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L'Hermite de la Guiane, ou Observations sur les moeurs et les usages français au commencement du XIXe siècle, 1817.

LES LIBRAIRES.

"Les livres gouvernent le monde ; c'est assez dire
de quel importance
est la profession de libraire."
Barbeyrac

"On disait autrefois qu'il existait à Paris trois classes entières d'honnêtes gens, les notaires, les curés et les sergens aux gardes; on pouvait y ajouter les libraires. Cette corporation jouissait, depuis son origine, de privilèges honorables qui lui furent confirmés, à différentes époques, par de nouvelles ordonnances : elle faisait partie de l'Université, et, en cette qualité, elle était soumise à des réglemens qui maintenaient parmi ses membres une discipline sévère. Les libraires de ce tems-là n'étaient pas seulement d'honnêtes négocians, la plupart d'entr'eux étaient aussi des savans estimables , dont quelques-uns se sont fait un nom dans les lettres. Celui des Etienne , des Robert, des Anisson n'est pas moins célèbre dans les annales de la littérature que dans celles de la librairie. Ce fut à la place Cambrai que s'établirent les premiers imprimeurs-libraires (Martin Crantz et Ulric Gering), que Jean de la Pierre, prieur de Sorbonne, fit venir à Paris vers l'an 1469 , tout exprès pour imprimer les Epîtres de Casparini de Bergame, orateur italien, aussi célèbre de son tems qu'il est inconnu du nôtre. Ces deux imprimeurs se firent une grande réputation de probité ; Ulric Gering, à qui d'utiles travaux avaient procuré une fortune considérable, en employa la plus grande partie à fonder des bourses pour de pauvres écoliers du collège Montaigu, et à encourager les lettres par des avances considérables et des pensions qu'il fit à plusieurs savans dont il avait imprimé les ouvrages. Avant l'invention de l'imprimerie, l'état de libraire était plus circonscrit sans être moins important et moins honorable. La transcription des manuscrits leur était confiée par l'Université, qui déléguait une commission choisie parmi ses membres pour vérifier et approuver les exemplaires : les plus riches bibliothèques se composaient alors de la Bible, du Nouveau Testament et des Classiques grecs et latins. L'achat d'un livre était une affaire importante ; on en passait le contrat pardevant notaire avec les mêmes formalités que l'on mettait à l'acquisition d'un domaine.
Dans le 17e siècle, les boutiques des libraires devinrent le rendez-vous des beaux-esprits de la capitale; celles de Barbier et de Sercy étaient plus particulièrement fréquentées par les poètes ; les érudits se rassemblaient chez Barbin."
Ces réflexions de mon ami l'Encyclopédiste étaient la suite d'une conversation que nous avions eue en nous promenant sur le boulevart, et qui lui avaient été suggérées par les abus qui se sont introduits dans la librairie, les seuls pour lesquels il ne veuille entendre à aucune compensation.
Voyez, me disait-il, cet essaim de Normands dont les échoppes garnissent les deux côtés de cette promenade; ces gens-là quittent leur province, où ils vivaient convenablement du métier de porte-balles, pour venir exercer ici la plus nuisible industrie, en vendant, sous le nom de livres, des rapsodies dont ils savent à peine lire les titres. Ces fripiers de la librairie sont en même tems les courtiers de quelques misérables imprimeurs qui spéculent sur la dégradation de nos chefs-d'oeuvre littéraires. Ceux-ci calculent , avec une honteuse précision, à quel prix ils peuvent établir (pour parler leur langage) un Racine, un Molière, un Boileau, en faisant entrer en déduction de leurs frais la mauvaise qualité du papier, les caractères de rebut, le défaut de marges et jusqu'à l'incorrection des épreuves , qu'ils relisent eux-mêmes, c'est par de semblables pratiques qu'ils parviennent à inonder les quais et les boulevarts de chefs-d'œuvre mutilés, déshonorés, qu'ils vendent à vil prix, au préjudice des bonnes éditions, à la confection desquelles les Didot, les Crapelet ont consacré leurs veilles et leur fortune. Nous nous approchâmes d'un de ces étalages, composé de quatre ais de sapin mal joints, sur lequel étaient alignées quelques centaines de brochures grossièrement décorées des noms les plus célèbres. Le marchand, qui se méprit au mouvement de dédain avec lequel je rejetai un volume de Bossuet qu'il m'avait présenté, m'offrit avec une impudence stupide des livres obscènes dont il nous débita, sans reprendre haleine, le long et impertinent catalogue. Son érudition, pour cette fois, mit en défaut celle de mon Encyclopédiste. Nous quittâmes ce marchand d'infamie, en l'apostrophant à-peu-près dans les mêmes termes que le bon homme Géronte adresse à M. Tout-à-Bas dans la comédie du Joueur. Vous avez l'intention, me dit mon guide de vous composer une petite bibliothèque de bons livres: vous savez déjà où l'on est sûr de n'en trouver que de mauvais ; je vais maintenant vous conduire chez de véritables libraires, parmi lesquels vous trouverez néanmoins à faire des distinctions de plus d'une espèce.
Nous nous acheminâmes vers le faubourg Saint-Germain, aux environs de la place Saint- Michel ; nous entrâmes, ou plutôt nous descendimes dans une salle basse tapissée de poudreux volumes, dont la reliûre, à la jésuite , ou en parchemin, est déjà un préjugé favorable aux yeux de certains amateurs. Un vieux homme, relié comme ses livres, était assis devant un bureau vermoulu, où il s'occupait à raccommoder la couverture de quelques bouquins, comme on restaure d'anciens tableaux, en s'efforçant de leur conserver cet air de vétusté qui en fait souvent tout le prix. Les reliûres de Bozerian, de Simier, ne brillaient pas sur ses tablettes ; mais l'Encyclopédiste y remarqua des collections reliées par de Romme et par quelques autres relieurs fameux. du siècle de Louis XIV.
Nous demandâmes à ce bibliographe quelques livres latins: en nous montrant les éditions des Elzévirs, des Barbou, des Coustelliez, des Brindley, des Baskerville, il nous fit valoir, avant tout, les dates, la conservation , les marges, les témoins ; chacune de ces qualités étant à ses yeux d'un prix qui doublait celui du livre, sa bibliothèque entière, estimée sur le même taux, eût valu beaucoup plus que celle de M. de la Valière. Il avait tenu note, sur les gardes, du prix auquel chaque ouvrage s'était élevé dans les ventes, et il ne manquait pas de vous produire en témoignage l'extrait des catalogues qui en indiquait le numéro et. la vacation.
Cette science de la bibliographie, que cet homme possédait an plus haut degré, et dont il était si fier, ne me parut au fond que le pédantisme assommant d'une érudition puérile, dont le moindre inconvénient est de créer une valeur de convention pour des ouvrages qui en ont une positive dans la nature et dans la correction du texte. Cette réflexion , dont je laissai percer quelque chose dans mes discours, donna une si mauvaise idée de moi au docte libraire, qu'il ne daigna plus me répondre qu'en me disant "qu'on trouvait à Paris des livres pour tout le monde, mais qu'il n'en tenait que polir certaines personnes." Comme nous prenions congé de cet original, un de ses confrères venait se pourvoir chez lui, par commission, d'une collection d'éditions Aldines demandée, par un lord qui voulait se la procurer, à tout prix, pour compléter un corps de bibliothèque dans son château du comté de Westmoreland. Ce noble Breton, connu pour un des plus déterminés bibliomanes des trois royaumes, avait donné ordre qu'on lui achetât cette collection et qu'on la lui expédiât à son adresse à Londres, où il doit la retrouver à son retour d'un voyage qu'il va faire aux Indes pour y prendre. un commandement.
Nous nous égayâmes, avec beaucoup de discrétion, aux dépens de sa seigneurie, qui achetait des livres pour meubler un château pendant son absence, et nous laissâmes le vénérable bouquiniste regretter, en la vendant deux fois sa valeur, une collection des Aldes, à la formation de laquelle il travaillait depuis quinze ans.
" La manie de cet homme, me dit en sortant mon ami, est un charlatanisme habilement calculé chez la plupart de ses confrères, pour tirer parti du ridicule de ces amateurs qui se croient des savans , parce qu'ils possèdent des collections estimées par des savans, et qu'ils peuvent se vanter, à tout propos, de ne lire les classiques que dans les ad usum , Plutarque que dans Vascosan, Cicéron que dans d'Olivet, et Tacite que dans Brollier. Mais nous voici chez un libraire qui spécule sur un genre de ridicule plus productif, parce qu'il tient à la plus sotte de toutes les vanités. "
Nous entrons dans un magasin richement décoré de plusieurs grands corps de bibliothèque en bois d'acajou, fermés par des portes en glaces, garnies en baguettes de cuivre doré. Les livres exposés sur ces rayons y sont tous enfermés dans des étuis. Là, toits les ouvrages sont imprimés sur peau de vélin, sur papier satiné , ou tout au moins sur grand carré de Hollande ; le maroquin, le tabis y sont travaillés en reliûre de cent manières différentes ; les recherches du goût le plus fantasque et le plus dispendieux portent à des prix énormes ces magnifiques curiosités bibliographiques. Chacun des exemplaires se recommande par un mérite particulier: l'un renferme les dessins originaux ; l'autre, les premières épreuves ; celui-ci est un des trois exemplaires tirés sur papier rose ; celui- là est supérieur pour la reliûre à l'exemplaire qui. se trouve dans la. bibliothèque du comte. Spencer ; cet autre est relié en cuir de Russie gauffré, et sa tranche est enjolivée de miniatures d'un très-grand prix, que l'éclat de la dorure permet à peine de distinguer. On ne touche point à ces livres, dont plusieurs même semblent destinés à n'être jamais ouverts, pour peu que l'acquéreur tienne, autant que le libraire, à n'en point déflorer la tranche.
Nous sortîmes de chez ce bijoutier-typographe (qui me demanda pour un La Fontaine, en deux volumes, un peu plus d'argent que je n'en veux mettre à l'achat de ma bibliothèque entière) , et nous nous rendîmes au Palais-Royal , chez un marchand de nouveautés. Des mannes énormes de brochures encombraient son magasin où vingt commis étaient occupés à emballer des liasses de pamphlets, de romans, de brochures de toute espèce, qu'il expédiait dans les quatre parties du monde. Mon ami lui ayant fait part de l'intention où j'étais de me former une bibliothèque, il me proposa une collection complète de romans modernes, des Contes à mon Fils, à ma Fille , à mon Gendre , des Mémoires du tems, des Vies privées, des rapsodies prohibées ou au moment de l'être ; il me fit part du titre de quelques ouvrages qu'il avait sous presse, me les offrit d'avance avec une remise de trente pour cent , et nous quitta pour parler à un auteur qui lui offrait une traduction de Florus, avec un commentaire." J'ai déjà un roman de Flora. - Il ne s'agit point d'un personnage de roman, Flores est un historien.
En fait d'histoire, c'est du Pradt qu'il nous faut ; du Pradt, entendez-vous : voilà ce qui s'appelle un historien. Faites-nous du Pradt, et je vous le paie cent écus la feuille."
Je ne jugeai pas à propos d'en entendre davantage, et je sortis de chez ce marchand de papier noirci, avec un peu d'humeur contre mon Encyclopédiste, qui semblait prendre à tâche de multiplier des courses inutiles. "J'ai voulu commencer, me dit-il en riant, par vous faire jouer votre rôle d'observateur; je vous ai fait passer en revue les principaux abus d'une profession que le je vais maintenant vous faire connaître dans ses rapports les plus honorables." Nous repassâmes les ponts, et il me conduisit chez le célèbre Didot.
Là, je trouvai cette noble alliance des lettres, de l'industrie et du commerce ; cette antique probité, cet honneur héréditaire, cet amour de l'art, dont quelques familles ont conservé le précieux dépôt. M. Didot n'était pas chez lui ; nous visitâmes, en l'attendant, ses ateliers , ses magasins, ses fonderies et ses presses : mon ami me donna l'explication des procédés ingénieux inventés par cet habile typographe, à qui l'art est redevable de ses plus notables progrès.
Les classiques anciens, français et étrangers, composent cette importante librairie; les éditions de luxe et les éditions usuelles y présentent le même degré de perfection. Le riche amateur, le modeste savant, le studieux écolier, viennent en même tems y meubler leur bibliothèque de livres qui diffèrent de prix sans différer de mérite. Le superbe Virgile in-folio, de trois mille francs l'exemplaire, et le modeste Virgile stéréotypé vingt sous, sont également corrects, également estimés. J'éprouvais un mouvement d'orgueil national à me convaincre qu'un imprimeur français rivalisait avec avantage les Bodoni, les Baskerville, les Ibarra; mais j'étais aussitôt ramené à un sentiment plus modeste, en songeant que, privé de toute espèce d'encouragement, c'est aux dépens de sa fortune que le digne, successeur des Etienne et des Plantin s'est acquis, dans l'art typographique, une supériorité qui partout ailleurs eût été pour lui une source de richesses.
Ce fut dans ce temple des classiques que je choisis mes pénates. Je m'étais fait une loi de m'en tenir aux seuls auteurs originaux, et de dédaigner les compilateurs, les commentateurs, les annotateurs, les imitateurs, et les poètes médiocres; par ce moyen, ma bibliothèque ne se compose que d'environ six cents volumes ; encore mon Encyclopédiste soutient-il qu'il y a du fatras.

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