La mort de Martin : opium et ferveur religieuse, 1864

Paul François Dubois, président de l’Association des Anciens élèves de l’École normale [1850-1866] rédige chaque année les notices des élèves disparus. En 1864, il consacre un texte à Pierre Martin [1793-1864], de la promotion 1812. Comme à son accoutumée, il donne libre cours à son lyrisme pour décrire les derniers jours de ce normalien.

Paul François Dubois [1793-1874], lui-même ancien élève de l’École normale [1812], directeur de l’École de mars 1840 à juillet 1850, vice-président de l’Association des Anciens élèves [1846-1849] puis son président [1850-1866], rédige régulièrement, dans le Bulletin de l’association, les dizaines et dizaines de nécrologies se rapportant aux élèves disparus.

UNE NÉCROLOGIE BIENVEILLANTE.
Le plus souvent il donne aussi une place à des commentaires se rapportant à l’histoire de l’institution et à des épisodes de la vie professionnelle ou personnelle de l’ancien. Souvent sont soulignés les traits qui se rapportent au côté bien-pensant, entendons par là le libéralisme orléaniste et modéré, la réticence face à l’impérialisme napoléonien, la religiosité chrétienne, qui forment la trame de l’idéologie dominante propre au normalien de cette époque.
Le portrait de Pierre Martin [1793-1864], de la promotion 1812, décédé en 1864, s’inscrit dans cette démarche générale. Il est d’autant plus touchant que Paul François Dubois et Pierre Martin sont de la même promotion. La fin édifiante de ce dernier est décrite avec le lyrisme qui sied aux nécrologies bienveillantes.

LA MORT DE PIERRE MARTIN.
On trouvera ci-dessous, un large extrait de la notice rédigée par Paul François Dubois.

[Le tourbillon du monde].
« La révolution de 1848, bien qu’elle n’eût pas ses sympathies, le trouva fidèle à ses devoirs, et le maintint à son poste. Mais lorsque la loi de 1850, à la fois impolitique et stérile, même pour le but qu’elle se proposait, brisa les ressorts académiques pour les dissoudre dans cette poussière de quatre-vingt-six rectorats départementaux, et placer l’autorité universitaire amoindrie entre le préfet et l’évêque, avec le faux honneur d’une présidence qui n’était qu’une servitude, [Pierre] Martin ne voulut pas descendre, demanda sa retraite et revint avec une large et sûre aisance se fixer à Paris, où se renouèrent bien vite ses anciennes liaisons : les ambassades, les maisons françaises et étrangères les mieux informées lui furent rouvertes ; il y recueillait des observations, des nouvelles, des anecdotes dont il aimait à enrichir ses causeries avec quelques intimes.

[Le début des souffrances].
Un intérieur charmé par les soins et la tendresse d’une sœur dévouée lui adoucissait les souffrances d’un mal qui, de jour en jour cependant, devenait plus cruel. Bientôt, malheureusement, celle qui donnait calme et appui à cette vieillesse et à cette âme ébranlée par la douleur lui fut brusquement enlevée ; et bien que l’héritage d’affection et de soins eût été pieusement recueilli par la fille et le gendre de cette sœur bien-aimée, ainsi que par leurs deux jeunes fils, une profonde et invincible mélancolie vint s’ajouter aux infirmités.

[Des accès de solitude].
Cet homme, qui ne se plaisait que dans les salons, fuyait le monde et ses amis eux-mêmes, se faisait conduire dans les allées les plus solitaires du bois de Boulogne aux heures où personne ne les visitait, et là s’abandonnait à d’absorbantes pensées de découragement, qui ne préparaient que trop, par l’irritabilité, les crises de ses nuits ; et bien souvent le jour le surprenait sans qu’il eût un moment clos la paupière. Longtemps il trompa l’insomnie et le mal par l’effort de la volonté, la méditation, les souvenirs d’une pieuse enfance rappelés comme appui, et les rêves mêmes de la poésie. Dans ces derniers temps, sa sollicitude religieuse et politique, émue par les périls du Saint-Siège, s’était tournée en espèce d’accès lyriques. Il priait en vers ou s’adressait au souverain pontife, qui ne dédaigna pas de faire répondre à l’envoi d’une de ces pièces écrites durant la fiévreuse exaltation de son zèle ; une autre, composée pour être gravée sur sa tombe, a été léguée à sa famille.

[Hallucinations et opium].
Mais l’heure vint où tous les efforts de la pensée et de la prière fléchirent impuissants ; une funeste ressource fut invoquée, celle de l’opium : l’hallucination dévorait  cette tête en feu ; la main égarée pressait et redoublait les doses, et comme autrefois le poète Coleridge, l’infortuné s’endormit pour ne plus se réveiller. Elle est tragique et sombre cette fin d’un honnête homme et d’un sage esprit : mais quelques douceurs du moins furent mêlées à ces terribles crises. Il est consolant de le penser, puisque Dieu, les lettres, les souvenirs de l’École, et la satisfaction d’un bienfait à notre œuvre ont occupé les dernières lucidités de sa raison ».

ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES.
Pierre Martin, né en 1793, est d’abord élève de l’institution de l’abbé Claude Rosalie Liautard [1774-1842], la maison d’éducation de la rue Notre-Dame des Champs, futur collège Stanislas.
Puis est élève au Lycée impérial Louis-le-Grand, pour se préparer à l’École normale, au lieu d’entrer au séminaire, comme le prévoyaient initialement ses parents.

LA PROMOTION 1812.
Est reçu, sans concours, à l’École normale, avec la trentaine d’élèves qui constituent sa troisième promotion.

Ses anciens camarades sont devenus enseignants [Pierre Fabius de Calonne ; Charles Colmache ; Eugène Delahaye ; Pierre François Delestre-Boulage ; Louis Demensy ; Rabany ; Régis Salanson]; banquiers [Nicolas Gardien ; François Eugène Jarry] ; journalistes [Achille Darmaing ] ; d’autres avocats ou avoués [Pierre Albrand ; Pierre Gheerbrand ; Paul Lacourt-Delacour ; Théodore Lerebours; Victor Quintius Thouron].
Et dans le domaine du droit, il faut signaler la carrière exceptionnelle d’Augustin Charles Renouard, pair de France, Procureur général à la Cour de cassation, sénateur inamovible, Membre de l’Académie des Sciences morales et politiques, section de Législation, droit public et jurisprudence [20 avril 1861].

Quelques uns sont devenus Inspecteurs généraux de l’enseignement [Nicolas Louis Artaud ; Charles Cayx ; Paul François Dubois en tant que directeur de l’École normale ; Jean Georges Ozaneaux].
D’autres, plus modestement, dans leur carrière administrative, qui succède au temps d’enseignement, en sont restés à des fonctions d’Inspecteur d’Académie [Vincent Largé, Inspecteur d’Académie à Clermont] ou ont pu même se hisser à des fonctions rectorales [Chrysanthe Ovide Desmichels, recteur à Aix, et à Rouen ; Charles Dumoulin, Inspecteur d’Académie à Grenoble, recteur départemental de l’Ardèche ; Pierre Martin lui-même, Inspecteur d’Académie à Montpellier, recteur à Amiens].

1830. INSPECTEUR D’ACADÉMIE À MONTPELLIER.
Après avoir été régent d’humanités au collège communal de Fontainebleau, et au collège communal de Valenciennes, puis agrégé d’histoire au collège royal de Douai [1818], Pierre Martin est appelé, comme précepteur, à diriger l’éducation des fils de la duchesse de Dino, neveux de Charles Maurice de Talleyrand-Périgord.

En 1830, Pierre Martin est réintégré dans l’enseignement public, et nommé Inspecteur d’Académie à Montpellier, en fonction de mai 1830 à janvier 1833. L’autre inspecteur nommé auprès du recteur de l’académie de Montpellier Joseph Diez Gergonne [1771-1849] est Gary.
Après quoi Pierre Martin est nommé recteur.

1833. RECTEUR DE L’ACADÉMIE D’AMIENS.
Pierre Martin devient l’un des recteurs des vingt-six académies de l’Université de France.
En effet il est nommé en janvier 1833, par arrêté ministériel de François Guizot [1787-1874], ministre de l’Instruction publique [18 novembre 1834-22 février 1836], recteur de l’Académie d’Amiens, en remplacement de Jean Joseph Soulacroix [1790-1848] qui vient d’être nommé recteur de l’Académie de Lyon [janvier 1833-février 1845].

Installé le 1er février *, Pierre Martin reste en fonction jusqu’en juin 1847.
Les deux inspecteurs qui l’assistent sont en 1833, de Finance [ -1835], ancien Inspecteur de l’Académie d’Angers, nommé à Amiens le 30 septembre 1824, et qui reste en fonction jusqu’à sa mise à la retraite en fin septembre 1835 ; et Planche.
En septembre 1835, les deux inspecteurs sont Charles Joseph Hubert [1790-1864], ancien Inspecteur de l’Académie de Dijon [septembre 1832-septembre 1835], qui a remplacé de Finance ; et Planche.

Le secrétaire est Candas.

Pierre Martin est à la retraite en début juillet 1847. Il est remplacé comme recteur de l’Académie d’Amiens par Louis Camaret [1795-1860], ancien recteur de l’Académie de Douai [1842-1846], nommé en octobre 1847.

BIOGRAPHIE APPROXIMATIVE.
Par l'arrêté du 7 septembre 1848, les vingt-six académies de la France métropolitaine sont ramenées à dix-neuf. L'Académie d'Amiens est supprimée à partir du 1er octobre 1848*. La répartition du territoire de l’ancienne académie d’Amiens se fait entre les académies de Douai, Reims et Paris. L’Académie d’Amiens ne sera pas rétablie en 1854.

La notice nécrologique de Paul François Dubois, aussi aimable soit-elle à l’égard de Pierre Martin, est assez approximative.
Elle omet l’existence de Louis Camaret comme recteur succédant pendant douze mois à Pierre Martin.
Elle oublie la suppression de l’académie d’Amiens au 1er octobre 1848.
Elle prête à Pierre Martin une prise de position contre la mise en place des petits rectorats, décidée par la loi organique du 15 mars 1850, inspirée par Alfred de Falloux [1811-1886], et mise en oeuvre par le ministre de l’Instruction publique et des Cultes [octobre 1849-janvier 1851] Félix Esquirou de Parieu [1815-1893].
Conçues pour un encadrement plus étroit du personnel enseignant, les nouvelles académies deviennent strictement départementales et de « petits recteurs », aux attributions réduites, sont nommés.
L'article 7 de la loi stipulant qu'il est établi une académie par département, quatre-vingt sept académies sont créées [dont celle d’Alger]. Quatre-vingt-sept postes sont à pourvoir.
Pierre Martin a peut-être simplement été mis à l’écart.

SOURCE.
Annuaire de l’association des anciens élèves de l’École normale. 1865. Notice signée P. Dubois. Reprise dans le Mémorial de l’Association des anciens élèves de l’École normale, pages 159-160.??

Jean-François Condette. Les Recteurs d’Académie en France de 1808 à 1940. Tome II, Dictionnaire biographique. [Paris : Institut national de recherche pédagogique. Collection : Histoire biographique de l’enseignement. In-8, 411 p.+3. 2006]. Fournit les dates précises des nominations.

© JJB, 12-2011