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Girardin, Souvenirs des Pyrénées, 1838
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Eaux-Bonnes, le 22 juillet 1838.

MON CHER AMI,

Me voici, depuis cinq jours, emprisonné dans Bonnes. Le beau ciel du midi s'est voilé: nous sommes si bien entourés de brouillards, que la vue peut à peine s'étendre à une portée de fusil. Bois, montagnes, tout a disparu sous un épais manteau de vapeurs ; c'est à peine si, de midi à quatre heures, cette froide obscurité se dissipe un peu. Avec quelle impatience nous attendons tous le retour de ce soleil vivifiant, que les Montagnards nous promettent pour demain! Nous croyons à leur prédiction, car plusieurs fois déjà nous avons eu l'occasion de constater leur prescience de l'avenir, et la connaissance profonde qu'ils ont des changemens de temps étonnerait beaucoup les physiciens, je vous assure.

Heureusement, pendant ces mauvais jours, nous avons eu quelques distractions piquantes et tout à fait neuves pour nous autres citadins du centre de la France. Les montagnards de Bonnes et des environs se sont réunis pour disputer des prix que de vieux habitués des Eaux ont établi en faveur des plus alertes et des plus vigoureux. C'est une manière de tuer le temps et une occasion de paris qui rendent un peu d'animation à cette société d'ex dandys et de gants jaunes, dont, par malheur, les pays d'eaux fourmillent ; je dis par malheur avec raison, car il n'y a rien de plus assommant que ces routiers de salons ; leur unique conversation roule sur ces mille petits riens dont se compose la vie des gens à vingt mille livres de rente, et partout, même en face du plus majestueux spectacle de la nature, ils ne voient, ils ne rêvent que Paris, ils ne parlent que de Paris! Que de fois, ne pouvant échapper à leur insupportable et ennuyeux bavardage, je m'écriai, en estropiant certain vers bien connu : "Qui me délivrera des Lions et des Dandys !"

Mais je reviens bien vite à mes braves et joyeux montagnards: ceux ci sont bien plus intéressans que ces messieurs.

Les montagnards des Pyrénées ont conservé le caractère aimable, la joyeuseté, la nature bienveillante et hospitalière des anciens Béarnais. On sent ici l'influence du climat. L'esprit enjoué des deux sexes fait un plaisir de toutes leurs réunions ; aussi, leurs danses animées, les éclats de leur bruyante gaîté, sont ils toujours un sujet d'étonnement pour le grave et flegmatique habitant du Nord. Leur langue, harmonieuse et cadencée, se prête merveilleusement à leur pétulance et à leur douceur. Vous ne sauriez croire combien il y a d'euphonie dans ce patois, mélange de basque et de béarnais. Il semble véritablement qu'on soit dans les montagnes de la Grèce, lorsqu'on entend des noms de lieux tels que ceux ci : Lagos, Gabisos, Gelos, Bisanos, etc. Bien certainement le dialecte béarnais n'est qu'une dégénérescence de cette langue grecque que les Marseillais ont dû répandre de proche en proche, et par leurs colonies, chez les Volsces et leurs voisins.

Rien de plus joli qu'une jeune Ossalaise en habits de fête malheureusement la beauté et la fraîcheur des femmes durent peu, à cause des lourds travaux auxquels elles sont assujéties. Ce sont elles, en effet, qui cultivent la terre, qui servent de manoeuvres aux maçons, qui portent les fardeaux sur leur tête. Les hommes, eux, sont bûcherons, constructeurs, guides, on pasteurs. J'ai rarement vu des gaillards aussi bien bâtis. C'est surtout à l'habitude de gravir les montagnes qu'ils doivent les heureuses proportions qui les distinguent. Leur costume, tout à fait espagnol, fait encore mieux ressortir ces dons naturels : coiffés d'un large béret bleu, rouge ou brun, qui laisse en liberté une belle chevelure noire et bouclée ; revêtus d'une veste brune ou écarlate, d'un grand gilet de laine blanche, d'une culotte de couleur foncée, et entourés d'une éclatante ceinture rouge, le cou libre, les jambes couvertes de bas de laine blanche, ou plutôt de guêtres, dont l'extrémité inférieure recouvre seulement les bords des souliers, rien, comme vous le voyez, dans ce costume, ne gêne leurs mouvemens. Dans le mauvais temps, ils s'enveloppent d'un manteau blanc à capuchon, l'ancienne cape de Béarn, qui, dans son ampleur, leur donne l'apparence de moines. Les femmes ont un jupon bleu ou noir à grands tuyaux, un corsage tailladé et bariolé de couleurs vives, de grandes guêtres blanches, et, sur la tête, elles portent une sorte de capuchon écarlate bordé de taffetas rose ; leurs cheveux sont nattés sur les tempes et tombent en une longue tresse sur le dos. Souvent, au lieu du capulet rouge, elles se couvrent, et c'est lorsqu'elles ne sont plus jeunes, d'un mantelet à capuchon orné de petits dessins en laine noire, et dont le collet rabattu est taillé en longues dents de loup terminées par de petites houpes noires. Malheureusement, le contact fréquent avec les étrangers apporte déjà quelques modifications au costume pittoresque de ces braves gens, et je crains bien que leur habitude de franchise et de loyauté n'éprouve une altération semblable.

Les Ossalais, dont la vie n'est qu'une lutte perpétuelle avec les dangers de toute nature, sont courageux, téméraires même, rudes à la fatigue, patiens et sobres. Dépourvus de toute instruction, ils ont un esprit naturel qu'entretient et développe sans cesse l'observation des faits. Voici une anecdote, rapportée par M. de L., qui montre que la. rudesse de caractère n'exclut pas la finesse de l'esprit.

"Un jour que le président des états de Béarn donnait à dîner aux représentans des communes, quelques dames de Pau eurent la curiosité d'aller voir à table ces Solons presque tous montagnards. Madame de ***, pour égayer la compagnie, s'adressa à un de ces députés, paysan renforcé et riche possesseur de troupeaux, en le priant de siffler à la manière des pasteurs, quand ils appellent leurs brebis. Le Béarnais (il était d'Ossau), fin comme ils le sont tous, s'en défendit long temps, et, cédant aux pressantes instances de la questionneuse indiscrète, il se mit à siffler, mais très doucement: "Quoi ! vous ne sifflez pas plus fort ?"   "Jamais, Madame, quand les bêtes sont près."

Les exercices gymnastiques sont en honneur parmi les montagnards béarnais, comme chez les Basques leurs voisins ; leurs délassemens sont toujours des jeux violens qui entretiennent leur agilité. Ainsi, ils lancent, avec force et adresse, de lourdes barres de fer que vous et moi pourrions il peine soulever ; ou bien ils franchissent, en deux ou trois sauts, des intervalles de dix huit à vingt pieds ; souvent c'est à la course qu'ils se défient, et alors ils gravissent en quelques minutes une montagne à pie, où ils font la course aux oeufs, qu'il faut que je vous décrive car c'est un jeu tout à fait inconnu dans nos campagnes.

Un jeune garçon que le sort a désigné aligne 80 oeufs à un pied de distance les uns des autres. Cinq ou six autres jeunes gens attendent un signal pour s'élancer, de toute la vitesse de leurs jambes, sur la route qui conduit de Bonnes au village d'Aas. Il faut qu'ils parcourent deux fois cette route pendant le temps que mettra le pasteur à ramasser tous les oeufs ; mais chaque oeuf doit être ramassé et porté isolément dans un panier placé au point de départ de la course, en sorte que le lutteur fait ainsi 80 petites courses, dans chacune desquelles il est obligé de se baisser deux fois jusqu'à terre. Cette tâche est très fatigante, et on s'en aperçoit à la sueur, à la respiration pénible, aux vives couleurs de celui qui l'a entreprise ; elle n'exige pas moins d'une demi heure pour être accomplie, et c'est justement le temps qui est nécessaire aux coureurs pour aller aux premières maisons d'Aas et en revenir. Il n'y a souvent qu'une minute d'intervalle entre l'arrivée des coureurs et la fin des allées et venues de celui qui ramasse les oeufs. La victoire demeure le plus souvent à celui ci. La lutte est toujours suivie d'une promenade dans le village et d'une quête pendant laquelle vainqueurs offrent de jolis bouquets aux étrangers. Le produit de cette collecte, que j'ai vu s'élever à 40 et 50 francs, est en grande partie consacré à un repas où les bornes de la sobriété ne sont jamais dépassées car je dois le dire à la louange de ces montagnards et à la honte de nos paysans, l'ivrognerie est inconnue dans ce coin de la France.

Les danses qui terminent les différens jeux, et auxquelles prennent part toutes les femmes, depuis les plus jeunes filles jusqu'aux vieilles mères de famille, sont assez monotones. Ce sont des rondes interminables qui ont, toutefois, plus de caractère que celles de nos pays, car les danseurs exécutent à chaque instant des pas et même des sauts fort difficiles qui exigent une grande souplesse. Ces tours d'adresse sont accompagnés de cris sauvages et d'une musique qui n'est pas moins singulière. Un des pasteurs joue, sur le violon, un air très simple, tandis qu'un second souffle dans un flageolet et tape sur une espèce de lyre qui rappelle l'enfance de l'art. Vous avez dû voir, sur une des stalles du choeur de notre vieille basilique de Rouen, une sculpture en bois représentant un homme qui frappe avec deux bâtons sur un instrument à deux coudes, de forme longue, et carré des deux bouts. Eh bien ! cet instrument, dont les antiquaires ignorent le nom, est, à peu de modifications près, celui qui fait la base de l'orchestre des montagnards béarnais ; seulement, on ne touche les trois grosses cordes de ce dernier qu'avec un seul bâton. Jugez des sons harmonieux qui doivent en sortir !

Je finirai cette lettre en vous donnant quelques détails sur le genre de vie des Ossalais. Tous sont, à la fois, agriculteurs et pasteurs ; mais ce n'est qu'avec peine qu'ils parviennent à acquérir un peu d'aisance, car la plus grande partie de leur territoire montueux est couverte de neiges pendant six mois de l'année et la surface cultivable est singulièrement bornée. Comme la population est relativement très nombreuse, les propriétés sont excessivement divisées, et par cela même fort peu productives. La plus forte quote part d'imposition levée dans la vallée d'Ossau ne s'élève pas au delà de cent francs ! Vous concevez que, dans un pays aussi pauvre, l'industrie ne pourra jamais prendre racine, et en effet il n'y en a aucune trace. Jamais contraste plus grand tic s'était offert à moi, qui suis habitué à voir nos riches campagnes normandes entrecoupées de villages où l'industrie accomplit des merveilles de tout genre. Les Ossalais, quoique pourvus d'intelligence, sont si peu avancés sous ce rapport, qu'ils savent à peine faire du beurre et des fromages passables avec le lait de leurs troupeaux. Leur genre de culture est très restreint. Ils sèment un peu de froment en octobre, de l'orge en avril, mais beaucoup de maïs. Le premier grain ne produit que 5 pour un, le second 8 ou 10, le maïs jusqu'à 96. Cette énorme disproportion, dans le rapport de ces trois récoltes, explique la préférence que l'on accorde ici au blé de Turquie, malgré les travaux continuels que sa culture exige. Un arpent du pays en terre labourée ; contient à peu près 3000 pieds de maïs qui fournissent environ 20 mesures de grain. On fait aussi un peu de lin et de pommes de terre ; mais les dernières ne servent que pour la nourriture des porcs. Les terres, peu fertiles et presque toujours inaccessibles à la charrue, en raison de leur position et de leur peu d'étendue, sont travaillées à la houe, et elles demandent beaucoup de fumure.

Les troupeaux font véritablement toute la richesse du pays. L'hiver, on les nourrit avec le foin récolté dans les prairies ou sur les revers des monts, ou bien on les conduit dans les landes de Pont Long, situées en avant de Pau. Mais, dès les premiers jours d'avril, on les ramène dans les vallons, puis on les fait monter à mesure que les flancs des montagnes se dépouillent de leur manteau de neige. En juin, ils occupent déjà les pelouses des vallées supérieures, si long temps désertes, puis, après la St Jean, troupeaux, chiens, pasteurs, tout disparaît pont, gagner, vers la haute chaîne, les pâturages de Sousoucou et du lac de l'Ours, où jusqu'à la fin de septembre ils vivent de leurs herbes succulentes.

Ces troupeaux ne rapportent que très peu de bénéfices à leurs propriétaires. La laine des brebis est longue et rude ; elle ne se vend que 50 fr. le quintal. Le fromage qu'on fabrique avec leur lait n'a pas une plus grande valeur. Les agneaux qu'on abat pour la boucherie ne se vendent que 3 fr. chaque, et le prix d'un veau de 18 mois s'élève à peine à cent francs ! Vous voyez qu'il n'y a aucune parité à établir entre les produits des pasteurs béarnais et ceux des éleveurs de bestiaux de la Basse Normandie et du pays de Caux.

La même dissemblance existe dans la manière de se nourrir dans ces deux points extrêmes de la France. Dans la vallée d'Ossau, comme dans toute la chante des Pyrénées, la nourriture principale se compose d'une bouillie de maïs, nommé broille, et de fromage de brebis ou de caillé de lait, appelé greuil en idiome du pays. On mange aussi de mauvais pain de maïs, dans lequel parfois on introduit un peu de froment.

La viande de porc est, pont, ainsi dire, la seule dont on fasse usage. La boisson ordinaire est l'eau pure des torrens, ou le petit lait qui provient de la fabrication des fromages. Ce n'est que dans de rares occasions que ces pauvres gens boivent du vin. Du reste, ils ne s'en trouvent pas plus mal, car leur constitution est robuste, et la vie moyenne, dans ces montagnes, est certainement plus longue que dans nos villes et dans nos campagnes, où la population offre une apparence si malingre et si chétive.

Je termine ici ces observations, car un rayon de soleil vient enfin de se faire jour à travers le brouillard grisâtre qui nous emprisonne, et je vais aller respirer la suave odeur des plantes sauvages à la promenade de Grammont. A bientôt.

 

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