| Bibliophilie | Page d'accueil. Home page | Adhésion

Paul Dupont, Histoire de l'imprimerie, 1853

Les Estienne

Pendant que les Alde s'illustraient en Italie, une autre famille d'imprimeurs s'illustrait également en France, et balançait, si elle ne surpassait, leur célébrité. Nous voulons parler des Estienne, éternel honneur de l'imprimerie française, comme l'a dit si justement M. Taillandier, et dont la vie résume à elle, seule l'histoire de l'imprimerie au XVIe siècle.

Henri Estienne
Le chef de cette famille, Henri Estienne
Ier naquit en 1470, d'une famille noble de la Provence, et vint à Paris, vers l'an 1500. Grand admirateur de l'art typographique, récemment inventé, il ne craignit pas, pour l'exercer lui-même, de déroger à l'antique noblesse de sa race (1), ni même d'encourir l'exhérédation paternelle.
[M. Didot, dans l'Encyclopédie moderne, article Tygographie, donne les renseignements suivants sur la généalogie de Henri Estienne :
" Le tableau généalogique de la famille des Estienne, que je possède et qui fut donné à mon père en 1816, par un descendant des Estienne, Antoine, cinquième de ce nom, colonel en retraite aux Invalides en 1821, ancien inspecteur de la librairie, mort à Paris, le 11 décembre 1896, n'indique pas l'année de la naissance de Henri Estienne, premier du nom. il y est dit qu'en 1484 il fut déshérité par son père, et qu'il commença son établissenient d'imprimeur à Paris avant 1500.
Cette généalogie prouve que "les Estienne descendaient d'une très-noble famille de Provence, remontant en droite ligne à Pierre Estienne, seigneur de Lambese en Provence, qui vivait en 1200, armé chevalier par Raymond de Porcelets, attendu qu'il tirait son origine d'anciens chevaliers et qui fut confirmé dans tous ses droits et priviléges de vieille noblesse militaire par Charles d'Anjou, roi de Naples et comte de Provence, l'an 1107, ainsi qu'on le voit dans un titre déposé aux archives du roi, à Aix, livre B, folio 4°, cité en l'état de la noblesse de Provence, etc".
Godefroi, père de Henri, premier du nom, avait épousé Laure de Montolivet. Je pense donc que c'est ci, souvenir de ce nom et de l'olivier, blason des armes de la famille de sa mère, que Henri adopta l'olivier comme emblème placé sur les livres qu'il imprimait, faisant revivre ainsi les armes de la famille de sa mère, puisque son père l'avait privé des siennes. Le vers d'Horace : Inutilesque fulce ramos amputans, feliciores inserit, mis par mon père [Note bibliographique et typographique placée à la fin de sa traduction en vers des Bucoliques de Virgile, 1809.] au fleuron représentant l'olivier des Estienne, pour remplacer la modeste devise de Robert Estienne : Noli altum sapere, me parait indiquer heureusement que le nouveau chef de cette illustre famille, retranchant de son arbre, généalogique (l'olivier maternel) les branches inutiles, y greffa des rejetons préférables. " ]

Il commença à imprimer, en 1502, avec Hopil Wolfgang : leurs premières publications furent les Ethiques d'Aristote, qui parurent la même année ; la Logique d'Aristote et l'Astronomicon de J. Fabri d'Étaples, qu'ils donnèrent en 1503. Les livres que Henri Estienne publia seul dans la suite portent l'indication de rue du Clos-Bruneau, quartier des Écoles de, droit, ou bien celle de rue du Collége-de-Beauvais en face des Écoles de droit. Son plus beau livre, suivant M. Didot, est le Quintuplex Psalterium, contenant cinq versions latines des Psaumes, et imprimé en 1508, in-folio, en rouge et noir, et en caractères romains. On voit, par la souscription ajoutée a la Chronique d'Eusèbe, imprimée en 1512, qu'il eut Josse Bade pour associé dans cette édition : "Absolutum est alma Parisiorum Academia per HENRICUM STEPHANUM et, formularia literarum arte opificem, illius maxima cura et diligentia, nec non ejusdem et Jodoci Badii, in hoc opere sociorum, non parvis expensis. " Il fut aussi associé avec Simon de Colines, graveur habile, qui enrichit son imprimerie de très-beaux types.
Henri Estienne mourut en 1520, après avoir-imprimé, en dix-huit ans, cent vingt et un ouvrages in-folio, et laissant trois fils, François, Robert et Charles, qui exercèrent tous trois la profession d'imprimeur.

Robert Estienne
L'aîné, François, continua l'association que son père avait formée avec Simon de Colines, qui épousa la veuve de Henri
Ier.
Le second, Robert, n'avait pas plus de dix-sept ans lorsqu'il perdit son père. Comme son frère aîné, il concourut, pendant plusieurs années, avec Simon de Colines, à l'exploitation de l'imprimerie. De plus, sans autre secours que sa propre intelligence et son extrême application, il fit des progrès incroyables dans l'étude des langues latine, grecque et hébraïque. A dix-neuf ans, il publia, en petit format, une édition du Nouveau-Testament, livre alors très-rare; et, chose plus rare encore, cette édition était fort correcte. Il parait même que ses corrections trop parfaites furent jugées, par les théologiens de la Sorbonne, comme des atteintes à l'orthodoxie, car ils attaquèrent Robert Estienne dans leurs leçons publiques. Celui-ci se défendit : il étonna, par son savoir, les érudits de la Sorbonne et resta, dit-on, étonné, lui-même de leur ignorance.
Les attaques des théologiens ne firent qu'enflammer le zèle de Robert, qui conçut dès lors le projet de donner une édition complète de la Bible. Il s'entoura, à cet effet, de tous les manuscrits qu'il put réunir, se procura, à ses frais, des éditions faites en pays étrangers, collationna avec le plus grand soin les diverses éditions des bibliothèques de Paris, de Saint-Germain-des-Prés et de Saint-Denis, fit lui-même des sommaires en tête des chapitres de l'Ancien-Testament et ajouta des notes, des variantes, des interprétations en latin, des index et des tables. Il employa aussi, pour la première fois, dans cette édition de la Bible, des poinçons d'une forme élégante et nouvelle, au lieu des caractères gothiques, qu'il avait été, du reste, un des premiers à abandonner.
Pour le récompenser d'un travail si pénible et si consciencieux, les docteurs et les théologiens lui firent subir des persécutions acharnées, auxquelles la haute protection de François Ier put seule le soustraire.
Il était âgé de vingt et un ans (vers 1524), lorsqu'il rentra dans la propriété de l'imprimerie paternelle. On voit dans ses ouvrages qu'il habitait le quartier des Écoles de droit, e regione Scholae Decretorum. En 1527, il épousa Perette Bade, fille de Josse Bade, femme aussi instruite que distinguée par son amabilité et sa modestie.
A cette époque, Robert Estienne établit chez lui une société de savants de diverses nations, qu'il accueillait avec autant de grâce que de générosité, et, dont plusieurs étaient correcteurs d'épreuves dans son imprimerie. Chez lui, comme chez Henri Estienne, on ne parlait que latin ; c'était la langue familière de tout le monde, hommes, femmes, enfants et domestiques.
Le poëte Daurat nous dépeint ainsi l'intérieur de cette savante maison :
Intaminata quam latini puritas
Sermonis et castus decor !
Nempe uxor, ancillae, clientes, liberi,
Non segnis examen domus,
Quo Plautus ore, quo Terentius, solent Quotidiane colloqui.

Robert publia plusieurs éditions des bons auteurs latins; mais s'étant aperçu bientôt que les jeunes gens manquaient de grammaires et de lexiques pour recueillir tout le fruit de ces éditions, il imprima quelques ouvrages de cette nature, et chargea plusieurs personnes de composer un dictionnaire latin. Malgré les récompenses qu'il offrit à ceux qui acceptèrent sa proposition, il ne put obtenir aucun résultat satisfaisant, à cause de l'énorme difficulté que le manque d'index faisait éprouver dans les recherches. Cependant il ne perdit pas courage. Il se mit lui-même à l'oeuvre, et parvint à donner aux savants, en 1531, le Thesaurus latinae linguae, dont il fit un abrégé à l'usage des jeunes gens. Il y travailla pendant deux années avec une telle activité, que les deux presses de son imprimerie qui exécutaient le tirage de ce livre étaient constamment alimentées. Outre cela, il ne négligeait aucun des moindres détails typographiques, et corrigeait aussi les épreuves. S'il ne succomba pas à des travaux aussi compliqués et aussi assidus, il en eut l'obligation au personnel éclairé et choisi qui le secondait dans si tâche, et particulièrement à Jean Thierry de Beauvais, qui s'était chargé de relire son travail.
Pendant deux ans que l'exécution de ce dictionnaire [Robert Estienne fit une nouvelle édition de cet ouvrage en 1543 ; on y lit ce distique : Immensum modico venumdatur aere volumen, Uberior fructus. Consule quaeque boni. Ce grand monument littéraire, qui a été réimprimé en 1551, à Venise, par Nizzolius ; à Lyon, en 1573, par Philippe Tinghy; à Londres, en 1734, avec des additions considérables, par Johnson, Hutchinson, Taylor et Law ; à Bâle, en 1740, par Birrius; à Leipsick, en 1749, avec des additions considérables, par Jean-Mathieu Gesner, n'a pas encore été reproduit en France, quoique depuis longtemps déjà la maison Firmin Didot frères eût témoigné l'intention ile se charger de cette grande et entreprise.] le tint, jour et nuit, enfermé dans son cabinet et penché sur ses nombreux volumes, "qu'il usait à force de les feuilleter," il avait rompu en quelque sorte avec les vivants, et oublié jusqu'au soin de sa propre personne, lui qui, d'ordinaire, avait une certaine élégance dans ses moeurs, et qui aimait à se distraire des longs travaux en faisant, avec une épouse aussi instruite qu'aimable, les honneurs de sa maison aux savants et à ses amis. Et si on considère qu'une si vaste entreprise s'est accomplie dans un si court espace de temps, on se demande, avec son fils Henri, comment " ce travail, qui dompta les autres hommes, s'est vu lui-même dompté par Robert Estienne. "
Robert Estienne s'occupait en même temps de perfectionner la gravure des caractères. Il les débarrassa des abréviations multipliées, qui étaient une imitation trop servile des manuscrits, fatiguaient la vue et gênaient la lecture. La deuxième édition de la Bible latine, et celle du Virgile (1532), attestent dans la gravure des progrès remarquables, et les lettres italiques, que les Alde avaient employées les premiers, y sont plus parfaites.

Rober Estienne imprimeur du roi
En 1539, Robert Estienne fut nommé imprimeur du roi pour le latin et l'hébreu. Le titre d'imprimeur pour le grec ayant été conféré précédemment à Conrad Néobar, ce n'est qu'après la mort de celui-ci, en 1545, que Robert devint aussi imprimeur du roi pour le grec. Toutefois, déjà, avant cette époque, François ler lui avait fait remettre les caractères orientaux gravés par Guill. Lebé, et les beaux caractères grecs gravés par Garamond, sur les dessins du Crétois Ange Vergèce, calligraphe du roi.
Grâce à la munificence de François Ier, les presses de Robert Estienne, rivales de celles d'Alde l'ancien, mirent au jour, de 1544 à 1550, les nombreuses et savantes publications grecques dont ce célèbre imprimeur dota la France, et parmi lesquelles on ne compte pas moins de huit premières éditions. C'est en 1544, et pour l'impression de l'Histoire ecclesiastique d'Eusèbe, 2 vol. in- f°, que Robert Estienne se servit, pour la première fois, des caractères grecs dits grecs du roi. Il plaça en tête de cet ouvrage une Épitre dédicatoire au roi François Ier, écrite en grec, et qui fait autant d'honneur au roi qu'à l'imprimeur. En voici la traduction :

" Robert Estienne, imprimeur du roi, à tous ceux qui liront ce livre, salut.
Si le divin Platon a eu raison de dire que le genre humain serait heureux quand les philosophes régneraient, ou quand les rois deviendraient philosophes, il faut s'empresser de proclamer la France réellement heureuse sous un roi tel que François Ier. N'est- ce pas, en effet, une merveille que ses entretiens avec les hommes les plus instruits, dans lesquels, presque toits les jours, après avoir réglé les affaires de l'État, il traité, au grand étonnement de ceux qui l'écoutent, toutes sortes de questions littéraires et scientifiques ? N'est-il pas admirable de voir un roi, forcé de s'occuper des plus graves intérêts, traiter tous les sujets avec une éloquence et une justesse que peuvent à peine égaler les hommes qui ont consacré toute leur vie à l'étude; de l'entendre proférer cette maxime, digne d'un philosophe accompli, que la règle qu'il doit appliquer a l'exercice de son pouvoir, c'est de faire à la société lotit le bien que, lui permettent les circonstances?
Aussi son premier soin a-t-il été de choisir, avec une scrupuleuse attention, les maîtres les plus habiles dans les plus belles sciences,
et de leur donner des chaires dans cette école si où l'amour de l'étude attire de toutes parts d'innombrables élèves. Les hommes qu'il a trouvés suffisamment instruits, et déjà habitués au maniement des affaires, il les a élevés aux honneurs. D'autres encore ont reçu des présents véritablement dignes de la magnificence royale; et quant à ceux qui ont voulu rester étrangers à toute instruction, il s'est montré si sévère à leur égard, que ceux surtout qui avaient de la naissance et de la noblesse, et qui regardaient l'étude comme incompatible avec leur condition, s'efforcent maintenant de joindre la culture des lettres à la science des armes.
Enfin, il a formé à grands-frais une vaste bibliothèque, où il a rassemblé des livres de tout genre, et il ne se passe pas de jour qu'il n'en ajoute de nouveaux. Il a fait venir à grands frais de la Grèce et d'Italie les ouvrages des poëtes et des historiens les plus célèbres de l'antiquité, et il a pris tous les moyens de faire jouir de ses richesses quiconque le désire.
C'est dans ce but qu'il a ordonné aux ouvriers les plus habiles d'exécuter des caractères de forme moderne et élégante. Avec ces caractères, les plus beaux ouvrages, imprimés avec soin et multipliés à l'infini, se répandront dans toutes les mains, et déjà nous en livrons au publie un spécimen en langue grecque.
Pour parvenir plus sûrement à nous acquitter, comme nous le devons, de l'office que le roi nous a confié, nous avons pris soin de collationner et comparer les textes de plusieurs anciens manuscrits; nous avons appelé à notre aide les soins et les lumières des hommes les plus consommés dans ce genre de travail, et particulièrement attachés à notre maison.
Jouissez pleinement, lecteurs, du fruit de Dos labeurs, et rendez de justes actions de grâce au meilleur comme au plus libéral des princes, qui vous prodigue ces dons avec tant de sollicitude et de munificence.

    Paris, la veille des calendes de juillet 1544."

En 1528, Robert Estienne publia la première édition de sa Bible in-folio, livre magnifique, dont le texte fut collationné, par ses soins, sur les manuscrits et sur la polyglotte d'Alcala, Cette édition est précédée du privilége de François ler.
La seconde édition, publiée en 1532, contenait des annotations extraites des plus savants interprètes et des commentaires des Hébreux. Elle excita le courroux des docteurs de Sorbonne, et Robert Estienne, pour les apaiser, fut obligé de prendre l'engagement de ne rien imprimer désormais, nisi cum bona eorum gratia. Cependant cette Bible était publiée, comme la première, avec privilége du roi, et l'acte de privilége constatait que Robert Estienne avait eu la précaution de collationner les antiques manuscrits de Saint-Germain-des-Prés et de l'abbaye de Saint- Denis, et de consulter les docteurs en théologie les plus savants.
L'édition de 1534 offre peu de différence avec celle de 1532. - Mais celle de 1540 donne les noms des hommes des peuples, des idoles, des villes, des fleuves, des montagnes et des divers lieux indiqués dans la Bible en hébreu, chaldéen, grec et latin, le tout traduit en latin, avec la description des lieux d'après les cosmographes, et dix-huit grandes gravures el, bois d'après les dessins de François Vatable, représentant le tabernacle de Moïse, le temple de Salomon, etc. Robert y prouve, sa profonde connaissance des langues hébraïque, chaldéenne, grecque et latine. Voici ce que le père Le Long, dans sa Bibliolheca sacra, dit sur cette Bible :
"Haec editio omnium Roberti Stephani praestantissima est et optima... opus sane in arte typographica, si unquam fuit, perfectum."
Dans la Bible que Robert Estienne publia en 1545, en deux volumes in-8°, il plaça à côté de la Vulgate une nouvelle traduction du texte hébreu, et il ajouta aux marges et au bas des pages des variantes, des notes et des explications.
Après la mort de François ler, arrivée en 1547, Robert Estienne imprima l'oraison funèbre de ce prince faite par Pierre du Châtel, évêque de Mâcon. Une phrase de cette oraison ayant, par malheur, effarouché les consciences timorées (les docteurs de la Sorbonne, une plainte fut dirigée contre l'évêque imprudent; mais celui-ci trouva abri et protection à la cotir; et les docteurs, irrités de voir le coupable leur échapper, se retournèrent contre le malheureux imprimeur, qu'ils n'eurent pas de peine à accabler, dépourvu qu'il était alors, auprès du roi Henri II, du généreux appui que François ler s'était plu à lui accorder.
Le 16 août 1547, le roi Henri II envoya aux docteurs de Sorbonne des lettres patentes contenant ce qui suit :
" Comme ainsi soit que les maîtres, doyens et docteurs de la Faculté de théologie en notre université de Paris, n'auroient pas tenu grand compte de ce que notre feu seigneur et père leur auroit mandé touchant les Bibles de notre imprimeur Robert Estienne, et encore moins en auroient tenu compte depuis le trépas de notre dit feu seigneur et père; pour ce est-il que nous te mandons, huissier, que tu fasses très-exprès commandement de par nous aus dits maîtres, doyens et docteurs de livrer incontinent leurs critiques et observations, qu'ils les baillent à notre dit imprimeur, pour qu'il les imprime en leur nom, et les mette au - devant ou derrière les dites Bibles; et en cas de refus ou délai, comparoître à jour fixé par-devant le roi en son privé conseil. "

Persécutions et exil
Les docteurs demandèrent jusqu'à la Toussaint pour donner leurs censures. Mais ce délai s'étant écouté sans qu'ils les eussent produites, Robert Estienne provoqua une discussion solennelle. La conférence eut lieu dans le mois de novembre 1547, à Fontainebleau. D'un côté parurent les plus fameux docteurs et les théologiens les plus renommés de la Sorbonne, puis des cardinaux, des évêques, le grand écuyer du roi et le chancelier; de l'autre côté parut seul Robert Estienne. Accusé sur quarante-six articles, il ne fut condamné que sur six, et encore, les différences reprochées à ces six articles provenaient-elles uniquement de l'interprétation que le docte Vatable avait coutume d'en donner à ses disciples; mais Robert ne voulut pas mettre en cause son professeur dans une matière si délicate. L'édition de sa Bible fut interdite.
Les persécutions continuèrent malgré le bon vouloir du roi, qui daigna même, pour indemniser Robert Estienne des dommages qu'il avait éprouvés, lui faire donner une forte somme d'argent (2,500 écus), lui promettant en outre d'être plus libéral une autre fois.
E
nfin, lorsqu'en 1550 Robert Estienne publia sa belle édition du Nouveau Testament in-folio, accompagnée de variantes placées en marge, le courroux de la Sorbonne n'eut plus de bornes. Elle attaqua avec violence le livre que cependant l'autorité avait déclaré irréprochable, et ses clameurs furent telles, que le docte Vatable crut devoir désavouer les notes que Robert Estienne lui avait empruntées.
Cependant Robert, en dépit de la protection que le roi continuait à lui accorder, allait être mis en jugement et subir peut-étre l'affreux supplice auquel on condamnait alors les hérétiques ["On les guindait en haut avec une poulie et une chaine de fer, puis On les laissait tomber dans le feu, ce qu'on réitérait plusieurs fois." (Mézeray) ]. Il épargna cette honte à sa patrie en cherchant un refuge à Genève, où il embrassa la religion réformée.
Dès son arrivée, il fonda avec Conrad Bade, son beau- frère, une imprimerie d'où sortirent encore d'excellents livres. Il songeait aussi à donner au public un Thesaurus graecae linguae, comme il avait donné le Thesaurus latinae linguae; mais cette gloire était réservée à son illustre fils.
M. Didot [Encyclopédie moderne, article Typographie] cite un document récemment découvert et publié dans le Recueil de l'Ecole des chartes (1840), qui fait connaître comment Robert Estienne parvint à faire passer sa nombreuse famille secrètement et successivement en Suisse, pour pouvoir fuir lui-même après elle et quitter la France sans fâcheux empêchement.
Après sa fuite, ses biens furent séquestrés; mais Charles Estienne, oncle et tuteur des enfants mineurs (Henri, Robert, Charles, François, Jeanne, Catherine, Jean et Marie), obtint heureusement de Henri II, en août 1552, des lettres de rémission et de mainlevée de leurs biens, et par là sauva la famille de son frère d'une ruine complète. C'est à ces lettres royales que nous devons de n'avoir pas été privés des immenses travaux par lesquels le premier fils de Robert, Henri Estienne, s'est immortalisé.
" Ainsi donc, dit très-justement M. A.-A. Renouard, malgré la faiblesse de son caractère, le roi Henri II, par cet acte d'une sage clémence, jusqu'alors ignoré, sut préserver des derniers effets de la haine ecclésiastique la famille de l'imprimeur chéri du roi son père, et pour lequel il n'était pas lui-même sans estime. "
M. Magnin, dans le Journal des Savants, donne une appréciation très-judicieuse du caractère de Robert Estienne et des persécutions que lui suscitèrent ses opinions religieuses. Voici un extrait de cet article remarquable :

" Doué du génie de l'investigation et de la critique, ce qui l'entraînait vers la doctrine du libre examen, et dominé en même temps par une imagination austère et puritaine, ce qui le prédisposait à l'exaltation religieuse, le jeune Robert eut nécessairement un rôle marqué dans le terrible drame de la réforme.
Sincère dans ce qu'il croyait la foi catholique, il se maintint pendant vingt-cinq ans dans cette orthodoxie un peu douteuse qui fut celle de tant d'hommes célèbres et modérés de cette époque, Érasme, Budé, Lambin, Turnèbe, Cujas, Guillaume Cop, de Thou, L'Hospital et beaucoup d'autres. Sans les attaques provocatrices des théologiens et les excitations fébriles de la polémique, il est probable qu'il aurait persévéré jusqu'à sa mort dans cette situation indécise et équivoque, à laquelle ne purent même pas se, soustraire entièrement plusieurs liants dignitaires du clergé catholique, les Du Bellay, le cardinal Guillaume Briçonnet, le cardinal Odet de Châtillon, Guillaume Parvi, Jean de Montluc, évêque de Valence, etc., etc. Mais, poussé à bout par des hostilités maladroites, irrité par des censures qu'il croyait entachées d'ignorance et d'injustice, emporté par l'impatience de la lutte, il franchit la distance de plus en plus faible qui le séparait dit protestantisme. De tiède et douteux catholique il devint calviniste emporté. "
" La mansuétude, dit encore M. Magnin, n'était pas la vertu de Robert Estienne et n'était guère non plus celle de son époque. On est frappé de stupeur quand on voit un vieillard échappé à grand'peine aux persécutions et aux bûchers de la France, applaudir, dans son asile, à d'autres persécuteurs, regarder comme un crime les dissidences religieuses, approuver les supplices et mettre ses presses au service des apologistes de la condamnation de Michel Servet. On ne sait si on veille quand on voit dans une préface, datée de 1553, Robert Estienne reprocher aux théologiens de Paris, ses persécuteurs, de n'avoir pas seulement songé à faire brûler les livres et la personne de l'athée François Rabelais [Proefat. ad Gloss., novembre 1553 ]. D'aussi tristes inconséquences rie justifient pas, sans doute, mais expliquent et font comprendre les excès de la Sorbonne. On sent que les violences qui ont ensanglanté ce siècle ne sont pas le propre de tels hommes ou de telle corporation, mais le résultat de l'esprit général,. oit plutôt de la maladie qui affligeait alors la société tout entière. "
Le caractère irascible de Robert Estienne se décèle surtout dans sa Réponse aux censures des théologiens de Paris, qu'il publia en français à Genève, en 1552 ; " chef-d'oeuvre de polémique, dit encore M. Magnin, digne par le nerf de l'argumentation, la grâce et la malice des récits et des portraits, d'être regardé comme un avant-coureur des petites lettres fulminées un siècle plus tard contre cette même société de la Sorbonne. "
On ne lira pas sans intérêt quelques passages de ce pamphlet, qui est regardé, avec raison, comme un chef-d'oeuvre de style. Voici comment Robert Estienne s'exprime au sujet des premiers démêlés qu'il eut avec la Sorbonne :

" Qu'avois-je fait, quelle étoit mon iniquité et mon offense pour me persécuter jusqu'au feu, quand les grandes flammes fuirent par eux allumées, tellement que tout étoit embrasé en notre ville l'au 1532; sinon parce que j'avois osé imprimer la Bible en grand volume, en laquelle tous gens de bien et de lettres connoissent ma fidélité et diligence ? Et ce avois-je fait par là permission et conseil des plus anciens de leur collége, dont le privilége du roi rendoit bon témoignage, lequel je n'eusse jamais impétré si je n'eusse fait apparoir qu'il plaisoit ainsi à messieurs nos maîtres. Eux, toutefois, ayant l'occasion, me demandoient pour me faire exécuter à mort, criant sans fin et sans mesure, à leur façon accoutumée, que j'avois corrompu la Bible. C'étoit fait de moi, si le Seigneur ne m'eût aidé pour montrer que j'avois ce fait par leur autorité. Je me tais de ce qu'ils avoient tenté en 1522, quand le Nouveau Testament fut imprimé en petite forme par mon beau-père Simon de Colines, qui le rendit bien clair et correct et en belle lettre (c'étoit alors une chose bien nouvelle que de trouver des livres de la Sainte Écriture corrects), et d'autant que j'avois la charge (le l'imprimerie ; quelles tragédies n'émurent-ils contre moi ? lis crioient dès lors qu'il falloit m'envoyer au feu, parce que j'imprimois des livres si corrompus ; car ils appeloient corruption tout ce qui étoit purifié de cette bourbe commune, à laquelle ils étoient accoutumés. Or, combien qu'en leurs leçons publiques ils reprissent rnagistralement et aigrement le jeune homme duquel telle correction étoit procédée, toutefois étant eux- mêmes bons témoins de leur propre ignorance, ne l'osèrent jamais assaillir ouvertement ... En ce temps-là (je puis dire ceci à la vérité), comme je leur demandois en quel endroit du Nouveau Testament étoit écrite quelque chose, me répondoient qu'ils l'avoient lu en saint Jérôme on ès Décrets; mais ils ne savoient que c'étoit du Nouveau Testament, ne sachant pas qu'on eût accoutumé de l'imprimer après le Vieux. Ce sera chose quasi prodigieuse, et toutefois il n'y a rien de plus vrai, qu'il n'y a pas longtemps qu'un de leur collége disoit journellement : "Je suis ébahi de ce que ces jeunes gens nous allèguent le Nouveau Testament. Per Diem ! j'avois plus de cinquante ans que je ne savois ce que c'étoit du Nouveau Testament... " Sept ans passés, l'an 1540 j'imprimai de rechef la Bible en laquelle je restituai beaucoup de passages sur l'original d'une copie ancienne, notant en la marge la vraie lecture convenant avec les livres des Hébreux, ajoutant aussi le nom du manuscrit. Et lors de rechef furent alumées nouvelles flammes. Qui est-ce qui ne connoît les fâcheries qui m'ont été faites pour cela? Combien de temps m'a-t-il fallu m'absenter de ma maison ? Combien de temps ai-je suivi la cour du roi, duquel à la fin j'obtins lettres pour réprimer leur forcénerie. Cependant pour ce que je leur étois suspect d'hérésie, comme ils disent, combien de fois ma maison a-t-elle été fouillée par les juges à leur instigation, pour voir si on y trouverait quelques livres suspects ! En 1541 j'imprimai le Nouveau Testament avec brièves annotations. Il s'éleva un murmure dont saillirent tout soudain leurs crieries accoutumées, tellement que, pour la troisième fois, je fus contraint à me cacher.
Je laisse une chose qui est surtout digne de mémoire, que cela même que ces bons censeurs avaient condamné en moi fut alors imprimé de leur commandement par Jean André, lequel n'est pas moins ignorant que méchant et infidèle : c'est leur suppôt en toutes leurs trahisons, et fort bon soufflet pour inciter à dresser calomnies, et le plus âpre bourreau en cruauté qui fut oncques : aussi ils n'ont pas eu de honte de l'admettre en leur secret conseil."
Au sujet de la conférence qu'il eut à Fontainebleau avec les docteurs de Sorbonne, Robert Estienne dit :

"Après que nous eûmes été ouïs de part et d'autre, on nous fit retirer dans une garde-robe prochaine. Il leur est prohibé et défendu expressément de n'usurper plus en la matière de foi le droit de censurer, appartenant aux évêques, etc. Cependant la Faculté sollicite le bon prud'homme Guiancourt, qui pour lors étoit confesseur du roi, afin qu'il s'employât vaillamment et âprement à me combattre. " Avisez, lui écrivoit-on, que Robert Estienne soit condamné comme hérétique. Comment ! qu'il soit dit qu'un homme mécanique ait vaincu le collége des théologiens! " Et à la fin des lettres (je les ai vues et lues) il y avoit de rechef écrit. "Surtout voyez que Robert Estienne ne vainque ! "
Et m'étant retiré à Lyon, par devers très-illustre prince cardinal de Guise, il m'avertit en grande compagnie de gentilshommes du changement qui étoit advenu; et quand je lui demandai s'il n'y avait nul remède, il nie répondit
-Nul. Je fus bien triste, et lui dis adieu et au pays.
Je m'en allai vers Castellan (Pierre du Châtel, depuis cardinal), lui raconter ces choses, et lui dis le dernier adieu, voyant qu'il me falloit quitter le pays, et le priai bien fort qu'il lui plût savoir du roi que cela vouloit dire.- Castellan déclare au roi par assez long propos comment j'étois contraint d'abandonner le pays; que la nature des théologiens étoit telle de poursuivre jusqu'à la mort ceux auxquels ils se sont attachés. Lors le roi répondit que pour cela il ne me falloit pas laisser le pays; seulement que je me donnasse garde à l'avenir, ajoutant que j'eusse bon courage et que je poursuivisse comme de coutume à faire mon devoir à orner et embellir son imprimerie."
Mais, ajoute Robert Estienne, les docteurs, " par leurs clameurs et remontrances, obtinrent ce que je désirois, c'était qu'on ne me baillât pas d'argent (car je puis dire en vérité que mon esprit a toujours été libre; je n'ai jamais servi à l'argent; le Seigneur m'a accoutumé au travail, comme l'oiseau au vol). "
Il raconte les difficultés qu'il éprouva pour obtenir des lettres du bon vouloir du roi à son égard : " Après avoir été cinq fois corrigées, à la fin elles furent scellées par le commandement du roi, très-clément prince.
" Je garde ces lettres par devers moi, et ne les divulgue point. Incontinent j'entends que dans trois jours je dois être mis en prison si je ne me garde. Alors je produis les lettres du roi. Ils devinrent plus muets que poisson, sinon qu'ils murmuroient entre eux sans dire mot. "

Robert Estienne mourut le 7 septembre 1559, à Genève, où il avait acquis le droit de bourgeoisie. Il a rédigé en partie, imprimé et publié plus de cent éditions d'alphabets, de grammaires, de dictionnaires, de traités en hébreu, en grec, en latin et en français.
De Thou (Histoire de son temps, liv. XVI.) a fait l'éloge de Robert Estienne en ces termes :
" Robert Estienne laisse loin derrière lui les Alde Manuce et Froben pour la rectitude et la netteté du jugement, pour l'application au travail et pour la perfection de l'art même. Ce sont là pour lui des titres à la reconnaissance de la France et du monde entier, titres plus solides que n'ont jamais été pour les plus fameux capitaines leurs plus brillantes conquêtes. Ces travaux seuls ont plus fait pour l'honneur et la gloire immortelle de la France que tous nos exploits militaires et que tous les arts de la paix. "
Nous avons dit jusqu'à quel point il portait le soin et l'amour de son art; ajoutons que, de peur qu'il ne fût omis quelque chose dans la correction de ses livres, il en affichait publiquement les épreuves avec promesse d'argent pour quiconque y découvrirait des fautes. François ler allait souvent le voir travailler. Un jour même que le célèbre imprimeur était occupé à corriger une épreuve, le roi ne voulut pas l'interrompre et attendit qu'il eût achevé cette besogne. Charles-Quint, en ramassant le pinceau de Titien, ne donnait pas une moindre preuve de son respect pour les arts et pour le génie. La soeur de François Ier, l'aimable et savante Marguerite de Valois, reine de Navarre, honorait aussi de son estime l'illustre imprimeur.
Robert Estienne avait été élevé au rang des officiers domestiques et commensaux du roi; c'est à ce titre qu'il recevait une pension de 225 livres.
La plus vaste érudition, le plus grand attachement au devoir, un amour presque fanatique du travail, les services les plus signalés rendus à la typographie et à la science, tels sont les droits de Robert Estienne a l'admiration et à la reconnaissance de la postérité: l'amitié d'une foule de savants et d'hommes honorables, la considération de tous ceux qui l'approchaient, la protection constante d'un prince éclairé, ai-ni des arts et gardien si jaloux des lois sévères de l'honneur, qu'on l'avait surnommé le roi-chevalier, tels sont ses titres à l'estime universelle. C'est cependant sur ce noble caractère qu'on n'a pas craint de faire planer des soupçons injurieux. Robert a été accusé d'abus de confiance, disons le mot, de vol. Plusieurs voix se sont élevées déjà pour défendre sa mémoire contre cette accusation ; mais le défaut de preuves matérielles qui déposassent contre ses accusateurs, avait empêché jusqu'ici qu'on ne démontrât d'une manière invincible son innocence.
Nous sommes heureux de pouvoir aujourd'hui produire ces preuves et effacer enfin la tache odieuse dont la grande figure de Robert Estienne demeurait toujours souillée.
Pour imprimer ses belles éditions grecques, Robert s'était servi des caractères appelés grecs du roi. Les poinçons de ces caractères, gravés, comme on l'a vu plus haut, par Garamond, restèrent dans les mains de Robert Estienne, qui fat seulement chargé par le roi de fournir des caractères, sous certaines conditions, à tous les imprimeurs qui en feraient la demande. La première de ces conditions était de constater sur le titre du livre que l'impression était faite avec les types royaux. En se retirant à Genève, Robert emporta les poinçons, et plus tard, son fils, Henri, les engagea, pour une somme de 1,500 écus d'or, à Nicolas Leclerc, grand-père du philologue Jean Leclerc, qui rapporte le fait (J. Leclerc, Bibliothèque choisie, tome XIX). De là cette accusation dont nous avons parlé et que nous sommes désormais en mesure de confondre.
Voici, en effet, une pièce ignorée jusqu'à ce jour, qui a été découverte et publiée pour la première fois par M. Le Roux de Lincy, après avoir été copiée par lui sur l'original qui fait partie des manuscrits de la bibliothèque, du Louvre.


            " 1er OCTOBRE 1541.

" Francoys, par la grace de Dieu, roy de France, à nostre amé et féal conseiller et trésorier de nostre espargne, maistre Jehan Duval, salut et dilection. Nous voulons et vous mandons que des deniers de, nostre espargne vous paiez, baillez et delivrez comptant à nostre cher et bien amé Robert Estienne, nostre imprimeur, demourant à Paris, la somme de deux cent vingt-cinq livres tournois que nous luy avons ordonnée, ordonnons par ces présentes, et voulons estre par vous mise en ses mains pour icelle delivrer à Claude Garamond, tailleur et fondeur de lettres, aussi demourant audit Paris, sur et en déduction du paiement des poincons [On voit par cet acte et par le témoignage de Jean Leclerc, cité plus haut, que, dans cette affaire, il s'agissait de poinçons plutôt que de matrices, auxquelles, d'ailleurs, on n'aurait pas attaché autant d'importance si les poinçons fussent restés à Paris.] de lettres grecques qu'il a entreprins et promis tailler, et mettre es mains du dict Estienne à mesure qu'il les fera, pour servir à imprimer livres en grec pour mectre en nos librairyes ; et par rapportant es dictes présentes signées de nostre main, avec quittance sur ce suffisante du dict Robert Estienne. Seulement nous voulons la dicte somme de IIc XXV livres estre passée et allouée en la despence de vos comptes, et rabatue de vostre recepte, et de nostre dicte espargne par nos amez et féaulx les gens de nos comptes, ausquels nous mandons aussi le faire sans aucune difficulté, et sans ce que la délivrance que le dict Estienne aura faicte d'icelle somme audit tailleur, ne de la taille, fournitures et valleur des dits poincons, vous soiez tenu de faire autrement aparoir, ne en rapporter autre certification, ne enseignement ; dont nous vous avons relevé et relevons de grace espéciale par ces dictes présentes, car tel est nostre plaisir, nonobstant quelz conques ordonnances, restrinctions, mandemens ou deffences a ce contraires.
Donné à Bourg en Bresse, le premier jour d'octobre, l'an de grace mil cinq cens quarante et ung, et de nostre regne vingt- septiesme.

      FRANCOYS.
      Par le roy, BAYARD. "

Cette pièce importante, en constatant la générosité de François Ier, constate également que les poinçons de lettres grecques, gravés par Garamond, étaient remis à Robert Estienne, et que c'était lui aussi qui payait l'artiste. Ces poinçons lui appartenaient donc, ou du moins étaient devenus sa propriété par la munificence du prince.
Les lettres royales, récemment découvertes, données par Henri II pour la levée du séquestre mis sur les biens de Robert Estienne, émigré à Genève (voir ci-dessus), ne contiennent aucune restriction, aucune réclamation relative aux poinçons et aux matrices des caractères grecs : nouvelle preuve qu'ils lui appartenaient.
Ainsi se trouve confirmée d'une manière éclatante l'opinion que plusieurs personnes s'étaient déjà formée à ce sujet et qu'elles fondaient sur des remarques judicieuses, notamment sur les trois suivantes : 1° la réclamation de ces poinçons faite sous Henri IV n'eut pas de suite; elle fut donc reconnue non fondée; dans la requête que le clergé adressa à Louis XIII pour les racheter, et dans l'arrêt du conseil qui intervint en 1619, on ne parle nullement d'objets frauduleusement enlevés; 3° c'est à Paul Estienne, fils de Henri, qui avait engagé ces poinçons, que l'on confia la mission d'aller les retirer (voir ci-après).

Charles Estienne
Nous avons vu que Henri Estienne Ier avait en trois fils. Le troisième, Charles Estienne, commença à exercer la profession d'imprimeur vers 1551. En 1552, il fut nommé imprimeur du roi. Il paraît qu'il ne fit pas de très-bonnes affaires, car en 1561, il fut enfermé pour dettes au Châtelet, où il mourut en 1564. Il publia néanmoins un grand nombre d'éditions si belles, dit Voltaire, qu'elles n'ont jamais été surpassées. On cite notamment l'édition grecque d'Appien, in-fol. (1551), et celle du Nouveau Testament, in-8°, de 1553. Il était, du reste, rempli d'érudition, et l'on sait peu d'imprimeurs qui aient mis au jour de si nombreux ouvrages dans un espace de temps si court. Comme tous les membres de sa famille, il avait un esprit assez vaste pour embrasser plusieurs sciences à ta fois, et il excella encore dans la médecine.

Henri Estienne II, fils de Robert
Nous arrivons enfin à Henri Estienne II, fils de Robert, le plus fameux imprimeur de la famille. Non-seulement il égala, mais il surpassa peut-être son père. Son intelligence et son érudition étaient immenses, et c'est lui qui, suivant l'heureuse expression de M. Villemain, a dénoué notre langue.
Il naquit à Paris en 1528. Son père, apercevant en lui le germe des qualités qui devaient le distinguer plus tard, donna des soins infinis à son éducation et lui apprit de bonne heure J'emploi dit temps. Le jeune Henri fut confié, vers l'âge de neuf où dix ans, à un professeur de grec sous lequel il fit les plus rapides progrès. Le goût naturel qu'il avait pour cette langue lui permit d'en poursuivre sans ennui l'étude longue et difficile. A quinze ans, il eut le bonheur d'avoir pour précepteur Pierre Danès, qui transmit à son jeune élève les trésors d'instruction qu'il avait reçus lui-même de Guillaume Budé et de Jean Lascaris. Ce savant professeur, le plus habile helléniste de son temps, ne voulut faire que deux éducations particulières, celle de Henri II, fils de François Ier, et celle clé notre Henri, que la postérité, disons-le en passant, a désigné sous le nom de Henri II, comme on désigne les princes, lui attribuant ainsi, à lui et à sa famille, une sorte de royauté, la plus belle de toutes, celle du talent et de la science. En vain les personnes les plus distinguées de la cour et de la ville sollicitèrent de Danès la même faveur pour leurs enfants : " Non, leur disait-il, je ne le puis; les soins de ma charge auprès du Dauphin et mes fonctions épiscopales me forcent de renvoyer souvent trois fois de suite mon jeune Henri; il s'en va tristement, mais il ne se lasse pas de revenir. "
Henri Estienne II eut encore pour précepteur le docte Jacques Tusan. Son oncle, Charles Estienne, le félicitait ainsi du bonheur qu'il avait de recevoir les leçons d'un si habile :
" Je vois en toi, cher petit neveu, ce que depuis longtemps je désirais avec une vive ardeur, et je ne puis assez exprimer combien cela me cause de joie. Car c'est une grande chose, il de la part d'un jeune homme, de travailler à égaler ses pères, non-seulement en vertus, mais encore en génie, de sorte que, dès ses premières années, il laisse tout le monde dans l'heureuse attente de son génie. Mais je ne sais si l'on ne doit pas dire que le plus grand de tous les avantages, c'est d'avoir trouvé un précepteur qui sache cultiver le génie naturel de son élève, le former sur le modèle de son père, le rendre illustre et remarquable en l'ornant de la connaissance de toutes les bonnes lettres. Tel est Jacques Tusan que tu as eu, comme je l'apprends, le bonheur de rencontrer, homme qui, par ses leçons, par ses discours et ses écrits, s'est acquis, auprès de tous les savants, une si grande autorité, que jamais Chrysippe ne fut autrefois recommandé, plus favorablement à Cicéron [Préface du traité De re hortensi, publié par Charles Estienne en 1545.]."
Henri Estienne suivit aussi, pendant quelque temps, les leçons d'Adrien Turnèbe. Il savait d'ailleurs le latin dès l'âge de dix ans, pour l'avoir entendu toujours parler chez son père, où c'était la langue usuelle.
Il apprit ce que l'on connaissait alors de mathématiques; il voulut même examiner ce qu'il pouvait y avoir de vrai dans l'astrologie; mais il se convainquit bien vite de la vanité de cette science, et le temps qu'il employa à l'étudier fut à peu près le seul qu'il eut ensuite à regretter d'avoir perdu. Il s'empressa de revenir aux travaux sérieux; et, à dix-huit ans, il collationna lin manuscrit de Denys d'Halicarnasse avec son père qui donnait au publie la première édition de cet auteur.
C'est à peu près vers cette époque que Robert Estienne engagea soit fils à voyager en Italie pour y visiter les bibliothèques et exercer l'art du graveur, et peut-être, aussi pour éviter qu'il ne partageât plus longtemps les tourments que leur causait à tous deux la publication de la Bible de 1545. Henri n'eut pas de peine à apprendre la langue du pays avec ses différents idiomes. On raconte, à ce propos, un trait qui montre l'étonnante facilité avec laquelle cet homme extraordinaire s'appropriait les notions les plus diverses et pliait son organisation si souple à toutes les exigences de la science, aux caprices même de la nature. Comme il était à Naples, l'ambassadeur de France à Venise le chargea d'y remplir une mission délicate qui intéressait le roi, son maître, et dont l'exécution et le succès exigeaient qu'il gardât le plus strict incognito. Reconnu lin jour et interpellé par un Napolitain qui l'avait rencontré chez l'ambassadeur de France, il feignit de ne pas reconnaître cet homme; toutefois, il répondit à ses questions; mais alors il prit si bien l'accent du pays et imita si parfaitement la volubilité naturelle aux Napolitains, que l'autre, tout confus, se retira en s'excusant et très-convaincu qu'il avait eu affaire à un pur Napolitain.
Accueilli partout avec distinction et bienveillance, tant à cause de la réputation de son père qu'à cause de son mérite personnel, Henri profita de la faveur dont il était l'objet de la part, des ambassadeurs, des prélats, des princes et même des souverains, pour se faire ouvrir toutes les bibliothèques et tous les dépôts littéraires. Il se lia avec les hommes les plus remarquables dans la science et dans la littérature, et principalement avec Ch. Sigonius, Leunclavius, Castel-Vetro, Denis Lambin, Victorius, Muret, Paul Mantice, Camerarius et Annibal Caro.
Il voyagea ainsi longtemps. Pour chasser l'ennui, il s'amusait le long de la route à composer des vers grecs, latins et français.
Enfin il revint à Paris chargé de précieuses dépouilles. Le premier ouvrage qu'il publia, en 1554, fut Anacréon. On ne connaissait encore que deux odes de ce poëte : l'une d'elles avait été découverte par Henri Estienne lui-même, dans l'intérieur de la couverture dun vieux codex. Mais il avait eu le bonheur de trouver un manuscrit entier d'Anacréon, qui pourrissait dans la vieille tour d'un monastère d'Italie; il en avait fait une copie en se cachant, de peur qu'un moine ignorant ou dévot ne lui enlevât un tel trésor. A la fin du texte d'Anacréon, imprimé avec les plus beaux types de Garamond, Henri Estienne donna, dans les mêmes mètres que ceux du poëte grec, une traduction en vers latins qui est un chef-d'oeuvre.
Après l'Anacréon, il publia la première édition de Maxime de Tyr : on peut même regarder les éditions de Diogène Laërce et de Diodore de Sicile comme de véritables éditions princeps par les augmentations, les fragments inédits et la traduction latine qu'il y ajouta.
Un riche banquier d'Augsbourg, Hulrich Fugger, d'abord camérier du pape Paul III, mais qui plus tard embrassa la réforme, secourait généreusement Henri Estienne dans ses travaux. On lit en effet au bas du titre du livre Impp. Justiniani, Justini, Leonis novellae Constitutiones, publié en 1558, in-folio, ce premier témoignage de la reconnaissance de Henri Estienne : Excudebat Henricus Stephanus, Huldrici Fuggeri typographus.
A la mort de Robert, en 1559, Henri réunit l'imprimerie de son père à la sienne. Le frère de Henri, Robert II, avait été déshérité par son père pour n'avoir pas voulu embrasser la religion protestante. Mais il fut dédommagé de cette perte par sa nomination de garde des caractères et poinçons du roi.
En 1562, Henri Estienne publia quatre ouvrages in-folio commencés du vivant de son père : ce sont les Commentaires de Martorat, Vatable, Luther et Calvin sur la Genèse, les Psaumes de David, etc. Cette même année, il eut la douleur d'apprendre la mort de l'infortuné et savant Augustin Martorat, pendu le 30 octobre à Rouen, par ordre du connétable Anne de Montmorency et de François, duc de Guise.
On a attribué à Henri Estienne un pamphlet, imprimé en 1565 sans nom d'auteur, de lieu ni d'imprimeur, intitulé Le Discours merveilleux de la vie, actions et déportements de Catherine de Médicis, royne mère, etc., oeuvre hardie et que l'auteur, s'il eût été connu, eût payée de sa vie.
Henri Estienne imprima une grande partie de ses éditions à Paris; d'autres furent imprimées à Genève et peut-être aussi en Allemagne. Il est assez difficile, en général, de préciser ces différentes origines.
Nous citerons ici quelques-unes de ces éditions les plus remarquables : en premier lieu est son Traité de la conformité du langage françois avec le grec, publié en 1566, dans lequel il estime que la langue grecque est la plus parfaite que les hommes aient jamais parlée, et que la langue française est de tous les idiomes modernes celui qui se rapproche le plus du grec. Il conclut de là que la langue française " tient le second lieu entre tous les langages qui ont jamais esté, et le premier entre ceux qui sont aujourd'hui. "
Il fit paraître, aussi en 1566, le Nouveau Testament en grec, format in-16, avec des additions en marge; le Poetae graeci principes, 2 volumes in-folio, véritable chef-d'oeuvre typographique, qui fait l'admiration de tous ceux que leurs études spéciales ont mis à même d'apprécier convenablement la grandeur de l'entreprise et des difficultés vaincues [Le titre de cet ouvrage porte encore : " Excudebat Henricus Stephanus, illustris viri Hulderichi Fuggeri typographus. " ]; enfin, la traduction latine d'Hérodote par Laurent Valla, avec une préface il fait l'apologie d'Hérodote.
La même année, il publia, en français, l'Introduction au Traité de la conformité des merveilles anciennes avec les modernes, ou Traité préparatif à l'apologie pour Hérodote. C'est un écrit satirique réimprimé douze ou treize fois de son vivant. Sous prétexte d'excuser les choses qui paraissent absurdes et révoltantes dans Hérodote par d'autres non moins étranges qui se rattachaient à des époques récentes, il accumula dans cet écrit, et dans des vues manifestes d'opposition politique et religieuse, une foule d'anecdotes, de traits satiriques, de petits contes plus on moins inconvenants qu'il avait recueillis dans se-, voyages, ses conversations et ses lectures. On a souvent répété que, cet ouvrage ayant été condamné, Henri se réfugia dans les montagnes d'Auvergne, fut brûlé en effigie à Paris, et disait plaisamment à ce sujet qu'il n'avait jamais eu si froid que quand il avait été brûlé. Mais cette historiette est apocryphe; Henri vint plusieurs fois depuis à Paris, sans y être inquiété.
Il donna en 1567 Artis medicae principes post Hippocratem et Galenum, 1 vol. in-folio. C'est lui-même qui fit la traduction latine des auteurs grecs de ce recueil. Il n'était pas étranger à la médecine, que son oncle Charles lui avait apprise ainsi que la botanique. Dans la préface, il s'applaudit d'avoir réuni en un seul volume un grand nombre d'ouvrages épars, dont chacun, séparément, formait souvent plusieurs volumes. Il dit que la pratique lui ayant démontré, dans le cours de ses études, l'inconvénient qui résultait de cette dispersion des auteurs en tant de volumes divers, il a cru, après mûre réflexion, rendre un grand service aux amis des lettres en réunissant sous un même toit les auteurs qui ont écrit sur un même sujet ou dans un genre analogue, afin qu'on pût les consulter simultanément.
En 1569, il publia son poëme sur la typographie, intitulé ARTIS TYPOGRAPHICAE QUERIMONIA de illiteratis quibusdam, Typographis, propter quos in contemptum venit. On lit dans la préface :

" Qu'est-ce, pensons-nous, je vous prie, que dirait Alde, si maintenant, revenu à la vie, il voyait les typographes qui lui ont succédé, dont la plupart ne comprennent presque autre chose dans les livres que la différence qu'il y a entre une page blanche et une page noire (car ceux qui sont assez avancés pour distinguer par leurs formes les lettres grecques d'avec les latines, les hébraïques d'avec les grecques, regarderaient comme une atroce injure à eux faite d'être comptés au nombre des ignorants) ? Mais que diraient, pensonsnous, ce Marc Musurus et Jean Lascaris, les premiers dans lesquels la Grèce commença à revivre, et qui furent dans cette voie nos principaux guides, en nous ouvrant l'accès au sanctuaire de la langue grecque ? Que pensons-nous qu'ils diraient, ajouterai-je, si, lorsqu'eux-mêmes portaient tant d'honneur à l'art typographique, qu'ils ne le croyaient pas indigne de leur coopération, en remplissant les fonctions de correcteurs (car qu'il soit permis de parler typographiquement des choses typographiques), ils voyaient que la chose en est venue à ce point que, si quelqu'un connaît trois mots de la langue latine et autant de la langue grecque, tous les plus nobles écrivains de l'une et l'autre langue sont confiés à sa correction typographique? Car, je vous prie, accorder une telle puissance sur ces écrivains à des hommes de cette sorte, qu'est-ce autre chose que de livrer des épées entre les mains des furieux? "

Il publia presque en même temps une lettre adressée à ses amis sur l'état de son imprimerie, où il rend compte des travaux qu'il prépare pour son édition du Thesaurus graecae linguae, ce monument d'une prodigieuse érudition, que son père, au lit de mort, lui avait recommandé d'exécuter.
Les quatre premiers volumes de ce grand ouvrage parurent en 1572 (année de la Saint-Barthélemi), et le cinquième. l'année suivante. Le Thesaurus fut publié sous les auspices de l'empereur d'Autriche Maximilien II, de Charles IX, roi de France [Le privilége est daté de 1561, ce qui donne lieu de croire que l'impression en fut alors commencée, en sorte que les quatre volumes auraient été onze années sous presse. De 1815 à 1825, il en a paru à Londres une assez belle édition en 8 vol. La maison Didot a commencé l'impression d'une nouvelle édition, dont sept volumes sont déjà publiés.] ; d'Élisabeth, reine d'Angleterre, et des illustrissimes princes et seigneurs Frédéric, comte palatin du Rhin; Auguste, due de Saxe; Jean-Georges, marquis de Brandebourg, et de leurs illustres académies d'Heidelberg, de Leipsick et de Wittenberg, enfin de Francfort ad Viardum.
Cet ouvrage immense, où les lexicographes de tous les pays ont puisé et puiseront sans cesse, Henri Estienne l'exécuta en onze années. Mais, dit-il dans sa préface : " Ce fut pour moi une véritable tâche herculéenne à remplir pendant tout le temps que je dus rouler ce rocher de Sisyphe sur un terrain hérissé d'obstacles. Mais de même que Virgile a dit d'Énée Vicit amor patriae, je puis dire aussi Vicit amor linguae."
Puis, rappelant ces vers d'un ancien poëte qui célèbre la patience avec laquelle un amoureux endure la rigueur d'une nuit orageuse et le soldat la rigueur du climat en hiver :
" Je puis me comparer à eux : Pervigilant ambo, dit le poëte; combien n'ai-je pas veillé aussi ! Mes amis, mes domestiques savent si je surpassais et le soldat et l'amant en abstinence et de même qu'un poëte a dit au sujet de sa maîtresse,
Quinetiam sedes jubeat si vendere avitas,
Ite sub imperiurn sub titulumque, Lares;

chacun sait que moi aussi, pour ma maîtresse, la langue grecque, et pour le passionné désir de créer mon Trésor, j'ai successivement dépensé tout mon avoir et épuisé mon propre trésor, heureux si je puis dire avec le poëte
"hêdu ti tô sôthenti memnêsthai ponôn."
Ce travail altéra sa santé et acheva la ruine de sa fortune, déjà fort dérangée.
" Mais la perte de mes biens, dit-il au lecteur, la perte de ma jeunesse ont pour moi peu d'importance, si mon travail en a pour toi. "
At Thesaurus me hic de divite reddit egenum
Et facit ut juvenem ruga senilis aret ;
Sud mihi opum levis est, levis est jactura juventae,
Judicio haud levis est si labor iste tuo.


En rapportant ces nobles et généreuses paroles, qui caractérisent si bien le digne fils de Robert Estienne, M. Firmin Didot laisse échapper cette exclamation : " O véritables typographes, auprès desquels nous ne sommes rien ! ... " Sans nous associer complétement à une expression si absolue de regret et de découragement que dément d'ailleurs assez le nom seul de M. Firmin Didot, nous reconnaissons que l'art de la typographie a eu le rare privilége de s'élever tout d'abord à une perfection extraordinaire et de franchir d'un seul coup les degrés successifs que d'autres gravissent d'ordinaire avec tant de lenteur, en s'appuyant d'un côté sur le temps, de l'autre sur le progrès, et en traînant après soi la routine et l'ignorance. L'honneur de cette ascension rapide appartient, en effet, à ces hommes illustres, à ces grands prêtres de la typographie, dont l'existence entière était vouée à son culte, et qui auraient dû ne recevoir de leurs contemporains que louanges et bénédictions. Cependant il n'en fut pas ainsi. Loin de là, la persécution et l'adversité empoisonnèrent leur gloire. Robert Estienne, poursuivi par la haine des théologiens, fut forcé de s'expatrier. Henri, son fils, ruiné par les énormes dépenses que lui avait occasionnées son Thesaurus, lequel, pour parler comme lui, de riche qu'il était l'avait rendu pauvre, et par l'abus de confiance dont Scapula s'était rendu coupable envers lui (1), termina tristement sa carrière si pleine et si utile.
[Scapula, correcteur chez Henri Estienne, rédigea furtivement un abrégé du Thesaurus, qu'il publia ensuite sous son propre nom, et qui causa un grand préjudice à Henri. Celui-ci, pour toute vengeance, se contenta de mettre le distique suivant sur un nouveau frontispice de son ouvrage, dont il avait été obligé de réimprimer quelques parties avariées ou détruites, ce qui a fait supposer, mais à tort, une seconde édition :
Quidam épi temnôn (dissecans) me, capulo tenus abdidit ensem :
Aeger eram a scapulis, sanus at huc redeo.
Cette épigramme, dans laquelle H. Estienne joue sur le nom de Scapula (qui en latin signifie épaule), peut se traduire ainsi :
Un certain individu, en me disséquant, a enfoncé son couteau jusqu'au manche : j'avais mal aux épaules, mais je redevienbs sain de ce côté.]
C'est sur les instances du roi Henri III que Henri Estienne écrivit le livre De la précellence du langage françois, qui contient sur notre langue des renseignements précieux. Le roi lui en témoigna sa reconnaissance par une gratification de 3,000 livres. Les deux Dialogues du nouveau langage françois italianisé, etc., publiés à Genève, en 1578, prirent aussi naissance dans les conversations de Henri III avec Henri Estienne. Tous deux s'indignaient de voir que, par un esprit servile d'imitation étrangère, les Français introduisaient, surtout dans le langage de la cour, une foule de mots et d'idiotismes italiens, en abandonnant ainsi ce qu'ils avaient de mieux.
Cependant, quelques plaisanteries un peu hardies que Henri Estienne s'était permises dans ce livre le firent citer et réprimander au conseil de Genève. Il jugea prudent de quitter cette ville, et n'y rentra qu'en 1580, grâce à la protection de Henri III et à l'intervention de son ambassadeur, M. de Sancy, qui bientôt intervint encore pour le faire sortir de prison. En 1581, il encourut de nouveau la réprimande et fut de plus condamné à l'amende pour avoir imprimé un ouvrage sans permission.
Dans son édition d'Aulu-Gelle, publiée en 1585, Henri Estienne inséra une épître à son fils Paul, où il donnait des détails intéressants sur son imprimerie et sur sa famille. M. Didot (Article Typographie, dans I'Encyclopédie moderne) en cite ce passage :
" Votre aïeul Robert avait réuni chez lui une espèce de décemvirat littéraire, qu'on pouvait appeler pantoethnê (de toutes nations), aussi bien que panylôsson (de toutes les langues), car les membres de cette docte réunion étaient de tous les pays et se servaient de tous les idiomes. Ces dix étrangers, d'un savoir profond, particulièrement ceux qui composèrent les Epigrammata qui sont en tête de la dernière édition du Thesaurus latinae linguae, remplissaient les fonctions de correcteurs. Originaires de diverses contrées, et ne pouvant parler la même langue, ils se servaient entre eux du latin comme d'un commun interprète... Votre grandmère, à l'exception de quelques mots peu usités, entendait tout ce qui se disait en latin presque aussi facilement que si c'eût été du français. Que dirai-je de votre tante Catherine, ma soeur, qui vit encore ? Elle, non plus, n'avait pas besoin d'interprète pour comprendre le latin; bien plus, elle sait s'exprimer en cette langue, à quelques fautes près, de manière à être comprise de tout le monde. Les domestiques, les servantes même, qui entendaient tous les jours converser à table sur des sujets divers, plus ou moins à leur portée, s'accoutumaient tellement à ce langage, qu'ils comprenaient presque tout et finissaient par s'exprimer en latin. Mais ce qui contribuait encore à habituer toute la maison à parler la langue latine, c'est que mon frère Robert et moi jamais nous n'aurions osé nous servir d'un autre langage en présence de notre père ou de l'un de ses dix correcteurs."

Henri Estienne donne des détails de la même nature dans la préface d'Appien (1592 ), et y rappelle avec complaisance l'affection que François Ier portait à Robert Estienne, son père.
"Ce roi, qui aimait avec passion la littérature et les gens de lettres, avait une affection toute particulière pour mon père, et peu de jours avant de mourir il la manifesta devant toute la cour de la manière la plus signalée. Tout ce que mon père demandait, il l'obtenait sans peine, et l'extrême libéralité du roi pour les lettres et la science égalait 1'importance de ses grandes entreprises typographiques; elle allait même au point de prévenir les désirs de mon père et de les surpisser toits. "
Dans les dernières années de sa vie, Henri Estienne, poursuivi par le malheur et plus que jamais esclave d'une inconstance qui lui était naturelle, quitta Paris et alla résider tour à tour en Suisse et en Allemagne. En 1594, il publia à Francfort, chez Wechel, qui s'y était retiré après la Saint-Bartliélemi, une Exhortation à l'empereur Rodolphe, pour l'engager à faire une expédition contre les Turcs et à les combattre à outrance. Vers la fin de 1597, il passa quelque temps à Montpellier, chez son gendre, Casaubon, occupé alors d'une édition d'Athénée. Il voyagea ensuite, seul, selon sa coutume, dans quelques villes du Midi de la France.
Ayant ainsi erré de toutes parts dans un état voisin de la misère, ayant eu tous ses manuscrits, tous ses livres détruits dans un tremblement de terre, il tomba malade à Lyon et fût transporté dans un hôpital où il mourut en 1598: On l'enterra dans le cimetière des religionnaires près de cet hôpital. On a dit avec fondement que, vers la fin de sa vie surtout, il avait à peu près perdu la raison. Cependant, il se. souvenait toujours de sa patrie, et à la ruine des nobles facultés de son intelligence survivait encore son amour pour cette France dont il avait été une des gloires et qui le récompensait si mal !
L'imprimerie doit une éternelle reconnaissance à Henri Estienne. La postérité ne saurait élever trop haut cet homme qui, indépendamment de ses correctes et nombreuses éditions de tous les bons auteurs, éditions publiées quelquefois avec une rapidité qui prouve que la langue grecque lui était aussi familière que la langue française, a fait encore sur ces auteurs des travaux de critique auxquels les savants n'ont Pas Cessé de rendre hommage; qui s'est montré littérateur plein de goût, lorsqu'il a donné en vers latins la seule bonne traduction qu'on ait d'Anacréon; qui, sachant toutes les langues et traduisant avec autant (le facilité les poëtes latins en vers grecs que les poëtes grecs en vers latins, a bien écrit en sa propre langue dans un temps où ce mérite était trèsrare; qui, de plus, avait laissé deux volumes manuscrits infolio pleins d'une si vaste érudition, qu'elle étonna son gendre lui-même, le docte Casaubon; qui a compilé enfin le Trésor de la langue grecque, ouvrage qui suffirait seul pour illustrer à jamais son auteur. Associons-nous donc aux sentiments d'admiration de M. Firmin Didot envers la mémoire de Henri Estienne, et disons très-haut que-tout typographe, s'il a l'intelligence vraie de son art, doit se prosterner avec respect devant ce grand nom.
La marque typographique de Robert Estienne, que son fils Henri avait adoptée, était un olivier dont un homme détache les branches à sa portée, avec cette modeste devise : Noli altum sapere, à laquelle il ajoutait quelquefois sed time. (Ne recherchez pas l'élévation,... mais redoutez-la.)
L'illustration des Estienne ne s'arrête pas à Henri. Cette famille paraît avoir eu le monopole du talent et de la gloire. Elle a exercé l'imprimerie pendant cent soixante ans, et elle a produit des théologiens, des grammairiens, des commentateurs, des poëtes, des traducteurs, des critiques, des historiens, des jurisconsultes, des médecins.
Jeanne d'Albret, mère de Henri IV, visitant, en 1566, l'imprimerie de Robert Estienne II, y improvisa le quatrain suivant :

Art singulier, d'ici aux derniers ans
Représentez aux enfants de ma race
Que j'ai suivi des craignants Dieu la trace,
Afin qu'ils soient les mêmes pas suivants.

Et voici la réponse que lui fit immédiatement Robert Estienne :

Au nom de l'Imprimerie.
Princesse que le ciel de grâces favorise,
A qui les craignants Dieu souhaitent tout bonheur,
A qui les grands esprits ont donné tout honneur,
Pour avoir doctement la science conquise,
S'il est vrai que du temps la plus brave entreprise,
Au devant des vertus abaisse sa grandeur,
S'il est vrai que les ans n'offusquent la splendeur
Qui fait luire partout les enfants de l'Église,

Le ciel, les craignants Dieu et les hommes savants
Ne feront raconter aux peuples survivants
Vos grâces, votre coeur et louange notoire.
Et puisque vos vertus ne peuvent prendre fin,
Par vous je demeurrai vivante à cette fin
Qu'aux peuples à venir j'en garde la mémoire.


Les autres membres de la dynastie Estienne
Le fils de celui-ci, Robert Estienne III, interprète du roi pour les langues grecque et latine, commença
à imprimer en 1588. Il traduisit les deux premiers livres de la Rhétorique d'Aristote. Pour n'être pas confondu avec son père et son aïeul, il mettait sur ses livres : Robertus Stephanus, R.F.R.N. (Roberti Filius, Roberti Nepos.)
Paul Estienne, premier fils de Henri, était digne de son père par son érudition. Il est auteur de plusieurs traductions. Ses éditions d'Euripide (1602) et de Sophocle (1603) sont les plus estimées. On sait toute la sollicitude que Henri portait à ce fils.
Après avoir terminé ses études littéraires et typographiques dans la maison paternelle, Paul Estienne fit plusieurs voyages, et se lia d'amitié avec Jérôme Commelin à Heidelberg, à Lyon avec Jean de Tournes, et avec Norton en Angleterre. Son père lui avait inspiré surtout le goût de la poésie latine, et Paul Estienne s'y distingua, particulièrement dans la pièce qu'il publia en 1600 sur la mort de son père [NOTE : En tête de la Concordance grecque du Nouveau Testament ], dont il célèbre les grandes qualités avec les sentiments d'un fils aussi tendre que respectueux. Sa douleur y est profondément sentie et exprimée d'une manière touchante.

Il fut chargé, en 1619, d'aller auprès de la seigneurie de Genève, afin de retirer et de rapporter en France les poinçons des caractères grecs gravés par Garamond et engagés par Henri Estienne. Il reçut, pour l'accomplissement de cette mission, 3,000 livres, dont 400 lui furent, allouées personnellement pour ses soins dans cette affaire.

Antoine Estienne, fils aîné de Paul, né à Genève, obtint des lettres de naturalisation et fut reçu imprimeur après avoir fait abjuration de l'hérésie de Calvin entre les mains du cardinal du Perron, dont il imprima les ouvrages; il fut nommé premier imprimeur ordinaire du roi en décembre 1623, avec 600 livres d'appointements; il recevait de plus du clergé une pension de 500 livres et la charge d'huissier de l'assemblée du clergé, dont Antoine Vitré fut ensuite pourvu. Il a imprimé un grand nombre de belles et bonnes éditions grecques et latines, entre autres l'Aristote de Duval, grec-latin, en 1629.

Un descendant de cette famille, Antoine Estienne (Ve du nom), ancien colonel en retraite, a exercé, sous la Restauration, les fonctions d'inspecteur de l'imprimerie. Un de ses fils, Paul II, né à Sedan le 23 mars 1806, apprenti de Firmin Didot, est en ce moment ouvrier imprimeur et dirige les presses mécaniques chez MM. Firmin Didot frères. Le colonel Estienne a donné, en 1826, à Firmin Didot, un tableau généalogique qui prouve sa filiation avec l'illustre famille des Estienne. Ce tableau a été imprimé par Estienne (Paul II) dans les ateliers de MM. Didot.

La dernière descendante en ligne directe de Robert Estienne Ier, Anne-Catherine, issue de la branche de Robert II, avait épousé, en 1758, Claude-Louis de Liancourt, marquis d'Escagnel, et vivait encore en 1765.
Le Journal de la librairie (feuilleton du 27 mars 1832) contient, en outre, sur cette famille, la note suivante : " Peu de personnes savent sans doute que les dernières descendantes des Estienne habitent la ville de Valenciennes et y vivent dans une modeste obscurité. Ces deux femmes, dont le nom est illustre dans les arts et dans les sciences, et dont la noblesse remonte, par dix-sept générations connues, à l'an 1270, sont filles du colonel Antoine Estienne, mort sans fortune. L'une, Henriette Estienne, née à Mézières, le 18 juillet 1795, est mariée à un honnête artisan ; l'autre, Sophie Estienne, née à Charleville, le 19 avril 1804, vit avec sa soeur, et vient de recevoir à Valenciennes l'hommage d'un exemplaire de l'Essai sur la typographie, par M. Ambroise-Firmin Didot, qui a cru ne pouvoir mieux le placer qu'entre les mains de la dernière descendante des plus illustres imprimeurs français."


© Textes Rares