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C. Delon, Histoire d'un livre, 1884
Stéréotypie

Ce texte décrit l'état de la technique en 1884.

Imaginez une page composée de caractères mobiles, bien ajustés, fortement serrés : les reliefs des lettres font saillie. Supposez que nous fassions, sur cette page, un moule en creux ; que dans ce moule nous versions du métal fondu. En retirant du moule le métal refroidi, nous aurons une plaque portant des reliefs, toute semblable à la page composée ; seulement cette plaque moulée est d'une seule pièce. C'est une sorte de cliché, qui peut être imprimé absolument comme la page composée elle-même. Cela fait, on peut décomposer la page, la distribuer ; se servir des lettres pour composer un autre ouvrage, ou une autre page du même ouvrage : le cliché reste. On le gardera aussi longtemps qu'on voudra. Voilà le principe de l'invention. Voyons maintenant la mise en œuvre. Elle est très simple.
La page composée, corrigée, avant où après le tirage, peu importe, est portée au clicheur. Il s'agit d'abord de faire le moule. Autrefois on le faisait en plâtre. Après avoir formé une sorte de cuvette en attachant une bande de carton autour de la page, on versait du plâtre coulant sur la surface bien graissée des caractères. Le plâtre, en quelques instants, durcissait ; on dégageait doucement la page, et il restait, dans le bloc de plâtre formé, une empreinte en creux qui était le moule. Aujourd'hui on préfère habituellement faire le moule en papier...
On a d'abord préparé une sorte de feuille de carton, mince et souple, en collant l'une sur l'autre, avec de la colle de pâte ordinaire mélangée de craie en poudre, une feuille de papier un peu fort, et trois ou quatre feuilles de papier fin et léger. Cet ensemble forme ce qu'on appelle un flan. La page dont on veut faire l'empreinte, maintenue dans un châssis avec des coins, comme s'il s'agissait de l'imprimer, afin qu'aucune lettre ne puisse se déranger, est posée sur le marbre d'une table. Après avoir nettoyé, puis graissé avec un peu d'huile la surface du caractère, afin que le papier ne s'y colle pas, l'ouvrier étale sur sa page le flan préparé tout frais, tout humide, et par conséquent très souple et très flexible, facile à déchirer ; il le pose, le papier mince en dessous, touchant les lettres, le papier fort en dessus. Puis, prenant une brosse, il frappe à petits coups légers sur le flan. Cette sorte de carton humide et mou s'enfonce un peu dans les creux, se gauffre sur les reliefs des lettres. Quand le travail est assez avancé, le clicheur passe sur le flan avec un pinceau une couche de colle mêlée, de craie, y étale une autre feuille de papier, pour le renforcer en formant une plus grande épaisseur ; puis il recommence à frapper, un peu plus fort cette fois, avec sa brosse. Il collera de même une seconde feuille de papier, une troisième s'il est nécessaire, toujours en tamponnant de sa brosse, et de plus en plus fort. Le flan ainsi pressé s'est moulé sur l'œil du caractère ; mais il est encore mou : il faut le sécher sans le déformer. Pour ce, on porte la page, avec le flan toujours étendu à sa surface, sur une plaque de fonte doucement chauffée en dessous par un petit fourneau. Le flan est bientôt sec ; on le détache facilement du caractère. On a alors une sorte de carton fin, mince, raide, qui garde l'empreinte bien nette des lettres ; il servira de moule. On va verser dessus le métal fondu. - Mais le papier va brûler !... direz-vous. - Non pas ! Le métal à caractères, comme je l'ai dit, est très fusible. Si on le chauffe seulement assez pour le faire fondre, et non davantage, il ne brûlera pas le moule de papier. Tout au plus ce moule sera un peu roussi ; peu importe.
L'ouvrier clicheur pose d'abord son flan sur une épaisse plaque de fonte bien dressée, le côté moulé en dessus. Si vous y jetiez un coup d'œil alors, vous verriez les empreintes en creux des lettres de la page, et une certaine largeur droite et plate débordant autour, formant une sorte de marge sur les quatre côtés de la page. Sur trois des quatre marges on dispose trois petites règles plates de fer, d'égale épaisseur, en ayant soin de les faire bien joindre aux coins ; puis sur ces réglettes on pose une autre plaque de fonte, également bien dressée, qu'on assujettit fortement au moyen d'une grosse vis. Cela fait, nous avons un espace creux, un moule dont le flan forme une des parois. L'ouvrier redresse ce moule, et par le côté resté ouvert, comme par un entonnoir, il verse, avec une cuiller de fer, du métal fondu. Le métal remplit le vide, pénètre dans les gauffrages du flan ; en un instant il est refroidi et solidifié. On desserre la vis, on enlève la plaque de fonte qui sert de dessus ; on voit la plaque de métal solidifié, nette et brillante, de forme rectangulaire : c'est le cliché. Il n'y a plus qu'à le détacher du flan. Le cliché ainsi formé est exactement semblable à la page de caractères mobiles qui a servi à former le moule ; mais il est d'un seul bloc, et n'a que quatre ou cinq millimètres d'épaisseur environ. Nous avons supposé une seule page à prendre empreinte et à couler, afin d'abréger notre description. Mais le plus ordinairement on fait l'empreinte avec le flan, non pas d'une page séparée, mais d'une forme entière, contenant plusieurs pages. Le travail est le même ; seulement il est plus rapide, puisque toutes les pages d'une forme sont moulées et coulées à la fois, et non pas l'une après l'autre. Le cliché produit donc une vaste plaque mince, où toutes ces pages tiennent ensemble. On les sépare facilement avec une scie ; on coupe net leurs bords tout autour ; puis ces bords sont dressés avec une sorte de rabot.
Comme les clichés sont absolument semblables aux pages composées de caractères mobiles, on peut les imprimer de même. Mais ils sont minces, et il ne serait pas possible de les maintenir, avec des coins, dans les châssis. Pour éviter toute difficulté, il y a un moyen bien simple. Chaque page clichée peut être fixée, avec quelques pointes, sur un petit bloc de bois de chêne, bien dressé, ayant la largeur et la longueur exactes de la page, et la hauteur, c'est-à-dire l'épaisseur nécessaire. On peut aussi poser les pages clichées sur des blocs, non pas de bois, mais de métal, en les assujettissant avec de petites griffes de fer ingénieusement disposées ; ce procédé est encore plus commode. Imaginez que toutes les pages d'une feuille aient été ainsi reproduites en clichés. On veut tirer cette feuille : rien de plus simple. On prend les pages, facilement reconnaissables par leurs numéros ; on les impose sur un marbre dans l'ordre voulu, à l'intérieur d'un châssis, sur leurs hausses de bois ou de métal. Avec quelques coins de bois on les fixe dans ce châssis : voilà la forme prête. On fait autant pour la seconde forme, destinée au second côté de la feuille. Les formes ainsi remplies seront portées à la presse ou à la machine, et tirées absolument de même que les formes composées de caractères mobiles. Vous comprenez maintenant l'utilité de ces procédés.
Un livre a été composé ; il est tiré à un certain nombre d'exemplaires. Avant d'en distribuer les pages, on fait faire les empreintes, puis les clichés : cela coûte peu. On les met en magasin. Faut-il, un an, ou deux ans, ou dix ans après, faire une seconde édition du livre, on prend les clichés, on fait un nouveau tirage. Ils seront encore bons pour une seconde, une troisième édition. Le livre ne se vend plus, on ne doit plus faire d'éditions nouvelles : on fond les vieux clichés ; le métal sert à en faire d'autres. Rien de perdu. Quelquefois, au lieu de faire des empreintes de papier et des clichés de plomb, on fait des clichés de cuivre par un procédé dont je vous parlerai bientôt. Ces clichés de cuivre sont plus parfaits, durent plus longtemps encore ; mais ils coûtent plus cher.



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