Xu Wei, ou le rêve de la carpe dorée, conte chinois

Depuis plusieurs jours déjà, l’été, avec ses fortes chaleurs, était revenu. On était déjà fin septembre et pourtant le soleil dardait à nouveau des rayons si brûlants que les bêtes se terraient dans les coins d’ombre et que les hommes, épuisés, sortaient à peine de leurs demeures.

1. La mort de Xu Wei. 
Aujourd’hui Xu Wei se sentait encore bien fatigué. Déjà la veille il n’avait pu se rendre au tribunal où l’appelaient pourtant ses fonctions de secrétaire. Qu’en penseraient ses collègues, et surtout quelles mesures prendrait le juge ? 
À vrai dire – il faut bien le reconnaître – sa fatigue remontait déjà à quelques mois : la préparation de son examen pour tenter de se hisser encore dans la hiérarchie, avec ses longues veilles consacrées à l’apprentissage des textes, des textes et encore des textes, l’avait littéralement laissé sur le flanc. À tel point que maintenant dansaient dans sa pauvre tête, en un tourbillon incessant, des fragments épars des Trois cents poèmes et des Cérémonies, des masses obscures de signes longs et de traits courts, et même des passages entiers des Annales de Lu. 
Le résultat serait affiché là-bas, à la capitale de la Province, mais il fallait encore patienter quelques semaines pour être fixé.
Évidemment, s’il était autorisé à revêtir la tunique blanche du lauréat, ce serait à son tour d’avoir du pouvoir. Désormais, qu’importe l’endroit où il serait nommé, ce serait à lui qu’on ferait des courbettes, ce serait à lui, Grand-Père Xu Wei, qu’on offrirait ligatures de sapèques et rouleaux de soie. Son mérite enfin reconnu, il saurait bien imiter ses aînés, et s’enrichir sans trop attendre. Finalement, la vie, avec ses hauts et ses bas, n’était pas si injuste. 
Mais les candidats des différentes préfectures étaient venus nombreux, trop nombreux. L’humeur de Xu Wei s’assombrit encore.
C’est à ce moment qu’il décida de s’allonger, mais pour quelques instants seulement. Rester immobile pour tenter d’échapper à cette chaleur de plomb qui poissait cheveux et vêtements. Quelques instants seulement, et puis, comme toujours, harassante ou joyeuse, la vie reprendrait son cours.
*
*    *
Lorsque, après sept heures du soir, les femmes de la maison virent que Xu Wei n’était pas redescendu, elles se demandèrent en silence s’il ne fallait pas le réveiller. Elles laissèrent encore passer un couple d’heures. 
À l’heure du chien, alors que la lune venait de se lever, elles décidèrent de se rendre dans sa chambre.
Respectueusement courbées, tendant le cou, elles s’approchèrent de la natte où Xu Wei était étendu. Mais sans doute firent-elles trop de bruit, car il se retourna brusquement. Elles le reconnurent à peine. Ses yeux ouverts, immenses et révulsés, mangeaient sa face écarlate et toute ruisselante de sueur. Sa bouche happait l’air, à droite, à gauche, d’une manière convulsive.
Son corps s’agitait de secousses violentes. Il se tordait brusquement, s’élevant en demi-cercle, tandis que seule la tête et les pieds prenaient appui sur le sol. Tendu à l’extrême, il menaçait de rompre ; puis retombait avec un bruit sourd.
Xu Wei, inconscient, reprenait sans cesse sa danse syncopée, tandis que de sa gorge sortait, pareil à un vomissement, d’incompréhensibles borborygmes.
 
Cette gymnastique infernale dura longtemps. Les femmes avaient beau tenter d’éponger les épaules, la poitrine, le ventre, les bras et les jambes, les vêtements de Xu Wei dégoulinaient sans cesse, comme un tissu qu’on tord au dessus d’une bassine.
 
Vers minuit, Xu Wei eût encore un soubresaut, puis son corps se relâcha d’un coup. Sa tête, jusqu’alors rejetée en arrière, tomba lourdement sur la poitrine. Sans rien dire les femmes comprirent que les âmes de Xu Wei venaient de le quitter. Elles lui fermèrent les yeux puis se mirent à pleurer.
 
Mais le lendemain matin, lorsqu’aux premières heures du jour on vint pour préparer la cérémonie mortuaire, un miroir passé à la hâte sur le visage du mort refléta une infime trace de buée. On crût d’abord à une maladresse. 
Les prêtres taoïstes consultés acceptèrent, contre quelque argent, de brûler du papier d’offrande autant qu’il le fallait. Mais, après avoir jeté les tiges d’aquillée, et égorgé un poulet, sans s’expliquer davantage, ils refusèrent l’enterrement.
 
Il fallût se résoudre à fermer la pièce où, à même le sol, reposait immobile le corps de Xu Wei, tandis que son âme jalouse vagabondait on ne sait où. Aussi effrayant que cela était, chacun espérait que ce ne serait qu’une question d’heures.
En fait, l’attente se prolongea comme si quelque chose se devait d’advenir. On finit, dans la maison, par prendre l’habitude de cette présence insolite, dissimulée derrière un simple paravent. On se relayait à son chevet, en se contentant de vérifier régulièrement qu’autour du ventre de l’endormi, perlait encore une sorte de chaleur humide.
 
Très vite, jour après jour, la vie s’écoula de nouveau.
Le regain de la canicule n’était plus qu’un mauvais souvenir. Au tribunal, le juge savait bien qu’il ne reverrait plus Xu Wei. Au travail, ses amis qui le regrettaient sincèrement, s’étaient résignés, en maugréant, à se partager sa tache.
 

2. Une carpe dorée, à déjeuner.

Quelques lunes plus tard, au neuvième jour du neuvième mois, arriva enfin l’automne. Il convenait de marquer cela d’un bon repas. Pour une fois on disposerait d’un peu de liberté, car le juge, scrupuleux plus que de raison, s’était absenté quelques jours, le temps d’aller à la capitale de la Province, pour connaître le nom du lauréat. On eut une pensée pour Xu Wei. Et puis on se mit aux choses sérieuses.
On chargea Chang-Pi, l’intendant, d’aller chercher de quoi faire bombance. Et l’on reprit, de manière indolente les occupations de la matinée : qui de jouer aux échecs, qui de lancer les dés, qui de suçoter quelques fruits.
Chang-Pi, prenant sa mission à coeur, ne tarda pas à se mettre en branle. Il passa l’enceinte du tribunal, franchit les portes de la ville, et d’un pas allègre, s’engagea sur le chemin de la colline pour redescendre bientôt vers le lac de l’Ouest, où il savait trouver Chao Kan le pêcheur. Il pressait le pas dans les herbes folles jaunies par la canicule, d’autant qu’un vent frais se faisait sentir au fur et à mesure qu’on s’approchait de la rive. 
 
La barque était bien là, à peine dissimulée dans les herbages. Chao Kan, immobile dans son manteau de roseaux, scrutait la surface du lac où se reflétait l’immensité du ciel. Il fit d’abord semblant de ne rien entendre. Puis il se décida, d’un coup de rame, à se rapprocher du bord.
« Ce matin, dit-il, le poisson ne mord guère. Pour son propre dîner il n’aurait que de la petite friture. Mais, pour le juge, évidemment, il la céderait volontiers contre quelques taëls ». 
Pourtant, quelques pas plus loin, sur la droite, là où l’eau heurtait la berge de sable, des bulles indiscrètes crevaient la surface. 
Chang-Pi devina que Chao Kan cherchait à le jouer. Il lui suffit, pourtant non sans mal, de tirer sur la corde, dont l’extrémité plongeait dans l’eau, pour remonter une nasse, où un poisson de belle taille se débattait avec énergie. C’était une carpe noire aux reflets dorés. Une simple cordelette de soie, passée de chaque côté des ouïes, enserrait la tête et se terminait par une boucle où il suffisait de passer les doigts.
Voilà donc, pensa Chang-Pi, le dîner que le pêcheur se promettait. Foin de menu fretin ! Cette carpe qui bondissait en tout sens, ferait, pour lui et pour ses amis, un fort bon déjeuner. Chang-Pi proféra des menaces, partit sans payer, et promit même à l’insolent pêcheur quelques coups de bâton.
Prenant le chemin du retour, il se mit à siffloter, se réjouissant d’avance des compliments qu’on ne manquerait pas de lui faire.
*
*    *
Lorsqu’en revenant l’intendant Chang-Pi passa la porte du tribunal qui ouvrait sur la cour intérieure, les gardiens, surpris par la taille de cette énorme carpe dorée, s’exclamèrent : « Fameuse prise… ». Bombant le torse, Chang-Pi répondit par un sourire.
Mais il lui fallait tenir solidement la cordelette. Comme s’il refusait encore de mourir, le poisson, tout dégoulinant d’eau, cherchant à sauter par dessus un obstacle imaginaire, balayait l’air de ses puissantes nageoires.
Aussi pouvait-on suivre aisément Chang-Pi à la trace. Il longeait à l’ombre, un des côtés de la cour, lorsque Pei, qui suçotait une pêche, dont il ne restait plus guère que le noyau, l’interpella : 
« – Ah ! Enfin notre déjeuner ! Bravo Chang-Pi ! Dis donc, tu as fait une fameuse prise. Je finis mon fruit, et je te rejoins tout de suite pour le déjeuner.
– Non Pei. Ne te presse pas trop. Tu sais : il faut tout de même encore préparer les herbes, choisir les épices, et faire cuire le bouillon. »
 
Leï et Zhou, qui depuis le début de la matinée, en l’absence du juge, disputaient âprement une interminable partie d’échecs dans une des salles inoccupées du tribunal, laissèrent un instant leur jeu quand Chang-Pi, pour se rendre aux cuisines, passa près d’eux.
« – Eh ! Chang-Pi ! Écarte-toi. Tu nous éclabousses avec ta bête…
– Allons, allons ! Vous serez bien content tout à l’heure, de vous remplir le ventre. Voyez donc sa taille. Et bien vivante encore !
– Wang, notre cuisinier, saura bien lui régler son affaire. Pas la peine de nous appeler, on arrive dès que possible ».
 
Juste avant d’entrer dans la cuisine, ce furent aux lanceurs de dés de complimenter Chang-Pi.
« – Les dés nous l’avaient bien dit ! Belle prise. On peut dire que le destin fait bien les choses. Voilà une journée qui va bien ! Le juge absent. Parti on ne sait où. Pour une fois, nous aurons tout le temps pour notre repas.
 
Mais, tu es tout trempé. Allez, ne reste pas là. Dépêche-toi de porter ça à la cuisine. Ne te soucie de rien : nous amènerons le vin jaune ».
 
*
*     *
 
Wang, le cuisinier, reçut des mains de Chang-Pi la carpe toute remuante, qui n’arrêtait pas de se contorsionner. Sans un regard pour elle, il la jeta sur une planche, où il avait l’habitude de tailler la viande et de débiter en tranches fines herbes et légumes frais.
Mais Wang n’était pas si content que cela d’avoir à cuisiner une carpe pour le déjeuner. Déjà il avait préparé les pâtisseries de la fête, mélangé le miel, les grains de raisin, les fleurs de cannelier et maintenant il fallait qu’il s’occupe de cette horrible bête. Le menu fretin dont lui avait parlé l’intendant lui aurait plu davantage. C’était évidemment une question de temps. Il suffisait de jeter le tout dans l’huile bouillante. Et en cinq minutes le repas était prêt. 
Là au contraire, avec cette carpe inattendue, il fallait d’abord hacher finement les piments, découper les jeunes pousses de bambou, préparer la sauce de soja. Et surtout il allait falloir ciseler la bête, d’un côté de l’autre, avant de la faire cuire à petit feu dans le bouillon de la marmite.
 
Quand tous les condiments furent prêts, Wang jeta enfin un coup d’œil sur le poisson. C’est vrai que Chao Kan avait eu la main heureuse. La carpe était vraiment de grande taille. Abandonnée sur sa planche, elle avait encore la force de se tortiller comme si on venait tout juste de la sortir de l’eau. Mais, arrachée à son élément, la pauvre bête étouffait à l’air libre. Ses ouïes, congestionnées de sang, s’entrouvaient et se refermaient, comme si elles étaient réglées sur le battement du cœur. 
Sa bouche surtout attirait le regard : elle se tordait dans le vide et happait désespérément une proie imaginaire, à droite et à gauche. On ne pouvait taillader artistiquement la peau que si la bête était calme. Et puis, c’était inutile de la faire souffrir plus longtemps. Wang souleva son couperet.
 
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3. Heureux intermède.

C’est à ce moment que, dans un formidable vacarme, une bousculade et de grands cris se firent entendre. Si bruyants que Wang, surpris malgré lui, suspendit son geste.
Des hommes couraient vers la cuisine. L’un d’eux poussait des hurlements terrifiants, comme si on l’écorchait vif. Déjà le groupe en désordre avait envahi la pièce :
« – Là, là, dirent les hommes, les bras pointés vers la carpe qui, déjà, ne remuait plus sur la planche.
«  Là, Xu Wei. Xu Wei répétèrent les hommes. 
« Eh bien, quoi ? Xu Wei ? interrogea le cuisinier.
« Ne touche pas à la carpe. Xu Wei l’ordonne. Et Xu Wei exige aussi qu’on vienne le voir, toutes affaires cessantes.
«  Allons, allons, dit Wang. Arrêtez de dire des bêtises. J’ai mon plat à finir.
« Surtout pas ! Enfin, finiras-tu par comprendre que c’est Maître Xu Wei lui-même…
« Ah, fichez-moi la paix avec Xu Wei. Ça fait plusieurs semaines hélas que … !
« Si, si. Xu Wei, lui-même. Il est assis dans son lit. Il gesticule. Et nous convoque à grands cris. Il veut que nous venions immédiatement ».
 
La petite troupe, parlant haut et fort, quitta rapidement la pièce, suivie par le cuisinier, qui en protestant, tenant encore son couperet, abandonna ses fourneaux et sa marmite toute bouillonnante. À peine eût-on un regard vers la carpe dorée qui, soit dit en passant, avait cessé de s’agiter et reposait, comme si elle avait retrouvé enfin la paisible sérénité des profondeurs aquatiques.
*
*     *
Lorsque la bande toute bruyante arriva dans la chambre, chacun pût voir que Xu Wei était bel et bien assis dans son lit. Il avait retrouvé des couleurs, et réclamait à sa femme un bouillon qui tardait à venir.
« – Eh bien, mes gaillards ! Ah là, là, quelle aventure… »
Il fallait se rendre à l’évidence. C’était bien Xu Wei, et non pas un fantôme sans consistance. C’était tout à fait Xu Wei et sa manière un peu raide de commander. Son port de tête, sa façon de se tenir, même si dans ses yeux humides, il y avait encore quelques traces de fatigue.
« – Alors, dites-moi un peu. On a oublié de m’inviter. La belle carpe dorée, hein ? Ça ne vous gênait pas trop. Vous étiez tous prêts à la sacrifier… »
Les amis se récrièrent : 
« – Un si long sommeil. Trois semaines déjà. Il faut comprendre. On ne voulait pas déranger. Nous, on a toujours eu confiance. Mais, beaucoup autour de nous disaient, hélas… ».
« – Allons, allons ! dès que je m’absente, on ne se conduit plus tout à fait comme il faut.
N’est-ce pas, Chang-Pi, dit-il, en se tournant vers l’intendant qui, d’un mouvement brusque, rectifia son maintien. Pourquoi malmener Chao Kan le pêcheur, et partir avec des menaces, plutôt que de lui donner quelques sapèques. Ce misérable, il n’a guère que le poisson qu’il pêche pour nourrir sa famille ».
Les amis se regardèrent interloqués.
« – Et puis, Chang Pi, quand tu es passé devant le corps de garde du tribunal ne t’a-t-on pas dit « belle prise », en apercevant l’énorme poisson qui se démenait au bout de ton bras ? Alors, bombant le torse, tu as esquissé un sourire, comme si tu avais toi-même pêché la carpe dorée. Mais Chang-Pi, réfléchis un peu : ce n’est pas à toi, mais au poisson que s’adressait le compliment ! »
Chang-Pi chercha à répondre. Mais Xu-Wei, d’un geste l’arrêta.
« – Et vous, les joueurs d’échec ! La carpe ne vous a pas trop éclaboussé ! Vous vous disputiez âprement la partie, mais pour ce qui est du poisson, vous étiez bien d’accord pour en faire un repas. Échec ou mat, la mise à mort ne vous inquiétait guère ! ».
« – Oh, non honorable Xu Wei. Nous étions tout à notre partie. Enfin, une carpe… »
« – Une carpe qui t’éclaboussait sacrément Chang-Pi. Et tu n’as rien compris. Pourtant ceux qui lançaient les dés ne se sont pas gênés pour se moquer de toi. À se demander si, en jetant leurs dés, ils n’ont pas deviné des choses un peu plus mystérieuses ».
 
Les amis se jetèrent l’un à l’autre des regards furtifs. Et ils se décidèrent à parler : 
« – Xu Wei, notre maître, comment savez-vous tout cela ? Vous êtes là, depuis si longtemps sur votre natte, endormi d’un sommeil si profond. Et vous nous racontez, par le menu, toute notre vie.
Vous ne cherchez tout de même pas, honorable Xu Wei, à nous effrayer et à nous faire croire que votre âme vagabonde. Ou, pire encore, qu’elle se multiplie.
Pour un peu, Maître, vous seriez tout à la fois Chao Kan, le pêcheur, et notre ami Chang Pi, l’intendant. Vous seriez tantôt les joueurs d’échecs, tantôt les joueurs de dés. Enfin, c’est impossible.
Allez, Xu Wei, acceptez de nous dire votre secret.
« – Ah non !  Vous n’y êtes pas ! Et puis vous avez oublié quelqu’un…
« – Oh ! moi, je n’ai rien fait !
« – Si, si, trancha Xu Wei. Je t’ai bien vu Peï à la porte de la cuisine. Vaguement penché en avant, en train de suçoter ta pêche. Mais il s’agit de quelqu’un d’autre.
« – Allons, dirent en riant les amis. Vous n’êtes tout de même pas le cuisinier, avec sa toque et son tablier.
« – Ah non ! Celui-là je le retiens, dit-il, se tournant vers lui et le menaçant d’un geste : avec ton couperet levé sur ma tête…
« – Sur votre tête, Xu Wei ?
 – Eh bien oui. Désolé de vous le dire : la carpe c’était moi. 
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4. Le voyage du mandarin.

Tous poussèrent un cri, et reculèrent d’effroi.
« – La carpe, dirent-ils en tremblant, c’était…
« – Oui, la carpe c’était moi. »
 
Vous vous souvenez, sans doute, qu’aux derniers jours du mois d’août il y eût comme un retour des fortes chaleurs. Les bêtes se terraient dans les coins d’ombre. Et nous-mêmes, sortions-nous à peine de nos demeures. Tout le jour nos vêtements collaient à notre peau. Ni l’éventail, ni le thé, rien n’y faisait. Oppressantes, les nuits, elles aussi, nous privaient de sommeil. 
 
L’épuisement était tel, qu’un jour, malgré les devoirs de ma charge, je ne pus aller au tribunal. Je ne me souviens plus très bien des détails. Mais j’étais si fatigué que je décidais de m’allonger quelques instants.
À peine eus-je fermé les yeux que je m’éveillais à nouveau. Mais, aussi curieux que cela puisse paraître, je n’étais plus dans ma chambre, comme j’y suis maintenant.
J’étais dans les ruelles désertes, courant vers la porte de l’Ouest. Ayant franchi le mur d’enceinte, une voiture, à l’allure d’un cheval au galop, faillit me renverser. Une poussière âcre inonda mon visage. Je manquai d’étouffer.
Je décidai pourtant de grimper lentement les collines. Je dépassai, en les laissant sur ma droite, les stèles dressées, noyées dans les herbes folles, brûlées par la sécheresse. 
Le souffle court, je m’effondrai au sommet, croyant défaillir à nouveau. De maigres pins, aux troncs étroits, donnaient une ombre rare. Reprenant peu à peu mon souffle, je parvins à me redresser. Jetant un regard en contrebas, j’aperçus des saules et de hauts bambous qui s’agitaient. Là-bas, il y avait donc, malgré tout, et du vent et de l’eau. Là-bas, là-bas, au-delà des saules et des bambous…
 
Descendre la colline en courant, ce fut pour moi un jeu d’enfant. Je lançais en l’air mes sandales, et arrachant mes vêtements, je me jetais dans l’eau. 
Les souvenirs aussitôt revinrent à la surface. C’était là que je venais dans mon enfance avec mes jeunes amis. Nous courions dans le lac, tout au long de la rive, en nous éclaboussant et bondissant à qui mieux mieux, chacun cherchant à attraper l’autre et à le bousculer, parmi les rires et les cris. 
Parfois, je m’éloignais d’eux, plongeant dans l’eau laiteuse. Je disparaissais de longues minutes, jusqu’à ce que, de plus en plus inquiets, et me cherchant en vain, mes compagnons finissent presque par désespérer de me revoir.
 
Cette fois encore je voyais les herbes immergées se balancer mollement au gré d’un faible courant. Tout semblait silencieux. M’enfonçant doucement, la lumière cruelle du jour s’estompait peu à peu, formant un plafond doré de plus en plus lointain. Tout finit par avoir la couleur uniforme du jade.
Mais les herbes se firent plus denses. Ondulant comme des lianes elles finirent par gêner ma progression. Des bruits nouveaux, que je n’avais pas remarqués d’abord, emplirent peu à peu le silence. Ma respiration se fit moins hésitante, se réglant sur les battements sourds de mon cœur. Je devinais le glissement soyeux des anguilles et des serpents d’eau. Je crus même apercevoir, à l’entrée d’une caverne, la masse grise d’une tortue immense qui se déplaçait en boîtant.
 
Tout à coup, sur ma gauche, une ombre folle surgit. Sorte de géant, à la fois homme et poisson. Je pensais ma dernière heure venue. J’eus une pensée pour le monde d’en haut que je venais de quitter.
« – Salut, Xu Wei. Tu viens de franchir les portes de notre demeure. Tu es maintenant dans le monde des lacs et des rivières. Sois le bienvenu !
« – Mille pardons, Votre Grandeur. Je ne voulais pas. C’est par erreur. Je suis Xu Wei et … 
« – C’est inutile. Ne perds pas ton temps. Nous savons qui tu es.
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que tu viens rôder vers nos profondeurs. Déjà, quand tu étais jeune, tu étais un fameux nageur. Tu t’échappais, entre deux eaux, au désespoir de tes jeunes amis.
« – Oui, sûrement. Mais c’était il y a bien longtemps. Et maintenant…
« – Oui, nous savons Xu Wei. Là-haut le temps de la canicule est revenu, dit en riant l’énorme bête, mi-homme mi-poisson. Là-haut, les bêtes se terrent dans les coins d’ombre et les hommes sortent à peine de leurs demeures.
« – C’est à dire, protesta faiblement Xu Wei…
« – C’est vrai dit l’homme-poisson, reprenant son sérieux. Tu as durement travaillé, toutes les nuits, pour préparer tes examens. Et le jour, le juge ne te laissait guère de répit. Pour un oui, pour un non, des notes, des rapports, des procès-verbaux et encore des procès-verbaux. Mais tout cela maintenant est bien fini !
« – C’est-à-dire…
« – Non. Maintenant tu es des nôtres. Les hommes d’en-haut ne peuvent plus rien contre toi. Ne t’inquiète de rien ; ta veuve s’occupe de tout.
« – Mais, enfin… »
L’énorme  poisson s’approcha encore : 
« – Tu as quitté cet univers absurde où alternent les saisons. Tu as quitté un monde de bruits et de violences, où s’entremêlent les châtiments et les récompenses, les ordres et les contre-ordres, les fatigues et les cauchemars. Enfin tu as retrouvé le monde de ton enfance, cet univers sans limite auquel tu as tant de fois aspiré.
 
« – Alors, très estimable Xu Wei, nous avons décidé de te récompenser. Et si je viens moi-même, c’est pour te lire solennellement le décret du Dieu des sources et des rivières :
 
1. Attendu que Xu Wei a exprimé librement le vœu de nager tout le jour,
2. Attendu que Xu Wei est amoureux sincère du royaume infini des eaux,
3. Attendu que Xu Wei renonce au monde d’en haut et à son cortège d’illusions,
Décidons d’accorder à Xu Wei le privilège d’être une créature à écailles»
 
À l’instant tout mon corps se couvrit d’écailles plus luisantes que la pleine lune. Autour de moi, le monde changeait aussi de forme et de couleurs. J’étais devenu une belle carpe noire aux reflets dorés.
 
J’allais pour m’élancer, lorsque la bête s’approcha encore plus. Je cherchais à l’éviter, lorsqu’elle dit, d’une voix impérieuse : 
« – Prends garde Xu Wei. Tu es libre de t’ébattre partout dans les eaux. 
Mais il est une chose dont tu dois te méfier à tout prix : ce sont les barques des pêcheurs. En t’approchant tu risquerais peut-être de les bousculer. 
Mais surtout, autour d’elles, il y a toujours une nourriture fatale. Des vers et des poissons minuscules qui bizarrement dansent devant toi. On dirait qu’ils t’appellent. Si jamais tu en attrapes un seul, c’en est fait de toi. 
Xu Wei, quelle qu’en soit la raison, ne t’approches jamais ».
 
Ces paroles menaçantes avaient à peine fini de retentir que l’animal fantastique, mi-homme, mi-poisson, avait disparu. D’un mouvement de mes nageoires, moi-même, j’étais déjà loin.
Je croisais d’autres poissons qui allaient et venaient sans s’étonner. 
 
Comme en bas, il n’y a ni jour ni nuit, je ne sais plus très bien combien de temps je passais à virevolter de ci de là, à bondir dans la profondeur des eaux, à remonter jusqu’à la surface. 
Libre, j’étais libre. Sans mentir, je parcourus plusieurs fois l’immense domaine des trois rivières et des cinq lacs, en revenant à chaque fois, pour me reposer à l’étang de l’Ouest.
J’allais et venais sans entrave. Finies les remontrances du juge. Finis les procès-verbaux à rédiger à la hâte. Finies les plaintes et les récriminations, les courbettes et les compliments. Finis les pinceaux qui sèchent trop vite, et les encres trop délayées. Tout cela c’était bien fini. Du moins, en ce moment d’intense bonheur, j’en étais persuadé.
 
Mais, à force d’aller et venir et