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C. Delon, Histoire d'un livre, 1884
Distribution

Ce texte décrit l'état de la technique en 1884.

Laissons-le dormir, en attendant qu'on vienne prendre les feuilles pour les porter chez le relieur, et pensons à autre chose. Occupons-nous, par exemple, du sort de ces formes qui ont servi à l'imprimer. Toutes ces lettres, par mille, par centaines de mille, qui ont été assemblées pour le composer, il faut maintenant les séparer, leur rendre la liberté... pour qu'elles puissent servir a composer un autre livre. Ces a, ces e, ces m, etc, qui m'ont servi à vous faire savoir comment on fait un livre, - ils vont être dispersés... que dis-je ? ils sont déjà partis ! Où sont-ils ? Qu'en va-t-on faire ? Je n'en sais rien, Chose bizarre à penser : peut-être sont-ils, dans ce moment, employés à former les pages d'un livre d'histoire - ou celles d'un livre de poésie ; peut-être vont-ils aller exprimer les idées graves, sérieuses, d'un savant, dans quelque livre de science ; ou bien, qui sait ? narrer les aventures absurdes d'un conte à dormir debout! - Eh bien, n'est-ce pas justement là l'invention merveilleuse des caractères mobiles, qui permet de les combiner de mille et mille façons différentes, successivement, pour rendre les pensées les plus diverses ?
Chaque forme imprimée est donc desserrée ; on enlève les pages, puis ces pages elles-mêmes vont être décomposées, lettre à lettre. Mais faisons bien attention : il ne s'agit pas seulement de séparer les lettres ; il faut les remettre chacune à leur place dans les cassetins de la casse, ou dans des boîtes distinctes ; les a avec les a, les b avec les b, les points avec les points, les espaces avec les espaces. C'est ce qu'on appelle distribuer. Ce travail, comme vous voyez, est exactement l'inverse de la composition. L'ouvrier place un paquet de lignes à distribuer sur sa galée, afin qu'elles soient bien à sa portée ; il prend dans la main gauche un certain nombre de lignes, puis il saisit entre l'index et le pouce deux ou trois mots. Il les lit, puis d'une main adroite et rapide il laisse tomber chaque lettre dans le cassetin où elle doit aller rejoindre ses semblables. - Et les voilà toutes prêtes à recommencer.
Mais une réflexion. Un livre a été tiré, par exemple, à 10 000 exemplaires. - Or, dites-vous, voilà qu'au bout d'un certain temps, un an, ou dix ans, peu importe, tous ces exemplaires sont vendus ; il n'en reste plus. - Tout est vendu? Ah ! fort bien. C'est ce qu'on exprime en disant que, l'édition est épuisée. Cela fait bien plaisir à l'éditeur ; à l'auteur aussi. -Mais il en faut d'autres. - On va réimprimer le livre. Cela s'appelle faire une nouvelle édition. Il y a des livres dont on fait non pas seulement deux, ou trois, mais dix, vingt éditions successives, quelquefois plus.
- Réimprimer le livre... mais faudra-t-il donc recommencer à composer tout, ligne par ligne, lettre par lettre? - Sans doute. Vous savez bien que les lettres ont été distribuées, une fois le livre tiré. Tout a été non pas détruit, mais décomposé, transformé. On recommencera donc à composer, exactement comme la première fois ; seulement, au lieu de donner au compositeur la copie, c'est-à-dire le manuscrit de l'auteur, lequel manuscrit n'existe plus sans doute, on lui donnera un exemplaire de la première édition. Il le reproduira exactement. L'auteur veut-i1 faire quelques petits changements prend un exemplaire de la première édition, marque en marge les corrections, les changements qu'il veut faire, ce qu'il croit devoir ajouter ou retrancher. Cet exemplaire sera remis au compositeur, qui tiendra compte des changements ; nous aurons du livre une nouvelle édition, revue et corrigée, comme dira le titre. Parfois même les changements faits par l'auteur sont très considérables ; une partie très notable du livre est pour ainsi dire écrite de nouveau. La seconde édition, très différente alors de la première, est dite refondue, ou considérablement améliorée et augmentée. Souvent vous verrez, sur un titre de livre, de pareilles mentions ; vous savez maintenant ce qu'elles signifient.
Mais lors au contraire que la seconde édition doit être toute semblable à la première, n'est-ce pas vraiment dommage d'être obligé de recommencer tout le travail de la composition, de la mise en pages? - N'aurait-on pu, dites-vous, garder les formes toutes faites? - On l'aurait pu évidemment. Mais alors tout le caractère employé serait resté pendant tout ce temps inutile ; or il faut qu'il serve à composer d'autres livres. - Et il n'y a pas d'autre moyen ? Si, il y a un moyen ; et ce moyen a été inventé par un très habile homme, un imprimeur célèbre, dont nous avons déjà prononcé le nom, Didot. Cette ingénieuse invention, considérablement perfectionnée depuis, est appelée la stéréotypie, d'un mot grec qui signifie emploi de types fixes, non mobiles. Voici comment on s'y prend aujourd'hui.



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