Victor Cousin, Henri Perreyve et le surnaturel

Dans une lettre au Révérend Père Lacordaire [1802-1861] directeur du collège dominicain de Sorèze, dont il est l’ami intime, lettre en date du 17 août 1856,  Henri Perreyve [1831-1865], ancien membre de l’Oratoire de l’Immaculée conception de Paris, et qui sera bientôt  prêtre, témoigne des sentiments de V. Cousin à l’égard de la question du surnaturel. Son âme, dit Perreyve, en parlant du chantre du spiritualisme, « semble admirablement sollicitée par les désirs de la vérité religieuse ».

Au R.P. Lacordaire.

Paris, 17 août 1856. 

«
Mon bon Père et ami, 

J'ai beaucoup à vous parler de M. Cousin que j'ai vu plusieurs fois et même intimement. Je retire tout d'abord les jugements sévères que je portais sur lui avant de le connaître. Mon Dieu ! qu'il faut donc prendre garde quand on touche aux âmes ! J'ai été content de lui. Nous nous sommes trouvés connaître et aimer les mêmes personnes, ce qui suffit aux premières ouvertures. Je lui ai parlé de l'occupation où vous étiez de ses écrits, ce qui l'a fort charmé. Mille protestations d'estime, d'amitié, ont suivi pour vous, qui m'ont tout de suite caressé le coeur à l'endroit faible. 

Nous avons souvent abordé les sujets de la philosophie et de la religion. Je lui ai dit un jour : "Monsieur, il y a dans vos écrits et surtout dans ceux de vos disciples un sentiment qui nous afflige, c'est la négation implicite dans l'homme d'un besoin surnaturel, la négation qu'un secours surnaturel lui soit nécessaire pour atteindre la perfection de ses destinées." Il m'a répondu : "Je n'ai jamais nié l'existence d'un ordre surnaturel ; je l'ai même implicitement reconnu, puisque j'ai distingué constamment l'ordre naturel de l'ordre surnaturel. On n'établit de distinction entre deux termes, qu'à la condition de reconnaître l'existence de ces deux termes. Établir cette distinction n'est pas une oeuvre rationaliste ; le vrai rationalisme consiste à confondre les deux ordres, à vouloir expliquer les faits de l'ordre surnaturel par des raisons tirées de l'ordre naturel. Je n'ai pas entrepris cette oeuvre et ne l'ai jamais inspirée. La nécessité de l'ordre surnaturel n'est pas moins évidente que son existence ; on en rencontre la preuve à chaque pas. Voyez ces hommes (en ce moment passaient devant nous trois pauvres montagnards), ont-ils le temps de sonder les plis et les replis des questions philosophiques ? En ont-ils la force intellectuelle ? Non ; il leur faut donc pour atteindre la vérité un secours d'en haut, il leur faut Jésus-Christ." – Je lui dis alors : "Il me semble, monsieur, que nous avons autant qu'eux besoin de Jésus-Christ ; car, réduite à ses seules forces, devant les vérités éternelles, notre âme n'est guère plus capable d'y atteindre que la leur." Il m'a répondu : "Ah ! sans doute, monsieur, quand je vous montre ces pauvres montagnards, c'est l'homme que je vous montre, et l'homme, c'est nous. Un peu plus ou un peu moins de barbouillage n'y fait rien. On a tort, monsieur, de m'opposer toujours mes premiers écrits : quel est l'homme qui ne change pas en vieillissant ? Pour moi, je marche tous les jours ; oui, je marche, ou plutôt, ajouta-t-il en plaisantant et par allusion à une montée pénible que nous gravissions alors, comme je me fais vieux, je me traîne."

Il m'est trop impossible, mon bon Père, de vous redire tout ce que j'ai entendu d'étonnant et de consolant dans ces conversations. Il en résulte pour moi que cette âme est admirablement sollicitée par les désirs de la vérité religieuse et qu'elle cède chaque jour davantage à cet attrait. Ce n'est pas seulement à moi, ecclésiastique, c'est aussi à des laïques que M. Cousin parlait ainsi. M. de Lagrené, qui m'a présenté à lui, me disait qu'il l'entretenait sans cesse de ses pensées religieuses. Il lui demandait un matin s'il avait bien dormi : "Non, répondit M. Cousin, j'ai depuis quelque temps des insomnies. Savez-vous ce qui m'empêche de dormir, mon cher ? C'est le catéchisme. " Au demeurant, il ne manque jamais la messe et s'y tient fort recueilli. 

Voici les faits. Je suis maintenant fort tenté, mon bon Père, d'écrire ceci à Rome, où la cause de M. Cousin est pendante. Quelques personnes m'y engagent ; mais ma seule appréciation serait, ce me semble, bien peu de chose. Qu'en pensez-vous ? Veuillez ne consulter que l'intérêt de cette âme et de la vérité ; je ferai ce qui vous paraîtra sage. […] »

Extrait de Lettres de l’abbé Henri  Perreyve, 1850-1865. [Paris : Charles Douniol. In-12, 470 p., 1872], page 239 sq.