Ferrand [1893], titulaire de la chaire de Philosophie à la Faculté des Lettres de Clermont-Ferrand en 1894.
C'est alors qu'il est lui-même le sixième titulaire de la chaire de Philosophie à la Faculté des Lettres de Clermont qu'Emmanuel Joyau publie son ouvrage. Désireux d'être juste et complet, il consacre à la fin de son livre quelques lignes sur le relativement jeune Henri Bergson, alors âgé de quarante ans, dont « l'influence, dit-il, sera sans doute féconde pour le progrès des études philosophiques ».
Le jugement de l'aîné se confirmera aussi bien pour ce qui est des études philosophiques que des honneurs concernant le cadet : membre titulaire de l'Académie des Sciences morales et politiques [14 décembre 1901], membre de l'Académie française [12 février 1914], prix Nobel de Littérature [8 décembre 1927].
Paraissent en 1907, L'Évolution créatrice ; en 1919, L'Énergie spirituelle ; en 1922, Durée et simultanéité ; en 1932, Les Deux sources de la morale et de la religion ; en 1934, La Pensée et le mouvant.
LE TEXTE DU JUGEMENT D'EMMANUEL JOYAU SUR BERGSON.
Nous ne saurions oublier dans cet historique, M. Bergson [1] qui, professeur de philosophie au Lycée de Clermont depuis 1883, fut, à partir de 1884 [2], chargé de faire deux conférences par semaine à la Faculté. M. Bergson, n'étant que maître de conférences, ne fit pas de cours et ne fut pas connu du public ; mais il rendit les plus grands services aux étudiants : il avait un sens profond des problèmes métaphysiques, une rare pénétration de psychologue, un remarquable talent de parole, le goût le plus délicat en matière de style. Il donnait l'exemple d'un travail infatigable : il avait publié chez Delagrave [1884] une édition des Extraits de Lucrèce [3] avec une longue introduction où il étudiait avec une égale compétence la physique de Lucrèce, sa poésie et sa langue ; il traduisit de l'anglais l'ouvrage très considérable et très intéressant de J. Sully sur les Illusions des Sens et de l'Esprit [4] ; il envoya à la Revue philosophique [nov. 1886] une note sur la Simulation inconsciente dans l'hypnotisme [5]. Enfin, c'est à Clermont qu'il prépare une thèse profondément originale et suggestive qu'il soutint en 1889 sur les Données immédiates de la conscience [6]. Il avance cette opinion quelque peu paradoxale que les états de conscience ne différent jamais de quantité ni d'intensité, mais de qualité, ce qui nous empêche de nous en faire une idée exacte, c'est qu'aux données immédiates de la conscience nous mêlons toujours des éléments empruntés à la notion d'espace, si familière à notre esprit, qu'il nous est rarement possible de nous en dégager. Nulle part l'influence de ces mauvaises habitudes d'esprit et de langage, de ces associations d'idées vicieuses, ne se fait sentir d'une façon plus néfaste qu'à propos de la question du libre-arbitre ; elle n'est insoluble, d'après M. Bergson, que parce qu'elle est mal posée et toutes les objections que l'on élève contre la liberté morale de l'homme disparaissent quand on comprend le caractère absolument différent des divers ordres de causes. Le sujet de la thèse latine est la théorie d'Aristote sur l'Espace.
En 1896, M. Bergson a publié un autre livre, « Matière et Mémoire » [7], où il fait preuve des mêmes qualités de penseur et d'écrivain ; son âge permet d'espérer encore une longue série de travaux. Né à Paris, en 1859, élève de l'Ecole normale en 1878, professeur aux Lycées d'Angers [1881], puis de Clermont [1883], M. Bergson quitta cette ville en 1888. D'abord professeur au Lycée Henri-IV [8], à Paris, il a été nommé l'an dernier maître ce conférences à l'Ecole normale [9] ; c'est un poste d'honneur que plus que tout autre il était digne de remplir et son influence sera sans doute féconde pour le progrès des études philosophiques.
NOTES.
[1]. HENRI BERGSON [1859-1941].
Né le 18 octobre 1859, à Paris ; mort le 3 janvier 1941, à Paris.
Études au lycée Bonaparte [aujourd'hui Condorcet] ; prix d'honneur de discours latin pour la classe de rhétorique [1875], premier prix de dissertation en français et de mathématiques en classe de philosophie [1876], premier prix de mathématiques, cosmographie et mécanique en classe de mathématiques élémentaires.
Ancien élève de l'Ecole normale supérieure [1878], agrégé de philosophie [1881].
Nommé professeur au lycée de Saint-Brieuc, il refuse ce poste et est nommé au lycée d'Angers [5 octobre 1881-septembre 1883]. Il est en même temps professeur de littérature à l'École supérieure de jeunes filles d'Angers.
Le 3 août 1882, prononce à la distribution des prix du lycée d'Angers, un discours sur La Spécialité.
En 1883, Bergson est nommé professeur au lycée de Carcassonne [21 septembre], mais il refuse ce poste et est nommé au lycée Blaise Pascal de Clermont [28 septembre 1883-septembre 1888].
Le 5 août 1884, prononce, à la distribution des prix du lycée de Clermont, un discours sur La Politesse, qu'il reprendra, en le retouchant, en 1892, à la distribution des prix du lycée Henri-IV.
[2]. CHARGÉ DE CONFÉRENCES DE PHILOSOPHIE.
Henri Bergson, alors qu'il est professeur de philosophie au lycée de Clermont est chargé de conférences à l'Université de Clermont [14 février 1884].
Le 18 février 1884, il fait au Palais des Facultés une conférence publique sur le Rire.
Quinze ans plus tard, [1er février-15 mars 1899], le texte en paraîtra dans la Revue de Paris, puis sous forme d'un livre en 1900 : Le Rire ; essai sur la signification du comique, par Henri Bergson [Paris : Félix Alcan. Bibliothèque de philosophie contemporaine. In-18, VII-204 p., 1900].
[3]. EXTRAITS DE LUCRÈCE.
Extraits de Lucrèce, avec un commentaire, des notes et une étude sur la poésie, la philosophie, la physique, le texte et la langue de Lucrèce , par Henri Bergson [Paris : C. Delagrave. Collection des classiques latins. In-18, VIII-XLVII-159 p., 1884]. Le texte est en latin, les notes, commentaires et introduction en français.
Réédité à de nombreuses reprises : 1896, 1901, 191é, 1917, 1918, 1924, 1937, 1955.
[4]. LES ILLUSIONS DES SENS ET DE L'ESPRIT.
Le philosophe et psychologue associationniste anglais James Sully [1842-1923] fait paraître en 1881 : Illusions. A psychological Study [London : C. K. Paul & C°. The International scientific series. Volume XXXIV. In-12, XII-372 p., 1881].
Henri Bergson traduit cet ouvrage et le fait paraître, de façon anonyme en 1883, sous le titre : Les Illusions des sens et de l'esprit, par James Sully [Paris : Germer Baillière. Bibliothèque scientifique internationale, 42. In-8, II-264 p., 1883].
L'illusion, selon J. Sully, est la simulation d'une connaissance immédiate, qui relève soit de la perception externe, de la perception interne, de la mémoire, de la croyance.
[5]. DE LA SIMULATION INCONSCIENTE.
L'article d'Henri Bergson « De la Simulation inconsciente dans l'état d'hypnotisme » paraît dans le numéro de novembre 1886 de la Revue philosophique de la France et de l'étranger, dirigée par Théodule Ribot [Paris : Félix Alcan], pages 525 sq.
Le texte est daté de Clermont, 9 juillet 1886.
« Il y a deux mois environ, j'appris qu'un habitant de Clermont, M. V…, se livrait à des expériences d'hypnotisme sur des jeunes gens de quinze à dix-sept ans, avec lesquels il obtenait de remarquables effets de suggestion mentale […] ».
[6]. LES DONNÉES IMMÉDIATES DE LA CONSCIENCE.
Henri Bergson prépare partiellement sa thèse à Clermont. Mais il en continue la rédaction à Paris. En effet, le 11 septembre 1888, il est chargé d'une suppléance aux lycées parisiens Louis-le-Grand, et Henri-IV.
Et l'année suivante, est nommé le 24 août 1889 au collège Rollin [aujourd'hui Jacques Decour], où il est en poste pendant l'année scolaire 1889-1890.
A la fin de l'année 1889, le 27 décembre, il soutient ses thèses de doctorat, à la Faculté des Lettres de Paris, alors que siègent au jury Paul Janet, rapporteur ; Émile Boutroux ; Charles Waddington :
La thèse principale, en français : Essai sur les Données immédiates de la conscience [?Paris : Félix Alcan, collection Bibliothèque de Philosophie contemporaine. in-8, VIII-182 p., 1889].
La thèse secondaire, en latin : ?Quid Aristoteles de loco senserit? ?[Paris : Félix Alcan. In-8, 82 p., 1889].
[7]. MATIÈRE ET MÉMOIRE.
Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l'esprit, par Henri Bergson [Paris : F. Alcan , Bibliothèque de philosophie contemporaine. in-8, III-279 p.,1896]. L'ouvrage paraît à la fin de l'année.
Réédité à de nombreuses reprises : 1900 [deuxième édition] ; 1903 [troisième édition] ; 1906 [quatrième édition] ; 1908 [cinquième édition] ; 1910 [sixième édition] ; etc.
[8]. LYCÉE HENRI-IV.
Le 11 septembre 1888, Henri Bergson est chargé d'une suppléance au lycée Louis-le-Grand et Henri-IV. Il est en charge pendant toute l'année scolaire 1888-1889.
Après un an [août 1889-octobre 1890] où il est professeur au collège Rollin, Henri Bergson est à nouveau nommé à Henri-IV, mais cette fois [14 octobre 1890] comme professeur remplaçant de H. Michel, dans une classe de philosophie pour vétérans et nouveaux [l'autre professeur de philosophie est Paul Souquet].
Le 30 juillet 1892, prononce, à la distribution des prix du lycée Henri-IV, un discours sur la Politesse, version remaniée du discours de 1885, au lycée de Clermont.
En 1893, Bergson est nommé à Henri-IV, professeur en titre dans la classe de philosophie, division A, pour vétérans [Khâgne].
Ainsi, Henri Bergson reste à Henri-IV d'octobre 1890 à février 1898, jusqu'à sa nomination de maître de conférences à l'Ecole normale en février 1898.
En 1895, Bergson prononce le discours à la distribution des prix du Concours général : Le Bon sens et les études classiques.
[9]. MAÎTRE DE CONFÉRENCES À L'ÉCOLE NORMALE.
Le 24 février 1898, Henri Bergson est nommé maître de conférences à l'Ecole normale.
L'année précédente, mais Emmanuel Joyau omet de le signaler, Henri Bergson assure aussi, au collège de France, pour le premier semestre 1897-1898, dans la chaire de Philosophie grecque et latine, la suppléance de Charles Lévêque [1818-1900] malade.
Et après la mort de Charles Lévêque, le 4 janvier 1900, Henri Bergson sera élu titulaire de la chaire de Philosophie grecque et latine, qu'il occupera jusqu'en 1904, date à laquelle il quitte la chaire de Philosophie grecque et latine, pour devenir, le 19 novembre 1904, titulaire de la chaire de Philosophie moderne, occupée précédemment par Gabriel Tarde [1843-1904]. Bergson est titulaire de la chaire de Philosophie moderne de 1904 à 1921.
Mais cela ne signifie pas pour autant que la carrière de Bergson se déroule sans difficultés. En 1894 il a posé sa candidature à la Sorbonne sans succès. Et refuse, la même année, une nomination de maître de conférences à Bordeaux.
En 1898, Henri Bergson, à nouveau pose sa candidature à la Sorbonne, sans succès.