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Girardin, Souvenirs des Pyrénées, 1838
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Eaux-Bonnes, le 17 juillet 1838.

MON CHER AMI,

Il faut maintenant que je vous parle de Bonnes. Figurez vous, dans une gorge étroite en forme d'entonnoir, de 500 pas d'étendue tout au plus, une vingtaine de belles maisons alignées sur la droite d'un petit torrent qui accourt, en grondant, des montagnes. A l'extrémité de la gorge, s'élèvent l'établissement thermal et la chapelle ; au centre et devant la ligne des maisons, quelques pièces clé gazon, ornées de hêtres et de peupliers, remplissent, sous le nom de Jardin anglais, le peu d'espace qui sépare les bâtisses du ruisseau. Tout autour de ce creux de rocher, où s'entassent plusieurs centaines de malades, se dressent de magnifiques montagnes verdoyantes, sur lesquelles, pour l'agrément des étrangers, on a tracé de fort jolies promenades, dont les allées sinueuses et ombragées vous conduisent insensiblement à la cime de ces masses de marbre qui surplombent le hameau. Il y a des siècles, Bonnes ne devait être qu'une immense fondrière sans issue ; aujourd'hui c'est un village élégant dont les maisons de marbre ne dépareraient pas les quartiers les plus fashionables de la capitale. Et, ce qui ajoute au pittoresque de ce lieu, c'est qu'il est à 740 mètres au dessus du niveau de la nier, et qu'à dix pas avant d'y arriver, il est impossible de deviner son existence, car un énorme rocher interrompt brusquement la route qui y conduit. Une retraite que des monts et des forêts serrent de si près, des habitations élégantes, une société bruyante et aristocratique en opposition avec la sauvagerie du lieu, des pies chauves et menaçans qui vont, pour ainsi dire, percer la nue : tout est romantique dans ce site singulier.

Les sources thermales qui ont rendu ce petit endroit si célèbre, sortent du granite qui porte les imposantes masses calcaires et schisteuses dont se compose presque toute cette partie de la chaine des Pyrénées. il y a trois sources différentes utilisées par l'établissement ; séparées l'une de l'autre par quelques toises de distance, elles sourdent, à des hauteurs différentes, d'une butte conique de marbre à laquelle on a donné le nom de Montagne du Trésor, sans doute à cause de la richesse que ses eaux font affluer dans le pays. Une des sources, nommée la Vieille alimente la buvette et trois baignoires ; une autre, la Source d'En bas fournit de l'eau à 4 baignoires, et la troisième. dite la Source nouvelle, est consacrée exclusivement à la chaudière dans laquelle on fait chauffer l'eau pour les bains des malades. Ces trois fontaines ont une température de 31 à 33 degrés centigrades. Comme leur produit n'est pas très abondant, on a grand soin de n'en pas perdre une goutte. Elles sont amenées de la montagne dans l'établisse ment qui y est adossé, par des conduits en métal fermés au moyen de robinets en cuivre ; c'est vous dire que l'architecte du gouvernement n'a aucune notion des sciences physiques, car ces conduits, qui auraient dû être construits en bois ou en terre cuite, ont il a sensiblement abaissé la température des eaux et modifié leur nature chimique.

A quelque distance de l'établissement thermal, on trouve encore deux autres sources minérales. L'une, nommée Source d'Ortechg, coule obscurément sous terre, au fond d'un ravin, et elle est tout à fait abandonnée, en raison de sa position inabordable ; l'autre, appelée Source froide, à cause de sa basse température, s'échappe d'une montagne située derrière la chapelle et opposée à la butte du Trésor ; ses eaux, peu utilisées, vont se perdre dans le ruisseau de la Soude, qui passe devant la ligne des maisons de Bonnes.

Toutes ces sources sont la propriété des habitans du village d'Aas, situé à une lieue de là. Comme ils s'en sont réservé l'usage pendant le jour de la Saint Jean, dès le matin, on les voit occuper toutes les baignoires, et jusqu'au soir ce ne sont que danses, jeux et querelles, où se montre à découvert le caractère de ces bons et gais montagnards.

Les eaux minérales de Bonnes appartiennent à la classe des eaux sulfureuses, comme, d'ailleurs, toutes celles qui sortent de la vaste chaîne des Pyrénées ; mais ce sont, sans contredit, les plus faibles en principes actifs, ainsi que nous l'ont appris les chimistes Anglada, Longchamp et Fontan. En effet, loin d'exhaler cette odeur d'oeufs pourris qui est le caractère distinctif des eaux de Barèges, de Cauterêts, de Bagnères de Bigorre, de St Sauveur, toutes situées dans les Hautes Pyrénées, elles n'ont qu'une faible odeur d'oeufs cuits, et ce n'est que fort lentement qu'elles brunissent une pièce d'argent qu'on y tient plongée ; leur saveur est douceâtre et onctueuse. L'analyse chimique y a démontré l'existence de sels de soude, de chaux et de magnésie, d'une très faible proportion de soufre, et aussi d'une matière végéto animale qui, commune à toutes les eaux sulfureuses des Pyrénées, a la singulière propriété de s'isoler peu à peu de l'eau minérale et de prendre alors une organisation analogue à celle de ces conserves qui végètent dans les eaux croupies des mares et des fossés. J'ai eu le plaisir d'examiner ce curieux produit de la transformation de la matière morte en matière vivante ; notre compatriote, le docteur Suriray, qui naguère exerçait avec distinction la médecine au Havre, et que je retrouvai à Bonnes avec sa famille, me prêta un excellent microscope qui m'a permis de prendre, pour ainsi dire, la nature sur le fait. Que de prodiges s'accomplissent ainsi chaque instant autour de nous, et que nous ignorerions sans le secours de ce merveilleux instrument, dont le véritable inventeur n'est pas même connu.

La saison des eaux commence à la fin de mai et dure jusqu'à la mi septembre. Un fermier, qui paie 8100 fr. à la commune d'Aas, administre les eaux à ses risques et périls. Le prix est fixé par un arrêté de l'administration. Avec vingt centimes par jour, on peut s'abreuver autant que cela fait plaisir ; mais, lorsqu'on prend des bains, la rétribution s'élève à un franc, non compris les gratifications obligées au baigneur ou. à la baigneuse. Le médecin inspecteur, M. Daralde, ne permet pas plus de quatre verres d'eau sulfureuse par jour, deux le matin à une heure d'intervalle, et deux dans l'après midi. On commence ordinairement le traitement par un demi verre coupé avec du lait chaud, et ce n'est que deux ou trois jours après qu'on élève insensiblement la dose. Je vous assure que cette boisson n'est nullement désagréable ; on finit même par l'aimer. Toutefois son usage entraîne quelques inconvéniens, et entre autres la perte du sommeil. Dès le second ou le troisième jour, on éprouve un agacement général, une excitation nerveuse qui est surtout très pénible pendant la nuit ; car on est assiégé de rêves fatigans, de véritables cauchemars, qui bientôt vous font redouter le moment consacré habituellement au repos. Si les eaux de Bonnes produisent des effets si marqués sur l'économie animale, quelle action puissante ne doivent pas posséder les eaux de Barèges, de Cauterêts et de Baguères de Luchon ! Je crois qu'on a tort lorsqu'on nie la salutaire influence des eaux minérales, ou du moins lorsqu'on la rapporte uniquement aux délassemens, au changement de vie, aux distractions du voyage, qui sont la suite d'un pélérinage aux établissemens thermaux. Ce n'est pas un remède innocent comme le pensent certains médecins qui n'ont jamais visité de sources minérales, et le dicton populaire: " Si les eaux ne font pas de bien, elles ne font du moins pas de mal ", est faux en tous points. D'un autre côté, on aurait également tort de les regarder comme une panacée universelle, ainsi que le font bien d'autres médecins, qui s'en servent, passez moi l'expression, comme d'une selle à tous chevaux. Ici, comme pour beaucoup d'autres choses, c'est dans le juste milieu qu'est la sagesse et la raison.

Rien de plus singulier, mon cher ami, que le coup d'oeil qu'offre l'établissement à huit ou neuf heures du matin. Chacun, armé d'un verre immense à moitié plein de lait, de sirop de gomme, ou d'eau d'orge, vient tirer l'eau salutaire. Les uns, dont le teint pâle, la maigreur et la voix caverneuse n'indiquent que trop la maladie souvent incurable qu'ils recèlent dans leur sein, ne font entendre qu'une toux sèche et douloureuse ; les autres, avocats, chanteurs, orateurs ou soi disant tels, osent à peine émettre un son de leur gosier fatigué ; aussi est ce, peut être, parmi les localités à eaux minérales, celle où l'on parle le moins ; puis chacun, après avoir jeté un regard de curiosité sur soir voisin, s'enferme dans son manteau, et va se traîner pendant une heure autour de la buvette, jusqu'au moment de boire un second verre ou de déjeuner.

La tradition locale rapporte à un singulier hasard la connaissance de la vertu puissante de ces eaux sulfureuses. Alors que Bonnes était encore un ravin sauvage et inaccessible, fréquenté seulement par de rares bergers des villages environnâmes, il arriva qu'un pâtre s'aperçut qu'une de ses vaches, atteinte depuis long temps d'ulcères aux jambes, s'éloignait chaque jour du troupeau, et ne reparaissait qu'au moment du départ ; sa surprise augmenta lorsqu'il reconnut la prochaine guérison de la pauvre bête. Il la suivit enfin dans son excursion solitaire, et la vit se plonger jusqu'au poitrail dans une marc infecte et boueuse que les sources sulfureuses formaient à leur sortie de terre. Bientôt toute la vallée eut connaissance de cette guérison miraculeuse, et les hommes souffreteux du pays vinrent imiter la vache que soir instinct avait si bien servie. La réputation des vaux s'étendit peu à peu, si bien que, dans le xvie siècle, Marguerite de Valois, soeur de François Ier et reine de Navarre, que ses poésies firent surnommer la dixième muse, s'y installa, tarit bien que mal, avec sa cour. Mais, ce qui les rendit surtout célèbres, ce furent les bons effets qu'elles produisirent sur les soldats béarnais blessés à la bataille de Pavie, et qui y avaient été conduits par Jean d'Albret, grand père de Henri IV. Ce serait à cause de ces cures merveilleuses, que les eaux dont je vous parle auraient pris le nom d'Eaux d'arquebusade qu'elles conservent encore . et qu'elles continuent de mériter, suivant certains médecins. Dur temps de Théophile Bordeu, dont les Lettres sur les Eaux minérales du Béarn sont si riches de faits et d'observations pratiques, c'est à dire dans le dernier siècle, il n'y avait guère que les maladies chirurgicales qui fussent traitées par ce moyen. Aujourd'hui, les soldats blessés sont envoyés à Barèges, et les poitrinaires de bonne compagnie ont accaparé ces sources bienfaisantes. Cela est plus avantageux pour le pays, puisque, année commune, ils laissent après eux environ 300000 francs aux Ossalais.

J'ai hâte de couper court à cette dissertation médicale, qui vous ennuie probablement, et de vous raconter les jolies choses que J'ai déjà entrevues autour de Bonnes. Vous pensez bien qu'admirateur, comme je le suis, des beautés de la nature, je n'ai pu m'habituer au genre de vie somnolent que mènent la plupart de ceux qui viennent ici refaire leur santé, plus on moins délabrée par les fêtes hivernales de la capitale. Il me faut l'air vif et pur des montagnes, des excursions au bord des torrens et des précipices, des plantes à recueillir, des cailloux à ramasser, des papillons, des insectes, voire même des vautours et des chamois à poursuivre ; heureusement, j'ai tout cela sous la main.

Ma première course n'a été ni longue ni périlleuse ; et, cependant, elle m'a fourni l'occasion de pousser des cris d'admiration et de bonheur. A trente pas de l'établissement, derrière le rideau de maisons qui fait un des côtés de la gorge que j'habite, moi trois centième, existe, dans le fond d'un ravin, une superbe et majestueuse cascade, que j'ai pu aller voir en pantouffles ; c'était, J'espère, un beau début ! Je n'étais nullement prévenu de l'existence de cette cascade ; le bruit de sa chute m'a seul averti qu'il y avait là, au dessous de moi, un de ces jeux de la nature que l'on admire toujours sans jamais se lasser de les voir. Un ruisseau, ou mieux un gave, comme on dit dans le Béarn, descend des hautes montagnes, au milieu des blocs de marbre et de granite qu'il a détachés dans sa course rapide, et, après s'être arrêté un instant dans le bassin naturel qu'il a creusé insensiblement, il s'élance dans un abîme de 200 pieds, sous la forme de deux belles gerbes déterminées par un roc élevé qui divise les eaux à leur sortie du bassin. Lorsque, du haut du rocher, on regarde fixement ces eaux, qui fuient avec la rapidité d'une flèche, on éprouve une véritable fascination, presqu'un besoin de se jeter au milieu d'elles ; il semble que ces eaux possèdent une puissance attractive pareille à celle que l'aimant exerce sur le fer, que le serpent, au dire des vieux naturalistes, exerce sur le timide oiseau que son malheur a placé devant les yeux du hideux reptile.

En remontant le sentier qui m'avait conduit en bas de la cascade du Valentin, les yeux encore éblouïs de l'éclat de cette myriade de diamans qui roulent sans cesse les uns sur les autres, tout à coup je me sentis arrêté dans ma marche ; c'était une grosse racine saillante au milieu du chemin, contre laquelle je trébuchai ; mes mains, jetées en avant pour chercher un appui, allèrent tomber sur une pierre noire et froide, auprès de laquelle, sans doute, j'aurais passé sans l'apercevoir. Cette pierre, placée sur le revers du rocher, recouvre une tombe! C'est celle d'une jeune femme qu'un éclat dé marbre vint écraser, il y a deux ans, alors qu'on faisait jouer une mine pour élargir la route qui mène de Bonnes au village d'Aas. Je ne puis vous exprimer l'impression qu'a produite sur moi cette rencontre fortuite d'une tombe, ce face à face inopiné avec le néant ! L'idée de cette jeune femme qui venait chercher la santé là où si subitement elle a trouvé la mort, me poursuit depuis ce moment. Je suis un peu superstitieux: pardonnez moi cette folie ; qui n'a pas la sienne ? Autant celle là qu'une autre. Je n'ai plus l'esprit assez libre pour continuer cette lettre : à un autre moment.
Adieu

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