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Julien de la Gravière (Vice-amiral),
Voyage en Chine pendant
les années 1847-1848-1849-1850,
1864
Chapitre XIX
Taïti et la reine Pomaré

Le 4 juillet 1850, nous quittâmes avec joie la rade d'Honoloulou. Nous n'avions plus qu'une île à visiter dans l'océan Pacifique ; mais cette île était Taïti. Située à huit cents lieues de l'archipel des Sandwich, entre le 17e et le 18e degré de latitude méridionale, la reine de l'Océanie, après vingt-huit jours de traversée, se montre enfin à nos regards. Ses sommets couronnés d'une verdure éternelle, ses rivages bordés de forêts de palmiers, au pied desquels le flot blanchissant vient mugir, n'ont pas trompé notre attente. Au milieu des pics qu'il domine, un piton plus hardi dessine sur l'azur du ciel cinq fleuron de basalte ; c'est le Diadème, dont le massif sépare la vallée de Papenoo de celle de Faiaoua. Groupées autour de ce géant qui veille sur la vallée sainte, de nombreuses collines s'abaissent doucement vers la plage; la rive s'arrondit comme une coupe d'agate qu'un bras invisible élèverait au-dessus des flots; le récif qui la protége s'infléchit avec elle. L'oeil suit complaisamment la mollesse de ces beaux contours et la frange d'écume qui les borde. Prêtez l'oreille, vous entendrez le bruit sourd de la vague qui vient se briser sur les madrépores et retombe incessamment dans l'abîme. Ne dirait-on pas l'aboiement irrité d'un cerbère, menace encore lointaine que le vent apporte au navire ? N'approchez qu'avec précaution de ces bords enchantés ; craignez l'écueil qui se cache sous ces eaux si bleues et en apparence si profondes. Attendez, pour serrer de plus près la côte, que vous ayez doublé la pointe Vénus et que les cocotiers de Matavaï balancent leur tête au-dessus du frais canal qu'ils ombragent. Vos yeux cherchent avec impatience l'entrée du port: si une main amie ne vous la signale, vous essayerez probablement en vain de la découvrir. Au milieu du tumulte des brisants, n'apercevez-vous pas ce sillon immobile où le calme des cieux se reflète ? C'est la passe de Papeïti. Guidée par un pilote habile, la Bayonnaise s'engage sans crainte dans cette étroite coupure, anneau brisé de la chaîne qui entoure Taïti. Le vent d'une haleine plus fraîche a gonflé nos voiles; notre ancre tombe au centre d'un bassin limpide. A notre droite se déploie la ville, composée d'un seul rang de maisons; notre poupe est tournée vers l'îlot de Motou-Outa.
Ce n'est pas dans ce port que vinrent aborder Wallis et Bougainville. Le havre de Papeïti n'était point encore découvert. Ces heureux navigateurs jetèrent l'ancre sur des rades moins sûres que celle qui venait de s'ouvrir pour la Bayonnaise; mais combien leurs sensations durent être plus vives et plus neuves que les nôtre ! Un essaim de pirogues se jouait autour de leurs navires, des regards étonnés suivaient tous leurs mouvements, un peuple simple et doux les accueillait comme des demi-dieux. Le sauvage et l'homme blanc étaient alors une merveille l'un pour l'autre. Les naturels de Taïti contemplaient avec une crainte respectueuse ces étrangers dont leur candeur s'exagérait la puissance; le marin comparait avec envie sa rude et pénible existence aux jouissances faciles, aux plaisirs sans labeur d'un peuple qui semblait n'avoir jamais connu ni la crainte ni le travail. Cette société primitive subsistait, malgré ses imperfections, par l'absence des besoins et par l'ignorance presque absolue de la convoitise. L'arbre à pain et le cocotier, les forêts de féi (bananier sauvage) portaient des fruits pour le peuple comme pour les plus grands chefs. La vie des Taïtiens était en réalité insouciante et facile. Une température constamment égale et modérée, un sol plus fécond que celui des îles Sandwich, une mer plus poissonneuse, leur faisaient des conditions d'existence moins pénibles et moins laborieuses qu'aux habitants de ce grand archipel. Aussi la poésie, fille des doux loisirs, mêlait-elle quelquefois ses inspirations à leurs fêtes et son rhythme gracieux à leurs amours. Le bonheur des Taïtiens n'était fait cependant que pour eux. Quel Européen aurait pu le goûter longtemps sans lassitude? Ces enfants de la nature, étrangers aux passions qui s'allument dans nos coeurs, passaient sur cette terre comme des êtres plongés dans un demi-sommeil. Nulle inquiétude secrète n'aiguisait leurs désirs. Leurs appétits, aisément satisfaits, ne leur faisaient connaître ni les charmes ni les tourments de la volupté. Ils arrivaient ainsi jusqu'au terme fatal, sans regret des jours écoulés, sans souci des jours à venir, comme les feuilles que le vent roule sur le chemin, comme les vagues qui s'approchent insensiblement du rivage. L'arbre de la science porte des fruits amers; mais l'homme, qui les a une fois approchés de ses lèvres, aspire à des jouissances plus nobles que celles de cette existence apathique.

Le premier contact de la civilisation est presque toujours funeste aux peuples sauvages. Aucun d'eux n'a payé un plus terrible tribut à cette loi fatale que les heureux habitants de Taïti. Avant de les associer au bienfait de sa législation protectrice et de ses désolantes croyances, l'Europe leur apporta les fléaux qui dévorent et les vices qui dégradent. On vit, dans l'espace d'un quart de siècle, le chiffre de la population, que Cook avait porté à plus de 200 000 âmes, s'abaisser à moins de 7000 habitants. Les plus riches districts de cette île féconde se trouvèrent transformés en déserts, et les goyaviers s'emparèrent des terrains qu'avait autrefois fécondés la culture. Les missionnaires protestants eurent la gloire de sauver les débris de cette race des fureurs de l'ivresse et des ravages de l'anarchie. Le roi Pomaré II, réfugié à Moréa, abjura entre leurs mains le culte des idoles. Les missionnaires l'aidèrent à remonter sur le trône, et, grâce à leurs conseils, vers la fin de 1814, la paix avait reparu à Taïti.

Le christianisme venait de triompher avec Pomaré II. Les fidèles du culte idolâtre firent de vains efforts pour atténuer les conséquences de leur défaite. La conversion des naturels eut l’entraînement d'une manifestation politique. Il n'y eut que les factieux et les esprits frondeurs qui persistèrent à méconnaître le Dieu qui avait donné la victoire au souverain légitime. Les nouvelles idées religieuses répondaient d'ailleurs à un besoin réel. Les autels des idoles étaient renversés; le peuple n'avait plus ni espoir ni terreurs; tout frein avait disparu, toute poésie allait s'évanouir; le christianisme fut la planche de salut dans ce grand naufrage. Longtemps avant que la loi eût fait aux Taïtiens un devoir de se rendre au temple érigé par les missionnaires, l'attrait de la prière prononcée en commun les y avait attirés. Le nouveau culte leur rendait les réunions si chères à leur race, les chants religieux, les inspirations expansives dont ce peuple discoureur et bavard cherche avec ardeur l'occasion. Les beautés littéraires de la Bible, image d'une civilisation qui se rapprochait bien plus de l'état social des Taïtiens que du nôtre, exercèrent aussi sur ce peuple naïf leur charme irrésistible. Peu de jours suffisent pour apprendre à déchiffrer une langue qui ne possède que douze lettres juxtaposées sans aucune combinaison. Aussi la plupart des habitants de Taïti se trouvèrent-ils bientôt en état de lire eux-mêmes la traduction des livres saints, que les missionnaires répandaient avec profusion dans les îles de la Polynésie. Leur langue gracieuse et simple se colora en quelques années d'une teinte biblique qui parut lui prêter de nouvelles douceurs, et le Cantique des Cantiques devint le thème inévitable de toutes les déclarations d'amour. C'est ainsi que le livre de Dieu prit insensiblement, à Taïti, possession des intelligences. A cette limite poétique devait s'arrêter l'influence morale du protestantisme. Les dogmes de la vie future, les menaces de châtiments éternels ou les promesses de récompenses infinies, ne rencontrèrent de la part des Taïtiens qu'une souveraine indifférence. Ils écoutèrent avec une indulgente bonhomie, sans les croire et sans les contestera les vérités austères qu'ils ne pouvaient comprendre. Les préceptes de la loi chrétienne n'avaient point la sanction de l'opinion publique. Des amendes rigoureuses et la délation organisée pouvaient seules leur assurer une obéissance apparente. Si l'on reportait sa pensée à l'état d'anarchie d'où les missionnaires protestants avaient tiré la société taïtienne, il fallait bénir leurs efforts; mais la vieille civilisation, malgré ses abus, méritait bien encore quelques regrets, car elle n'avait fait place qu'à une civilisation incomplète. La supériorité incontestable des étoffes et des instruments européens, la faculté de se les procurer par de faciles échanges avaient causé la ruine de toute industrie indigène. On ne voyait plus les jeunes filles tisser sur leur métier le maro qui devait s'enrouler autour de leur ceinture; les garçons ne battaient plus sur la pierre de basalte l'écorce du mûrier pour fabriquer la tapa; ils ne creusaient plus les grandes pirogues avec lesquelles ils parcouraient jadis les îles de leur archipel. Ils achetaient des mousquets au lieu de fabriquer des casse-têtes, et poussaient le dédain des produits nationaux jusqu'à négliger d'enclore ou de cultiver leurs champs, pour se nourrir de la farine et du biscuit que leur apportaient les baleiniers. Jamais Taïti n'avait connu un pareil état d'oisiveté, jamais son sol complaisant et fécond n'avait été moins propre à nourrir une population nombreuse. A l'époque où fut proclamé, dans les îles de la Société, le protectorat de la France, l'influence des missionnaires protestants avait donc porté tous les fruits qu'on devait en attendre, et notre domination, admirablement assortie au caractère aimable, à la gaieté naïve de ces bons insulaires, pouvait avoir aussi sa mission providentielle.

Il ne faut point s'étonner, cependant, que cette substitution n'ait pu avoir lieu sans des luttes sanglantes et de tristes orages. La présence des Français à Taïti ne blessait point seulement les préjugés religieux des indigènes, elle alarmait aussi la vénération que les Polynésiens ont vouée de tout temps à leurs chefs. Il fallut donc combattre et conquérir pour notre drapeau le droit de cité dans l'Océanie. Si nous eûmes, durant cette période regrettable, des ennemis secrets et d'autant plus dangereux qu'ils agissaient dans l'ombre, nous eûmes aussi des alliés pleins d'ardeur, qui nous apprirent à mieux apprécier les qualités d'un peuple spirituel et brave qu'on était parvenu à fanatiser contre nous. A Mahahena, sur les hauteurs de Hapapé et dans la vallée de Papenoo, nous vîmes des Taïtiens figurer dans nos rangs. Le premier qui gravit le pic de Fataoua fut un chef indigène. Une sorte de fusion s'établit entre les deux races sur le champ de bataille. La terre de Taïti nous devint plus chère par le sang que nous y avions versé et par les glorieux souvenirs qui peuplent encore chacun de ses vallons. Ce qui, dans la pensée de nos ennemis, devait ébranler notre conquête lui apporta an contraire une consécration nouvelle. Les Indiens éprouvèrent le pouvoir de nos armes et se montrèrent touchés de notre clémence. L'intrépide gouverneur qui avait commencé la guerre eut l'honneur de la finir. Quand l'Uranie, portant le pavillon du contre-amiral Bruat, fit voile pour l'Europe, au mois de décembre 1846, la tranquillité d'une île si longtemps bouleversée par les séditions était assurée, et l'esprit impressionnable du peuple taïtien se chargeait de défendre de l'oubli la gloire de nos compatriotes.

Ce fut un véritable bonheur pour nous, qui errions depuis tant de mois d'un rivage à l'autre sans jamais rencontrer le drapeau de la France, de pouvoir nous reposer enfin à l'ombre des couleurs nationales. Je comprends la prédilection de nos officiers pour cette colonie lointaine. Sur aucun point du globe, on ne pourrait trouver un climat plus salubre, des sites plus enchanteurs, une population plus aimable et plus douce. La végétation même semble, à Taïti, vouloir modérer sa force pour ne point étouffer les plantes nourricières. Les Taïtiens sont encore dignes d'habiter ce paradis terrestre. Ce ne sont plus sans doute les beaux sauvages de Cook; ce ne sont point heureusement les gentlemen des îles Sandwich. On peut, au point de vue de l'art, regretter leur poétique nudité, leur élégant tatouage, coquetterie de l'homme j'arbore et voile du paresseux qui ne savait pas fabriquer d'étoffes (1); mais on aurait tort de croire que cette race ingénieuse a perdu tout son charme en subissant l'empire de nos idées et de nos coutumes. Les femmes de Taïti, surtout, ont allié leur grâce naturelle je ne sais quelle teinte légèrement spiritualiste, qui contribue à rendre plus profonds et plus durables les attachements qu'elles inspirent. Taïti n'offre au voyageur qui passe que le rebut de sa population : le colon qui s'y crée un foyer domestique s'étonne de trouver, chez ces simples et naïves créatures, un abandon plein de candeur, je dirai presque de pureté. L'affection des femmes taïtiennes qui ont pris au sérieux leurs unions morganatiques, est douce et bienveillante comme leur sourire. Elles n'ont point les transports jaloux des femmes de Java, elles sont également éloignées de l'indifférence des Tagales de Manille. Elles ignorent les fureurs de l'amour, elles en possèdent toutes les délicatesses. J'ai tenu dans mes mains plus d'une lettre d'adieux dont la résignation touchante,—on en jugera par une citation,—eût attendri le coeur de don Juan lui-même.

« O mon bien-aimé, mon esprit est troublé maintenant, il ne peut s'apaiser ; il est comme l'eau fraîche et profonde qui ne dort jamais et s'agite pour trouver le calme. Moi, je suis comme la branche que le vent a brisée: elle est tombée à terre et ne pourra plus se rattacher au tronc qui la portait. Tu es parti pour ne plus revenir. Ton visage m a été caché, et je ne le verrai plus. Tu étais comme la liane que j'avais fixée près de ma porte: ses racines s'enfonçaient au loin dans la terre. Mon corps voudrait te rejoindre, mais il cherche vainement à se transplanter ; il se brise et tombe comme la pierre qui roule jusqu'au fond de la mer immense. Oh ! mon ami, tel est mon amour, il est lié à moi comme ma propre vie.
Salut à toi, ô mon petit ami bien-aimé, au nom du vrai Dieu, en Jésus le Messie, le roi de la paix. »

La langue taïtienne n'est point faite pour exprimer les idées fortes et sérieuses: elle se prête merveilleusement aux modulations de la poésie. Les anciennes chansons ne s'attachaient souvent qu'à rassembler, à la suite l'un de l'autre, des mots harmonieux. Le rhythme musical semblait être, dans ces compositions, le seul souci du poëte ; c'était aux auditeurs de trouver dans les phrases décousues, dont une accentuation chantée indiquait soigneusement la cadence, une allusion lointaine ou une allégorie. Quelquefois, cependant, une pensée inspirée par l'amour venait éclore dans le cerveau du poëte, et donnait un sens plus précis aux mélodies que le peuple répétait en choeur. Le plus souvent, la grâce des vers taïtiens était involontaire; on eût pu adresser aux bardes qui les avaient composés, ce couplet que les jeunes filles de Papeïti aiment encore à s'entendre redire :

« La fleur des collines répand son parfum sans avoir de but,— l'oiseau qui chante ne sait point si on l’entendra.—Ainsi ta loyauté sans que tu y songes, s'exhale de toi comme un parfum. »
Au milieu de ces chants, si vagues dans leur expression, inégal et timide effort d'une veine paresseuse, on s'étonne d'entendre résonner parfois une épithète homérique. Chacune des îles de l'archipel, dans les chansons des Taïtiens, a son surnom qui, presque toujours, l'accompagne C'est Raiatéa à la jambe molle, Borabora à l'aviron silencieux, Huahiné qui s'entête à la danse.

Taïti était la Lesbos et non la Sparte de l'Océanie, elle avait plus de chants d'amour que de chants de guerre. Les îles Sandwich, les îles Viti préféraient l'épopée à l'idylle.

Les îles Tonga redisaient, sur un mode attendri, les plaintes maternelles de leur reine Fiti-Maou-Pologa, dont le fils fut emporté par les vents loin de son île natale. Sa pirogue, longtemps errante sur des flots inconnus, aborda enfin aux rivages de Samoa. Un songe avait rassuré la reine, mais n'avait pas consolé sa douleur. Chaque matin, elle venait s'asseoir sur la plage, et les yeux tournés vers le nord, elle donnait un libre cours à son affliction.

« Regardez, disait-elle, te nuage du matin se lève —où repose ce nuage vermeil ? — Est ce sur la baie d'Oneata ? — cette taie oh est à présent mon fils !— mon fils chéri est loin de ma maison! — Que mes larmes soient un océan! —Mon fils est allé jusqu'à Samoa. —On dit qu'il joue aux boules sur le tord de la mer.—c'était un enfant qui gagnait tous les coeurs; il était comme te tiare (2),— dont le parfum apporté par tes vents—réjouit au loin le voyageur qui passe!

La souveraine de Taïti, Pomaré, n'a jamais, comme la reine des Tonga, composé de vers; elle aime à réciter ceux que, dès son enfance, lui ont appris ses folâtres compagnes. Vous l'entendez souvent murmurer de ces mots sans suite qui tombent mollement en cadence, dont le sens échappe à votre esprit, mais caresse en secret les souvenirs de la reine. Cette princesse, qui, par ses terreurs et ses indécisions, faillit perdre sa couronne, et mit un instant en péril la paix du monde, qui eut une folle jeunesse et une maturité soucieuse, qui, plus calme aujourd'hui, ne veut vivre désormais que pour ses enfants, héritiers de Taïti et des Pomotou, de Raiatéa, de Bora-Bora et de Huabiné,—cette reine, en un mot, sur laquelle ont été fixés, pendant quelques mois, les yeux de l'Europe, voulut bien honorer notre corvette de sa visite.

Nous la reçûmes avec les égards et le cérémonial qu'on n'accorde, en Europe, qu'aux têtes couronnées. Le canon gronda aussitôt qu'elle parut sur la plage ; lorsqu'elle posa le pied sur le pont de le Bayonnaise, la musique l'accueillit par les airs qu'elle aimait. Elle occupa, pendant le dîner qui lui fut offert, un fauteuil élevé sur une large estrade. Admis à bord de, la corvette, les Taïtiens purent contempler leur reine, dominant ses hôtes étrangers de toute la hauteur de ce trône. Pomaré fut sensible à tant d'attentions. Son visage basané se dérida pour nous. Elle resta longtemps à bord de la corvette et voulut, avant de partir, poser sa couronne de odeurs sur un front qui s'inclina gaiement pour subir ce modeste diadème —Le volage époux de Pomaré, Arii-Faite, ne sut exprimer ses sensations que par un appétit digne de Gargantua; mais, parmi les princesses qui avaient suivi leur grave souveraine, nous trouvâmes de plus agréables convives. La jeune Aïmata (3), compagne destinée par la reine à l'héritier du trône; Arii-Taïmai (4), majestueuse beauté d'un âgé déjà plus mûr, se montrèrent naïvement heureuses de la fête à laquelle on les avait conviées. Lorsqu'au milieu d'une pluie de feu, tombant du haut des vergues, elles descendirent dans le canot qui les attendait le long du bord, elles semblaient regretter la discrète prévoyance qui abrégeait pour elles les plaisirs de cette longue soirée.

J'aurais mauvaise grâce à protester contre l'enthousiasme que les femmes de Taïti ont inspiré à tant de voyageurs. Leur gaieté sans malice et leur sourire candide sont pourtant, selon moi, leur plus grand attrait. Après avoir parcouru près de la moitié du monde, je me trouvais encore de l'avis des aimables princesses qui venaient de nous quitter et dont j'admirais intérieurement le bon goût: ce ne sont, me disais-je avec elles, ni les Chinoises, ni les Malaises, ni les Polynésiennes, ce sont les femmes françaises qui sont jolies, vahiné farani ménéné ; mais, quelle que puisse être mon opinion sur la beauté des femmes de l'Océanie, je ne m'en intéresse pas moins à l'avenir d'une race qui sait allier les plus nobles aux plus doux instincts. Dans la plupart de ces archipels semés au milieu de la mer du Sud, vous trouverez un peuple brave sans férocité, aussi prompt à pardonner les offenses qu'à les ressentir, amoureux des longs discours et des chants mélodieux, fait pour les hasards de la guerre comme pour les loisirs de la paix, ennemi de toute contrainte et plus capable peut-être de vertu que d'hypocrisie. Si ce n'est point à nous que l'avenir réserve la tutelle de ces populations, puisse du moins le ciel leur envoyer des maîtres indulgents! La domination qui voudrait assujettir brusquement au travail une race habituée à vivre d'air et de liberté, qui tenterait de ruiner la joyeuse insouciance de ce peuple, lui ravirait du même coup le souffle qui l'anime. Que notre civilisation se montre donc une fois réellement bienfaisante envers ces pauvres sauvages, qu'elle a si souvent entrepris de moraliser et qu'elle n'a, jusqu'à présent, réussi qu'à détruire !

Des complications politiques, que le gouverneur des îles de la Société parvint à dénouer sans notre concours, nous retinrent pendant près d'un mois dans le port de Papéïti. Le moment arriva enfin où il nous fut permis de poursuivre notre voyage Le 21 août 1850, dès la pointe du jour, nous étions en dehors des récifs. La brise du matin nous abandonna quand nous avions encore en vue les navires mouillés sur la rade ; mais bientôt les vents alizés vinrent enfler nos voiles. Les sommets de Taïti s'abaissèrent l'un après l'autre sous l'horizon, ceux de Moréa ne tardèrent pas à disparaître; avant le coucher du soleil, la Bayonnaise n'avait plus devant elle que les vastes solitudes de l'océan Pacifique. Cinquante-trois jours nous suffirent pour doubler le cap Horn et atteindre la baie de Rio-Janeiro. Le vent nous secondait; la Bayonnaise semblait avoir des ailes. Tout retard désormais nous était importun. Nous n'eussions point touché sur les côtes du Brésil, si les instructions du ministre de la marine ne nous en eussent fait un devoir. Nous résolûmes du moins de ne pas nous y arrêter. Le 19 octobre, nous bordions nos huniers pour un dernier appareillage, et le 6 décembre 1850, après avoir coupé six fois l'équateur, après avoir parcouru près de vingt-six mille lieues, nous laissions tomber l'ancre sur la rade de Cherbourg, que nous avions quittée au mois d'avril 1847.

Près de trois années se sont déjà écoulées depuis le retour de la Bayonnaise au port (5) ; mais, grâce à la fidélité d'affectueux souvenirs, je ne suis point resté complètement étranger aux événements qui se sont accomplis pendant ces trois ans dans les mers de la Chine. Je pressentais que l'extrême Orient ne tarderait point à attirer encore une fois les regards de l'Europe. La fièvre révolutionnaire semble agiter enfin ce monde impassible. Une troupe de bandits rassemblés par la famine a pris en quelque mois, vis-à-vis du gouvernement de la Chine, les proportions d'une armée de rebelles. La faiblesse de ce gouvernement est parvenue à transformer des projets de pillage en projets politiques, et le drapeau d'un prétendant flotte aujourd'hui sur les murs de Nan-king. Quelle sera l'issue d'un conflit auquel le peuple n'a point encore pris part? Les descendants de Kang-hi iront-ils rejoindre les fils de Gengis-Khan dans les vastes déserts de la terre des Herbes? La Chine verra-t-elle, ainsi que le proclament les insurgés, le retour de ces temps heureux où des mandarins intègres n'accordaient le bouton académique qu'aux veilles studieuses des lettrés ? Est-ce Confucius qui va triompher de Bouddha et de Lao-tseu? — Je me garderai bien de prédire le jour où la dynastie Taï-tsing devra se résigner à descendre du trône; la route est encore longue des bords du Yang-tse-kiang à Pé-king. Si la révolte cependant continuait ses progrès, si les succès des insurgés finissaient par provoquer un véritable mouvement national, on serait en droit d'attribuer à la crise ainsi agrandie une portée immense. Les peuples n'errent point éternellement dans le même sentier. Ce ne serait pas le règne des traditions antiques, mais des destins inconnus qui s'ouvriraient alors pour la race chinoise. Nos enfants assisteront probablement à d'étranges métamorphoses. Les distances s'effacent, les nations insensiblement se confondent. Quand des navires à vapeur remonteront le cours du Yang-tse-kiang et du Houang-ho, quand des chemins de fer sillonneront le territoire céleste et pénétreront jusqu'au coeur du Thibet, Bornéo et Célèbes, Mindanao et la Nouvelle-Guinée ne manqueront plus de bras pour exploiter les richesses de leur sol. Des bords de la Californie aux côtes du Camboge s'étendra tout un monde, plus fécond et plus prospère peut-être que notre vieille Europe. Je me félicite d'avoir pu visiter, avant une transformation qui me semble inévitable, ces parages reculés, cette arène ouverte à l'activité des générations futures. Si j'ai pu supporter sans trop d'amertume les incertitudes d'un exil de quatre ans, c'est à l'intérêt éveillé en moi par ces régions lointaines de l'extrême Orient que j'en dois rendre grâce; c'est aussi, – dois-je l'ajouter en finissant? – aux compagnons de voyage qui ont partagé avec moi les épreuves et les fatigues d une si longue campagne. De tous les souvenirs que je veux conserver des jours que nous avons passés ensemble, celui de leur amitié sera le dernier à s'effacer de ma mémoire.

 

1. Telle est la gracieuse excuse que les Taïtiens convertis au christianisme ont su trouver pour cette coutume païenne
2. Le tiare est la plante que les botanistes anglais ont nommée gardenia, et dont les femmes polynésiennes mêlent, à cause de son odeur suave, la fleur à leurs cheveux.
3. Aïmata, en taïtien, qui mange les yeux.
4. Arii-Taïmai, la princesse qui pleure.
5. Ceci était écrit en 1850.