La mort du philosophe Victor Cousin

Le philosophe Victor Cousin [1792-1867] meurt le 14 janvier 1867, à Cannes. Il meurt dans son sommeil vers cinq heures du matin, d’une apoplexie, dont la crise a commencé la veille. Il aurait eu soixante quinze ans, le 28 novembre 1867. Son ami, Jules Barthélemy Saint-Hilaire [1805-1895] qui est auprès de lui, rapporte ses derniers moments.

LA SOURCE DU TEXTE.

C’est, presque trente ans plus tard, dans la Préface d’un livre consacré à son ami Victor Cousin que Jules Barthélemy-Saint Hilaire raconte de manière détaillée les derniers moments du philosophe : M. Victor Cousin, sa vie et sa correspondance. [Paris : Hachette, 3 volumes, 704+657+542 pp., in-8, 1895. Comporte une Table des matières très détaillée, sous forme d'index des notions et des noms].

LE TEXTE.

Les jours s'écoulaient ainsi, réguliers  et tranquilles : et il semblait que notre hiver devait suivre le même cours, travail et repos sous un climat délicieux. Mais un matin, le 7 ou 8 janvier 1867, Morin, accourant dans ma chambre, me pria de monter à l'instant chez M. Cousin. Il venait d'être saisi tout d'un coup d'une agitation excessive : il balbutiait, ne pouvant presque pas parler. C'était au milieu d'une lecture qu'il avait été surpris. Je le trouvai en effet fort pâle et fort ému : "Vous … le … voyez bien, me dit-il, je … ne … puis … plus parler. Je ne sais pas ce que j'ai : je n'en puis plus : je ne sais pas ce que j'ai. Vous le voyez, vous le voyez bien." Les premiers mots m'avaient fort alarmé : l'articulation en avait été fort pénible, entrecoupée de sanglots qui trahissaient un violent effort. Les derniers mots prononcés au contraire avec volubilité, et très distinctement, calmèrent un peu mes craintes, et je rassurai M. Cousin : – "Oui, lui dis-je, votre voix était tout à l'heure entrecoupée : elle ne l'est plus du tout, et votre parole est parfaitement nette. Ce n'est rien ; c'est un éblouissement, par suite de fatigue ; reposez-vous  ; et ce sera bientôt passé."

Ce symptôme était très significatif ; et comme je connaissais le tempérament de M. Cousin presque autant que le mien, je lui proposai des pilules d'aloès, que j'avais apportées. Elles lui eussent fait du bien sans doute : mais il les refusa, parce que l'aloès, dont il avait fait usage quelquefois, lui avait toujours causé une congestion à la tête. La crise était finie ; mais de peur qu'elle ne se renouvelât, je fis prévenir M. le docteur Buttura. M. Cousin l'avait consulté assez souvent, et le regardait comme un ami. M. Buttura vint en effet le lendemain, feignant d'entrer, en passant devant la villa, pour savoir des nouvelles de ceux qui l'habitaient. Dans un très court entretien, il recommanda à M. Cousin de se purger. Si ce conseil eût été mis à exécution, une précieuse existence eût peut-être été prolongée de quelques années. 

Le mal semblait si bien conjuré que, deux ou trois jours après, M. Cousin put accepter de dîner en ville, chez un de nos amis, au golfe Jouan. Le repas avait été fort gai : nous étions rentrés d'assez bonne heure : et rien ne présageait quelque nouvel accident. Néanmoins, je remarquai, dans la journée suivante, que M. Cousin était excessivement nerveux. Il se préoccupait outre mesure d'une plantation de quelques fleurs devant la maisonnette. Je n'attachai pas d'importance à cette impatience démesurée : et deux journées s'écoulèrent encore sans alarme. Mais le 13 janvier (1867), M. Cousin, qui n'avait pu fermer l'oeil de la nuit, avait répondu à son valet de chambre, entré à 7 heures, qu'il ne se lèverait qu'à 8. Accablé comme il l'était par l'insomnie, il ne se leva qu'à 9 heures : et il se mit à corriger quelques pages du livre qu'il imprimait à cette époque. Notre déjeuner, qui devait avoir lieu à midi, fut retardé jusqu'à 1 heure et demie. En se mettant à table, M. Cousin se plaignit de n'avoir pas pu dormir un instant et de tomber de sommeil. Mais il avait à peine pris quelques aliments que sa tête s'affaissa sur sa poitrine, et il me dit : "Je n'en puis plus d'envie de dormir : je n'ai pas fermé l'oeil : j'ai besoin de dormir. – Dormez quelques instants sur votre chaise, lui dis-je, et quand vous serez un peu remis, vous regagnerez votre lit." Je me plaçai derrière lui pour le soutenir sur sa chaise : et il me dit : "Oui, c'est cela : c'est bien comme ça." Je le soutint, dix minutes ou un quart d'heure de manière à ce qu'il pût sommeiller : et pour qu'il fût à l'aise et qu'il dormît, Morin, sa femme et moi, nous mîmes M. Cousin sur un canapé, qui remplaçait provisoirement le lit. Je disposai un oreiller sous sa tête, qu'il ne pouvait relever. Il s'aperçut du soin que je prenais : et il me serra doucement la main. C'était un remerciement, et le dernier signe de connaissance qu'il donna. 

Cependant il y avait près d'une heure que nous étions dans les angoisses quand je songeai à envoyer chercher le médecin : il pleuvait à torrents. Morin courut chez le Dr Buttura ; mais le docteur était à Nice, où il avait été appelé en consultation : et ne rentrait que par le train de quatre heures. Quant au Dr Maure, il était à Saint-Césaire, depuis deux jours ; je lui expédiai une dépêche : mais c'était à six lieues de Cannes, et il ne pût arriver qu'à minuit. Quand M. Buttura revint de Nice, avec deux de ses confrères qui l'accompagnaient, ces Messieurs trouvèrent M. Cousin toujours sans connaissance. Il était très difficile de recourir à aucun médicament drastique, parce que l'estomac du malade était encore chargé des aliments du déjeuner. Ces Messieurs prescrivirent quelques remèdes extérieurs ; et ils constatèrent une apoplexie séreuse, qui ne laissait aucun espoir. Nous transportâmes M; Cousin sur son lit : il respirait à grand'peine : et il perdait ses forces, sans sortir un instant de sa léthargie. 

Cependant M. Mérimée était accouru dès que j'avais pu le faire prévenir : et il demanda si, au milieu de notre affliction, nous savions quelles étaient les intentions de M. Cousin pour ses derniers moments. M. Cousin ne s'était jamais ouvert à personne sur ce délicat sujet. Morin et Mme Hyacinthe n'avaient reçu aucune confidence de leur maître ; je n'en avait pas reçu plus qu'eux. Dans l'état de prostration absolu où était notre ami, on ne pouvait lui rien demander. M. l'abbé Blampignon, qui était lié avec M. Cousin, étant alors survenu et voulant procéder à quelques cérémonies de son ministère, je l'en détournai, parce que le malade ne pouvait y prendre aucune part. S'il recouvrait quelques instants sa connaissance, il pourrait lui-même exprimer ce qu'il désirerait : et sa volonté serait faite sur-le-champ. Vers minuit, arriva le docteur Maure. M. Cousin respirait encore : mais l'agonie commençait : et elle finissait à 5 heures et quelques minutes du matin. A cet instant, M. Cousin expirait entre mes mains ».