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Zéphirin ou l'enfant du plaisir, conte qui n'en est pas un, 1799
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Il est une manie au-dessus de toute réflexion et dont on se garantit difficilement, c'est celle d'écrire. Quoique jeune encore, une longue expérience a tout à la fois échauffé ma tête et mûri mon intelligence. Il me tarde encore de connaître et d'être connu. Aussi, je livre au public ce pauvre opuscule dont je lui permets de faire tel usage que bon lui semblera. Cependant, que les oreilles chastes n'aillent pas se trouver choquées de quelques peintures innocentes nées de l'imagination et étrangères au coeur  : je n'écris point pour ces êtres orgueilleusement modestes, qui cachent, sous une paupière pudique, toute la lubricité de leurs yeux. Mais trêve à cette espèce de préface, et entrons en matières.

Je suis né à Tours, de Marie-Louise Brissot et de Jean-Baptiste-Joachim Antonin, ou, si j'en crois la médisance, du révérend père Timothée, gardien du couvent des capucins de cette ville ; mes parens, quoique pauvres, s'efforcèrent de me donner une éducation qui put répondre aux grâces naissantes de ma petite personne. J'eus l'honneur d'avoir pour parrain le fameux M. Briochet, connu dans toute la ville par la grâce qu'il mettait à quêter pour les pauvres, comme premier marguillier de la cathédrale, et c'est de M. Briochet que je tiens le joli nom de Zéphirin, qui lui venait en droite ligne d'un de ses aïeux qui vivait sous Louis XIII, d'heureuse mémoire.
Un faiseur de romans se garderait bien d'omettre la moindre particularité de l'enfance de son héros  ; il voudrait absolument que le pauvre lecteur sût que tel jour, de telle année, il fut fouetté par M. Martinet, son maitre d'école, que tel autre jour, on lui fit présent d'une poupée, d'une... mais je n'abaisse pas mon imagination à ces puérilités, il suffira que mon lecteur sache que j'étais à douze ans le plus joli petit polisson de Tours, et que toutes les femmes honnêtes me trouvaient charmant  ; on me donnait de temps en temps quelques baisers fort innocens que j'avais la modestie de prendre pour des acomptes sur les faveurs qu'elles devaient m'accorder un jour, quand mes forces pourraient correspondre à ma bonne volonté. Mon intelligence avait été hâtive  ; depuis longtemps je savais apprécier les caresses d'une femme, et cependant, outre un baiser, ou quelques attouchemens permis j'ignorais qu'il pût y en avoir de plus expressives.
Un événement éclaira mon ignorance, et ne contribua pas peu à développer mon tempérament : un jour d'été (on me croyait à l'école) je fus tout à coup éveillé par un mouvement continu que j'eus la bonté de prendre d'abord pour un tremblement de terre ; mais quelques mots entrecoupés, qui partaient de la chambre voisine me tirèrent de mon erreur. L'enfance est curieuse, et ce jour‑là, j'étais plus enfant que jamais ; à l'aide de mon couteau, je fis à la cloison de séparation un petit trou où je pouvais à peine appliquer l'oeil ; cependant, j'apercevais déjà deux paires de pieds qu'un mouvement continu tenait en action ; je vis des sandales Des sandales, me disais-je ?

Que serait‑ce donc ? Voyons encore. Et voilà que mon officieux couteau élargissait sensiblement mon trou d'observation : je vis bientôt la robe, le cordon ; je vis... je vis tout, excepté des figures. Enfin, grâce à mon couteau, j'aperçus totalement les deux personnages de cette scène intéressante.

Que devins-je en voyant ma mère qui s'agitait sous sa révérence?.... Ma mère.... Grand Dieu !... Et je devins plus attentif que jamais ! Et je retenais ma respiration pour ne point troubler une action si plaisante, et à laquelle je prêtais déjà tant d'intérêt ! Ma mère, la gorge nue, serrait des bras et des jambes le corps de sa lubrique révérence, et couvrait de baisers de flamme sa figure de satyre. Je vis tout à coup le père Timothée rouler des yeux égarés et redoubler la violence de ses coups ; je ne crois pas avoir jamais vu de situation plus plaisante et de figures plus grotesques. Le dénouement approchait, ma mère jouait des cuisses avec une admirable volubilité, et le révérend couvrait de baisers tout ce qu'il rencontrait ; enfin, aux plus doux transports succéda le plus beau silence. J'en fus d'abord fâché parce que je voyais finir trop tôt un acte qui devait prodigieusement influer sur mon instruction, mais aux demi‑mouvemens et aux soupirs étouffés des deux combattans, je compris qu'ils n'avaient pas encore abandonné le champ de bataille. Après une minute d'anéantissement, quelques baisers les rappelèrent à eux‑mêmes, et le révérend, en quittant sa position, fit entrevoir le plus brillant instrument. Je m'avisai alors de lui comparer le mien, et à mon grand regret, je vis que je n'étais encore qu'un pygmée. Mais on me préparait un autre étonnement : le père Timothée, en quittant ma mère, laissait à découvert une mousse épaisse, au milieu de laquelle j'aperçus deux lèvres assez vermeilles, mais  encore  mouillées par la scène qui venait de se passer, une serviette blanche, en les essuyant, les rendit à leur société naturelle, et les deux amans se retirèrent après s'être embrassés le plus tendrement possible. Comment peindre mon stupide étonnement ? J'errais dans une mer de réflexions, et le résultat fut que je ferais mes premières expériences avec mademoiselle Louison, ma voisine, qui, a deux ans plus que moi, joignait le naturel le plus complaisant et le plus joli petit coeur du monde.

Je rentrai pour dîner et j'aperçus, sur le visage de ma mère un air de satisfaction qui dissipa la crainte où j'étais qu'elle n'eût soupçonné mon indiscrète curiosité.

Après dîner, je montai chez ma voisine, que je trouvai, fort heureusement, seule. Je ne sais si c'est crainte, pudeur, ou tout autre sentiment, mais elle rougit à ma vue et baissa ses longues paupières ; quoi qu'il en soit, j'en induisis qu'on me craignait déjà malgré ma grande jeunesse, et que l'on commençait à me croire redoutable ; je me plus dans ce rêve de mon amour‑propre. Je courus de suite m'asseoir auprès de Louison ; elle était occupée, mais j'étais auprès d'elle : elle causait, mais je lui disais des douceurs, et l'aiguille infidèle s'échappait de ses mains tremblantes.....

O ! comme elle était intéressante dans ces momens d'abandon, où le désir lutte avec la pudeur expirante. .. Ah ' si j'avais osé... Mais j'étais jeune encore et timide. Cependant un regard m'enhardit : j'étais dévoré du désir de m'instruire : une main téméraire s'est glissée dans le fichu et parcourt un sein que l'amour commençait à arrondir ; une autre, plus audacieuse. descend jusques au sanctuaire de la volupté Une mousse légère ombrageait le temple du plaisir, et mes doigts s'égaraient avec délices dans ce taillis délicat... mais Louison repoussait ma main téméraire et invoquait en vain tous les dieux et tous le saints du calendrier : on ne résiste pas toujours... Les sens s'échauffaient, et la pudeur disparut bientôt devant l'attrait du plaisir. Je la portai, ou plutôt je la conduisis, sur le lit voisin, et ce fut là que je fis le premier sacrifice à l'amour... J'avais devant les yeux l'exemple du révérend père Timothée ; Louison oubliant toute retenue, se livrait tout entière à mes désirs, et me présentait une victime obéissante. Cependant le sang coule sous le fer sacré... Un cri, précurseur de la volupté, se fait entendre... Louison, en proie au plaisir, à la douleur, à la crainte, à l'espérance, redouble d'efforts.

"Ah ! mon ami, s'écriait‑elle, cher ami... pousse... encore... ah ! tu me fais mourir... allons... plus fort... là... bien... je ne sais... ah ! grands dieux ! je me pâme...

Et la pauvre Louison, tout entière au plaisir, cesse de voir et d'entendre... Ce premier moment me sera toujours présent... Il me sembla voir le ciel ouvert, et je sentis couler dans mon âme un torrent de volupté ; nous réitérâmes nos jolis exercices avec un peu moins de difficulté, et je quittai Louison toute honteuse, et couverte du plus bel incarnat.

Les jours s'écoulaient rapidement, et les jours étaient filés par les mains du plaisir. Le dieu qui veille sur les amans, étouffa, dans le sein de Louison, cette semence vitale, si douce à répandre, et si dangereuse dans ses suites... L'amour endormit nos argus Un air de pudeur et de modestie, qui semblait déceler un coeur neuf encore, voilà ce qui intéressait d abord en faveur de Louison, et notre commerce fut si secret qu'elle épousa depuis un richard qui, dupe de son air virginal, assurait tout le monde qu'il avait eu les prémices de sa femme.

Cependant j'avais dix‑sept ans, des grâces, une figure charmante, et à ce que disaient certaines femmes qui auraient désiré me mettre à l'épreuve, j'avais les plus belles dispositions du monde. On tint un comité de famille qui fut présidé par M. Briochet, mon parrain, comme étant le bel esprit de son quartier, et il y fut décidé que l'on m'enverrait à Paris pour développer mes dispositions et me former à la société.

Je fus donc bien et dûment empaqueté dans la diligence, après avoir reçu les baisers de toute ma famille, et ceux du père Timothée, qui sembla m'embrasser avec plus de tendresse que mes parens. J'étais porteur d'une lettre à l'adresse de M. N***, curé de...., que ma mère appelait son cousin, et qui devait me faire un accueil distingué. On me recommanda aussi à M. Fouet,  cocher de la diligence, connu par sa dextérité à conduire.

Je veux bien transporter de suite mon lecteur à Orléans, car que lui servirait le détail minutieux d'une route qui n'offre rien d'intéressant. A Orléans donc, nous fûmes reçus par une femme déjà sur le retour, dont la figure offrait un mélange bizarre des deux sexes, et dont les yeux perçans dénotaient un tempérament de feu. On verra bientôt que j'étais déjà connaisseur. Elle nous servit un souper détestable, après nous avoir assuré que son auberge était la seule où les voyageurs fussent bien traités. La voiture avait été fatigante, et chacun de nous aurait volontiers fait grâce, en faveur du lit de notre hôtesse, de son misérable repas qu'elle voulait absolument nous faire trouver excellent. J'avais déjà remarqué que notre mégère me faisait assez grotesquement les yeux doux ; en me conduisant dans une chambre séparée des autres, elle me fit un signe que je ne pus comprendre, malgré toute mon intelligence.

J'avais beaucoup fatigué, et à peine fus‑je couché que le sommeil me prit ; je dormais paisiblement quand je fus éveillé par une voix qu'on s'efforçait de rendre tendre : je me lève en sursaut, et demande vivement qui est là?

- C'est moi, mon petit ami, c'est moi.
- Qui, vous?
- Ne le devinez‑vous pas, tout le monde dort, et c'est l'amour, oui. mon tout, l'amour qui m'amène vers vous... Ah ! petit cruel, si vous saviez.

Et une main que j'aurais volontiers prise pour celle d'un homme, s'introduisait furtivement dans mon lit, et parcourait mes endroits les plus secrets.

Je me retire effrayé, mais l'indomptable femelle ne lâchait pas sa proie. Je menaçai de crier.
- Inutilement... Votre chambre est séparée des autres, me dit‑elle, on ne vous entendra pas... vous êtes à moi... Je me débattais en vain ; mon adversaire joignait à toute l'ardeur d'une femme en chaleur, la force d un Hercule... J'obtins enfin, et ce ne fut pas sans peine, qu'elle ne me violerait pas entièrement, et qu'elle se contenterait de l'accessoire. Elle en usa amplement, et comme Protée, elle emprunta toutes les titillations pour éveiller mes sens, mais inutilement. Je ne pouvais me faire illusion, et j'étais comme une victime qui présente une tête obéissante au fer du sacrificateur. Le jour commençait à poindre, elle me laissa en proie à mes réflexions, et tout couvert des marques de sa terrible lubricité. Je me hâtai de me lever, de peur qu'il ne prît encore envie à mon inflexible hôtesse, de venir faire un nouvel essai de ma patience et de ma résignation. Elle m'envoya quelques restaurans pour récompenser ma complaisance, et ce souvenir de sa part me la fit trouver moins laide et moins hideuse ; tant il est vrai qu'un bon coeur cherche toujours à excuser.

Nous partîmes le matin assez mécontens de l'aubergiste ; et moi, pâle et épuisé, comme quelqu'un qui a fourni à de longues courses et succombe à la fatigue. Les plus pénétrans jugèrent que je m'étais laissé aller à la tentation, mais ils ne pouvaient supposer que notre hôtesse en eût été l'objet, tant elle leur en parut indigne.

Nous arrivâmes à Paris, le 11 juillet I789. Je m'étais fait de la capitale une idée fantastique, mais je fus bientôt tiré de mon erreur, car je n'aperçus dans ce séjour de délices qu'un chaos éternel, des maisons peu différentes de celles de Tours, et un flux continuel de passans qui obstruaient les rues et se pressaient de telle sorte qu'il en résultait souvent des accidens. Je revins cependant de cette idée défavorable, en voyant les monumens magnifiques qui ornaient la plus belle cité de l'Europe. M. Fouet, complaisant comme tous ceux de son état, quand on les paie bien, me conduisit chez M. N***, qui me reçut comme un parent longtemps désiré, et me lança un regard de mignardise dont je me défiai d'abord. M. N*** est un gros petit homme, dont l'esprit est aussi épais que le physique ; mais comme il est prodigieusement volumineux et qu'il a encore plus d'esprit à lui seul, que toutes les béates de sa paroisse, elles avaient grand soin de répandre que leur benoît pasteur était un homme de poids et du plus grand mérite, et d'après un témoignage aussi irrécusable, personne ne s'avisait de douter du poids et du mérite de M. N***. Deux servantes jeunes, et même assez jolies, composaient son domestique, et je ne fus pas longtemps a m'apercevoir que mon cher parent sacrifiait plus souvent à l'autel de ses servantes, qu'à celui de Jésus‑Christ. C'est ce que m'apprit un petit mouvement de curiosité qui me porta à regarder un jour par le trou de la serrure le saint pasteur prenant ses ébats sur une de ses ouailles chéries.

M. N*** voulait faire de moi un théologien, un logicien, un rhétoricien, un philosophe, non pas de ces philosophes incrédules qui s'avisent de ne pas croire à la maternité d'une vierge ni aux miracles de Benoît‑Joseph Labre, mais un de ces philosophes gourmands qui font consister le bonheur à boire, manger, dormir en paix, sans songer au malheureux qui leur tend une main suppliante.

A peine dans mon dix‑huitième printemps, on préjuge bien que les leçons de mes nouveaux maîtres devaient m'être un narcotique puissant ; en effet quel attrait peut offrir une science abstraite, dont l'obscurité est le premier mérite. La métaphysique est un champ stérile ouvert à tous les argumens, à tous les systèmes. Jamais le flambeau de la vérité n'a dissipé les ténèbres épaisses qui le couvrent ; un maniaque y entre effrontément, et du milieu de la nuit profonde qui l'environne, il nous crie qu'il voit le soleil : le vrai savant fuit cet écueil de la raison, comme nos pères fuyaient autrefois, avec une crainte religieuse, les bouches de l'Averne, ou les sources de l'Achéron. Locke, Condillac, Mably, Newton, Leibniz, penseurs froids et sublimes, vos ouvrages perceront l'abîme des siècles ; mais quel bien ont‑ils produit à la triste humanité ? L'homme en a‑t‑il argué qu'il devait être juste et bon, comme Si ce premier axiome de la morale n'était pas écrit dans tous les coeurs. Esclaves d'un préjugé, nous nous prosternons devant l'audacieux qui veut nous apprendre l'art de penser... L'art de penser ! ! ! Et nous oublions que la pensée est inhérente à tous les hommes, qu'elle ne peut recevoir de frein !... Un argumentateur téméraire obtient des droits à nos respects, et nous ririons de l'insensé qui prétendrait nous instruire, à satisfaire les premiers besoins de la nature ; tant il est vrai que tout ce qui porte le caractère obscur du merveilleux, commandera toujours le respect, et déterminera le suffrage.

Mais trêve à cette digression qui n'aurait pas dû trouver place dans un ouvrage frivole. J'ai dit qu'aux qualités physiques qui sont d'un grand poids auprès des femmes, je réunissais cette folle légèreté, ces prévenances aimables qui intéressent le sexe... J'avais déjà perdu ces airs gauches, naturels à la province, grâce à mes nouvelles sociétés !... Rien de plus aisé qu'un Parisien, il lie et rompt amitié avec la plus grande facilité... Le premier jour il met de côté le terme banal de monsieur, et le second il pousse sa familiarité jusqu'au tutoiement... Ces connaissances nouvelles me procurent l'entrée de plusieurs sociétés, et j'avouerai qu'elles n'étaient pas toutes choisies : au demeurant, j'y trouvai cadre à des aventures souvent heureuses, et fâcheuses parfois. Celle dont je vais parler faillit m'être fatale.

Au sortir d'un repas que d'autres moins indulgens appelleraient une orgie, nous allâmes au spectacle ; I affluence était grande ; le hasard me plaça près d'une brune qui préluda à ma connaissance par un coup d'oeil connaisseur ; je m'applaudis de cette remarque flatteuse, et j'entrepris de réaliser ses espérances... Un argus femelle s'opposait à mes vues, mais il était facile de l'éconduire... Je commençai l'entretien par ces lieux communs qui n'aboutissent à rien, et dont les oisifs se fatiguent mutuellement. La demoiselle joua la sensibilité avec une merveilleuse facilité... Son esprit m'enchanta, et peu s'en fallut que dès lors cette sirène dangereuse n'eût trouvé le véritable chemin de mon coeur... Le spectacle fini, je proposai de reconduire, mais on me prévint en m'offrant, du consentement de la duègne, une place dans la voiture. Je brûlais de désir, aussi acceptai‑je avec transport... La route ne fut pas longue, nous arrêtâmes rue de Richelieu, à une maison superbe, où nous fûmes reçus par une valetaille splendidement vêtue ce luxe m'étonna... Je donnai la main à ma dulcinée, et nous traversâmes des appartemens d'une richesse peu commune ; on m'offrit le souper : j'étais trop amoureux pour refuser. Le repas‑fut charmant, excellente chère, un vin délicieux, une gaîté vive, et les plus jolis bons mots possibles. Le vin m'excitait, et je m'aperçus qu'il produisait sur ma belle convive un effet semblable ; je hasardai un baiser qui me fut rendu avec feu... Ma préoccupation m'avait empêché d'apercevoir que l'officieuse avait disparu. Le tête‑à‑tête m'enhardit, et je conduisis, sans grande difficulté, ma victime à l'autel où je devais la sacrifier. J'étais dans le plus brillant état, aussi trouvai‑je facilement l'entrée de sa jolie cellule... Deux efforts m'en firent trouver le fond... il est vrai qu'elle s'y prêtait avec le maximum de la complaisance... Ses jambes entrelacées me serraient vigoureusement, et sa langue allait chercher la mienne jusqu'au fond de mon palais... Messaline n'était pas plus voluptueuse. Je rafraîchis deux fois l'antre brûlant qui m'avait reçu, et après quelques momens d'épanchement... de coeur... l'édredon devint le théâtre de mes nouveaux exploits. Je fus un Hercule, et la donzelle mourait pour la huitième fois, quand nous fûmes ressuscités par un bruit qui m'effraya... Une voix, plus que mâle, demandait cavalièrement l'ouverture de la porte, que j'avais eu le bon esprit de fermer ; je consultai du geste ma compagne, qui ne me répondit qu'en me serrant à m'étouffer... Je m'échappai de ses bras et me saisis de mes vêtemens... Sa frayeur m'épouvantait, elle me conjurait de fuir, car j'avais tout à craindre si son amant me surprenait avec elle... Le spadassin commençait à s'impatienter, il ne me restait plus qu'un parti... J'attachai les draps à la croisée, et d'un élan, je me trouvai dans la rue, mourant de froid, et jurant de ne plus m'exposer à la colère d'un ferrailleur, et aux faveurs plus dangereuses encore, d'une jolie femme de Paris...

Je revins à la maison dans cette ferme résolution : mon absence ne fut pas suspecte à M. N*** ; quelques avances, et l'art de dire ce que je ne pensais pas, me valurent les bonnes grâces de ses servantes. Je leur dus de connaître des choses qui auraient fait rougir le libertin le plus exercé.

Ma conjecture n'était que trop fondée ; mon cher parent, blasé sur toutes les voluptés, était réduit à en chercher de nouvelles, au delà de la nature, et il avait espéré trouver en moi la plus grande docilité.

Je devins défiant, je renfermai en moi‑même tous les sentimens de reconnaissance que je lui devais ; je craignais qu'il ne prît l'effusion de ma tendresse pour une participation à ses goûts, aussi devins‑je plus froid et plus réservé que jamais.

Doué d'un tempérament robuste et au‑dessus des désirs que je sentais naître à chaque instant, je ne me contentai pas de quelques aventures nées du hasard, mon ambition était de me faire un vaste sérail et de m'entourer de toutes les femmes que j'aurais subjuguées.

Je voyais souvent, chez M. N***, une certaine soeur Ursule qui partageait avec la mère Agnès le soin de diriger un couvent de fringantes nonnettes... Il me prit envie de franchir les murs sacrés, et d'introduire le loup dans la bergerie. En effet, quelques demi‑confidences me gagnèrent tout à fait la pauvre soeur Ursule, qui, déjà sur le retour, se trouvait fort honorée qu'un joli garçon, comme moi, voulût bien lui donner part à ses faveurs... Je lui jurai que je l'adorais, et Ursule me croyait ; que mon secret périrait avec moi, et Ursule me croyait. Je feignais d'aspirer à l'heureux instant où je pourrais la serrer dans mes bras, elle crut mes empressemens, et pour jouir sans trouble de ce qu'elle appelait notre amour, elle conçut l'extravagant projet de m'introduire dans le couvent sous les habits d'une religieuse. Une figure un peu efféminée, une voix déguisée, une taille moyenne, voilà ce qui était nécessaire pour faciliter l'exécution de son plan ; je m'y prétai de tout mon coeur, car je prévoyais bien que je rencontrerais l'occasion de signaler mes talens avec d'autres que soeur Ursule. Un séjour à la campagne fut le prétexte dont je me servis près de M. N***, pour colorer mon absence, et, couvert d'un habit, que m'avait fait tenir la soeur Ursule, je fus présenté à madame la supérieure, qui me reçut le plus agréablement possible, et m'assura en me passant la main sur la joue de son amitié et de sa protection. Je jouai mon rôle à ravir, et toutes ses nonnettes, Ursule exceptée, furent dupes de mon sexe. En jetant un regard curieux sur les religieuses qui m'entouraient et m'accablaient de caresses, je remarquai une jeune personne dont la physionomie douce et expressive portait l'empreinte de la plus grande sensibilité ; j'appris bientôt qu'elle s'appelait Lucie... Un mouvement subit m'entraîna vers elle et peut‑être aurais‑je commis quelque indiscrétion, si les regards jaloux de soeur Ursule, et un sentiment de crainte ne m'eussent retenu dans mon rôle. On me conduisit dans la cellule qui m'était destinée... Sa structure était simple, et son ameublement, sans être luxueux, était de la plus élégante propreté... Le soir, ce fut fête dans la maison ; on soupa au réfectoire, et je vis toutes ces prudes austères dérider leur gravité, et s'ouvrir à la joie... Une gaîté vive, des mets choisis, firent les honneurs du repas. Au dessert on voulut que je chantasse : je tremblai à cette proposition.. mais je me rassurai quand je vis que mon aimable Lucie consentait à m'accompagner de sa guitare... J'étais persuadé que les sons de son agréable instrument couvriraient assez les inflexions masculines de ma voix ; je chantai donc :

Dans cet asile d'innocence,
Et loin d'un monde corrupteur
Je viens chercher le vrai bonheur.
Qui fuit le luxe et l'opulence.
Oui, je renonce pour toujours
Au voyage de Cythère
Car je trouve ici les Amours,
Les Grâces et leur mère.

Le sujet était assez profane, mais j'avais flatté mes auditeurs, et que ne pardonne‑t‑on pas à cette considération ?

Je dus à leur complaisance les applaudissemens qu'ils me prodiguèrent. Je fus embrassé à la ronde, et je m'aperçus que Mme la supérieure y mettait un feu qui dès lors me devint suspect. Lucie s'approcha modestement, et son baiser n'aurait qu'effleuré mes joues, si je ne l'eusse prévenue, en l'embrassant avec une vivacité qui la fit rougir. Je crus voir, au silence de l'assemblée, qu'on ne savait que penser de cet incident, mais mille et une vraisemblances éloignaient le soupçon. L'étonnement fit place à la gaîté ; dix heures étaient sonnées, chaque religieuse était rentrée dans sa cellule. Je souris en songeant que j'allais profaner un lit consacré à l'innocence et à la chasteté. L'arrivée de soeur Ursule me tira de ma réflexion, et je fus obligé de lui sacrifier une nuit que j'aurais si délicieusement passée entre les bras de Lucie !... Je portais son image dans mon coeur, et quand la pauvre Ursule s'efforçait d'irriter mes sens, j'étais tout à Lucie ; jamais nuit ne me parut plus longue... Ursule était trop exigeante, et j'étais trop froid ; cependant je lui devais de la reconnaissance, elle m'avait fait connaître Lucie : aussi je m'efforçai de la lui exprimer ; mais elle était tellement avide des marques de ma gratitude, que tout ce que je pus faire ne lui fut pas plus utile que né l'est une goutte d'eau au voyageur altéré qui cherche une source pour y étancher sa soif brûlante.

J'accusai la lenteur de l'aurore, et à peine parut‑elle que la trop heureuse Ursule s'échappa de mes bras pour aller éteindre, avec elle‑même, des désirs que je n'avais pu satisfaire.

Pendant quelques jours, même vie, mêmes agaceries de la part d'Ursule, même froideur de la mienne... Lucie seule avait mon coeur ; déjà sa rivale commençait à murmurer, je e résolus de ne pas lui donner le temps de se repentir de ce qu'elle avait fait, avant d'avoir exécuté mes projets.

Quelques avances m'avaient gagné l'amitié de ma nouvelle maîtresse, dupe d'une fausse apparence, elle me prodiguait sa confiance. J'appris qu'elle était fille d'un riche négociant qui sacrifiant ses inclinations et la voix de la nature à la fortune d'un fils qu'il chérissait exclusivement, avait forcé sa fille à végéter dans l'obscurité d'un cloître.

Sa bonté, son esprit me charmèrent, et mes empressemens, qu'elle ne pouvait apprécier, me valurent son coeur. Un soir, j'allai dans sa cellule, je l'y trouvai pensive ; ma présence la rappela à la joie, et nous fîmes mille innocentes folies... Cependant minuit venait de sonner... Comment rentrer, sans faire de bruit, dans ma cellule? Si j'étais découvert, je fournissais un aliment à la calomnie... Lucie m'offrit en rougissant de partager son lit. O dieux puis‑je exprimer la joie que me causa cette proposition? Je la dissimulai cependant, et ne lui semblai céder à cette demande que par pure complaisance. Je l'aidai à se déshabiller : en un instant guimpe, voile, tout fut à bas ; je me précipitai à ses côtés, ivre de désirs... et l'amour ne laissa plus substituer d'autre lumière que celle de son flambeau. Timide encore, je n'osai lui découvrir... et cependant ma main parcourait avec volupté ses contours délicieux... Mon embarras était extrême : mes désirs étaient trop violens pour s'arrêter à des préliminaires... Je saisis vivement une de ses mains qui tremblait dans la mienne, et la portai sur le point difficile qui se trouvait alors dans l'état le plus brillant... Elle jette soudain un cri d'étonnement. Je lui réponds en la serrant dans mes bras... Lucie, m'écria‑je, c'est moi, c'est votre amant, l'amant qui vous adore ; mais en vain, elle veut fuir du lit... je la retiens ; après de longs et nombreux efforts, je vis bientôt arriver le moment où, lasse de combattre, elle se livra entière à son vainqueur, et au milieu des plaintes de la douleur et des exclamations du plaisir, elle couronna le plus ardent amour. O ! ! comment peindre cet instant de la plus pure volupté ! Je serrai sur mon coeur Lucie palpitante de plaisir ; je caressai de la bouche, des mains, de tout moi‑même, les formes délicieuses où je puisais à chaque instant de nouveaux désirs et de nouvelles forces... Livrée à mes caresses, délicieusement étendue sous moi, ma jeune amie tremblante de volupté se prêtait à toutes les attitudes. Hélas ! qu'aurait-elle fait? elle avait appris d'Agnès qu'en pareil cas il fallait :

Souffrir en paix, soupirer et se taire.

Aussi j'étais enchanté de sa douce résignation ; nous avions déjà fourni plus d'une course amoureuse, quand le sommeil s'appesantit sur nos paupières. Étroitement serrés l'un contre l'autre, nous goûtions dans cette charmante étreinte la douceur d'un paisible somme, en attendant le plus beau réveil ; en effet, mes désirs m'éveillèrent, et mille baisers préludèrent au plus joli badinage. J'étais trop coupable pour n'être pas pardonné ; Lucie en m'embrassant me fit jurer de ne l'abandonner jamais, et à peine eus‑je prononcé ce serment frivole, que je m'échappai assez adroitement pour ne pas faire naître le moindre soupçon.

Cette heureuse intelligence se soutint pendant quelques jours ; mais tant de bonheur devait être borné dans sa durée... Lucie, toujours aimable et sensible avait fixé mon inconstance naturelle, et j'achetais le silence de la jalouse Ursule par quelques légères complaisances. Mais il était réservé à la mère Agnès de troubler les plus beaux de mes jours : je m'étais aperçu qu'elle me fixait avec des yeux pleins de feu, et on lisait dans les miens que je ne rougissais pas facilement. Toutefois, ma figure lui plut : j'étais un ange à ses yeux... Un ange !... J'avais appris que la respectable supérieure avait le talent de trouver avec ses pareilles des plaisirs si dangereux avec les hommes. Cette confidence éveilla mon inquiétude. mais je m'aperçus bientôt qu'elle était en défaut, car un jour que Lucie m'avait empêché, sous différens prétextes de partager son lit, je dormais paisiblement dans ma cellule, je fus éveillé par le frottement d'une main sur ma figure ; je me lève effrayé, et une voix de femme s'efforçait de me calmer... Telle était mon illusion, que je me persuadai que Lucie avait trompé ses argus, et venait partager mes plaisirs... L'inconnue se glisse dans mon lit, et je touchai un corps de femme qui me parut dans les meilleures dispositions... Ses mains commençaient à me parcourir, et quand elles arrivèrent à l'endroit fatal j'entendis un cri d'étonnement que je ne pus interpréter. J'usai de courage, toutefois, et croyant serrer dans mes bras mon aimable Lucie, je donnai à l'inconnue toutes les marques de ma vigueur, et je fus


charmé de sa complaisante docilité !... Quelques mots entrecoupés et nés du plaisir ne purent détruire mon illusion : il fallut qu'un faible rayon de jour me découvrît le visage de ma nouvelle conquête. Je vis avec effroi mon erreur, et je m'échappai dextrement des bras de la vieille mère Agnès, qui sommeillait encore, pour quitter à jamais le théâtre de mes bonnes fortunes, mais qui pouvait peut‑être devenir mon tombeau... Je sortis précipitamment de ma cellule, et je courus à demi habillé, et non sans avoir failli vingt fois me rompre la tête, ou éveiller mes compagnes, jusqu'à celle de la supérieure ; elle n'était heureusement pas fermée, et je m'enfuis avec le trousseau de clefs que je trouvai sous son chevet. Le faible rayon de jour qui m'éclairait n'avait pas encore dissipé la profonde obscurité de la nuit, et je me conduisais à tâtons dans un labyrinthe de corridors et d'escaliers, dont je ne devinais pas la fin... Je parvins avec peine jusqu'à la porte, et j'avais en vain essayé presque toutes les clefs, quand la tourière éveillée par le bruit que j'avais fait, cria vivement... Eperdu, je cours de tous côtés pour me soustraire aux regards du geôlier femelle : d'un coup de pied j'enfonce la porte d'une cave profonde et sinueuse... Un large soupirail s'offrit à mes yeux ; j'aperçus au travers, les arbres du jardin, et je compris que je pouvais aisément échapper en franchissant le mur. Je montai en effet par le soupirail, non sans les plus grandes difficultés, et je parcourus un jardin immense, dont j'escaladai les murs. Il était quatre heures du matin, la rue était déserte, et en fuyant j'entendais dans le lointain un bruit de voix confuses qui me parut venir du couvent, et sans doute occasionné par les cris de la tourière. Je redoublai de vitesse, au hasard d'être arrêté par le guet, et je me réfugiai chez un ami, qui me reconnut difficilement sous mon grotesque habit. Il me procura les moyens de retourner avec sûreté dans la maison de M. N***. Mon absence ne lui fut point suspecte ; j'avais acquis l'art de mentir avec impudence, et mon parent fut dupe de mon effronterie. Je me défiai toutefois de ses caresses, elles cachaient un trait dangereux, et j'étais sur mes gardes.

L'image de Lucie, de Lucie abandonnée à elle‑même, à toute la vengeance de la supérieure (j'avais eu l'indiscrétion de prononcer son nom dans l'instant du plaisir), me poursuivit longtemps ; je cherchais en vain dans moi‑même un secours contre moi‑même ; j'étais comme un voyageur qui succombe à la fatigue, et ne peut reposer ses membres épuisés. Ma dissipation ordinaire fit trêve à ces chagrinantes réflexions, et Lucie, Lucie que j'avais juré d'aimer toujours, fut sacrifiée à une multitude de rivales, dont la plupart étaient aussi indignes de moi qu'elles étaient indignes d'elle.

Un matin, épuisé par une bonne fortune de la veille, et endormi par le souvenir d'une leçon narcotique de mon maître de théologie, je reposais tranquillement. M. N*** entra subitement dans ma chambre, et en ferma la porte : je fus épouvanté de ce préliminaire ; ses yeux, brillans comme l'éclair, confirmaient mes craintes. Sans attendre que je lui eusse demandé le motif de cette précaution, il s'assied près de mon lit, et me lance un regard de lasciveté qui m'aurait enchanté dans une femme.

&mdash ;Zéphirin, me dit‑il, vous savez ce que j'ai fait pour vous, et tous les droits que j'ai à votre reconnaissance, je n'en exige qu'une preuve...

Et sa main me poursuivait jusque dans mes endroits les plus secrets..

Je la repoussai doucement en lui protestant de ma tendresse et de mon obéissance, mais ce n'était pas des promesses qu'il exigeait.

Je me défendis longtemps de ses criminels attouchemens ; il était fort encore, et je résistai avec peine à ses argumens pressans ; las de combattre en vain, il me quitta furieux en jurant qu'il se vengerait de mes refus.

Je prévins ses menaces, et je quittai pour jamais cette nouvelle Sodome. Cependant j'étais sans ressources ; I'idée de ma situation était accablante. Il me reste des amis me disais‑je ! Des amis !... et quels amis?... Ils avaient partagé mes plaisirs, mais ils ne m'aimaient pas assez pour sacrifier un de leurs luxueux besoins au soulagement de mon infortune. Ils me fuiront comme le malheureux qui porte dans son sein le poison pestilentiel. J'en trouvai un cependant, il était jeune, sensible et m'aimait pour moi‑même. Quelques talens, d'heureuses dispositions l'avaient jeté dans la carrière dramatique, et son début y avait été marqué par un succès. C'est lui qui m'inspira le désir, peut‑être insensé, de me hasarder sur la scène... Mais il m'avait ouvert sa bourse et son coeur : je lui étais à charge sans doute, et il me tardait de pouvoir me suffire à moi‑même. Il me présenta au Théâtre de la Nation, et j'y fus reçu à débuter sur sa recommandation. Il y avait sans doute témérité à vouloir s'essayer sur un théâtre illustre par une multitude de talens ; et, près de Molé, de Fleury, le contraste m'eût été trop désavantageux. Ce fut à cette heureuse émulation que je dus mes premiers succès. Je débutai donc, c'était dans le Tartufe ; je jouais le rôle de Valère, et Fleury, le charmant Fleury, faisait M. Tartufe. Je suis naturellement hardi ; mon organe est sonore et distinct ; mes gestes sont animés, mais à toutes ces qualités j'en joignais une plus recommandable encore, j'avais dix‑neuf ans, une taille svelte, et la plus jolie figure du monde ; on pressent bien que cette recommandation, toute‑puissante auprès des femmes, assura mon succès. Je fus applaudi, encouragé, et je ne reparus sur la scène que pour y recueillir les marques de la bienveillance du spectateur. Je me plaisais dans l'idée que j'avais l'estime du public, et je m'efforçais d'y acquérir de nouveaux droits. La coulisse est un vaste champ où s'escriment les petites haines, les petites passions, les petites intrigues. Né entreprenant et persuasif, je devais y faire des conquêtes. Ah ! que de pleurs elles m'ont coûté !... O ! vous, dont les grâces et la beauté, charment les yeux et le coeur !... qui tous les jours faites des heureux et des infidèles !... Vous, belle comme Vénus, sirène enchanteresse, que de regrets vous m'avez causés !... Engageante à la fois et perfide, je vous croyais sincère parce que vous étiez jolie, et j'oubliais que l'inconstance est le partage de la beauté !... Mais ne craignez point que je vous fasse des reproches, je n'étais pas un Ulysse, et un seul de vos regards enchantait mon âme... Ah ! pourquoi cet oeil divin, qui semblait appeler la volupté ; cette taille divine, ces contours délicieux, où l'on aimait à s'égarer, pourquoi n'étaient‑ils qu'un appas trompeur?... Je fus heureux pendant quelques jours, oui heureux, mon illusion n était pas détruite alors... Cruelle, pourquoi m'avez‑vous détrompé ?... Toutefois, on m'arracha des bras de Vénus pour me plonger dans ceux du dieu d'Épidaure... Ce fut le premier tribut que je payai à la médecine, et je me promis bien de ne plus avoir besoin d'elle.

Vous aussi, vous qui jouez moins le sentiment, et le sentez un peu davantage ; vous jolie plus encore que belle, plus inconstante que le Zéphire qui vous a donné son nom, vous m avez aimé aussi ; mais vos faveurs furent des roses sans épines, et j'ai longtemps parcouru avec vous les routes secrètes de la volupté sans y faire de rencontre fâcheuse ; tous deux nous étions nés pour voltiger... L'inconstance avait formé nos noeuds, et l'inconstance les a brisés... Vous courûtes à de nouveaux plaisirs, et j'allai chercher de nouvelles amours.

Mes succès, et plus encore ma réputation galante, étendirent fort loin le cercle de mes bonnes fortunes... Je prodiguai mes faveurs à la duchesse, à la marquise et à la grisette.

Un soir, au sortir d'une représentation du Légataire, où j'avais joué avec succès, je fus accosté par un inconnu qui me remit un billet, en me recommandant l'exactitude. Surpris de ce mystère, je l'ouvre et je lis :

&ldquo ; Une personne qui vous aime, et veut vous le prouver, vous attendra demain, à dix heures du soir, à l'hôtel M***. Vous vous laisserez conduire par la personne chargée de vous introduire... On exige de vous le secret le plus rigoureux, c'est le prix qu'on met aux faveurs qu'on vous accordera. &rdquo ;

Le mystère que je découvris dans cette lettre, me fit bien augurer de la rencontre. Je fus exact au rendez‑vous, et l'officieuse confidente me conduisit à travers plusieurs appartemens richement décorés, dans un boudoir délicieux, où l'art s'était surpassé... Une lumière mourante éclairait ce lieu charmant... A peine y fus‑je entré que la soubrette m'enferma : ce début m'effraya d'abord, mais je fus rassuré en apercevant une femme voluptueusement étendue sur un lit de repos... Un mouvement subit m'entraîna vers elle, et, après le plus délicieux prélude, nous nous oubliâmes plusieurs fois dans les bras du plaisir... Elle m'apprit qu'elle s'était éprise de moi en me voyant sur la scène et qu'elle n'avait pu résister au désir de me connaître... Je lui sus gré de sa confidence, et je la lui payai le plus expressément possible. On nous servit un souper délicieux... et l'amour nous procura une nuit charmante... Je la quittai au point du jour, fort satisfaite de moi, et après m'avoir fait promettre de revenir le lendemain... Je m'étais trop bien trouvé de cette première aventure pour ne pas pousser le roman jusqu'au bout. Notre heureuse intelligence se soutint sans trouble, et j'appris que ma nouvelle conquête était la belle comtesse de *** que sa beauté et son esprit avaient fait rechercher de tous les adorables de la cour... Cette bonne fortune flatta ma vanité, et mon aimable comtesse ne s'en trouva que mieux... Je me sentais trop heureux, cependant, pour avoir pu fixer pour toujours la volage fortune...

La comtesse avait un mari jaloux, un de ces maris originaux qui s'avisent d'exiger de la fidélité dans leurs femmes, et les punissent pour avoir osé contenter, avec un autre, des désirs qu'ils ne peuvent satisfaire. Il avait longtemps épié nos démarches, et malgré notre circonspection, il avait surpris plus d'une fois les yeux de sa femme attachés sur les miens... Cette découverte le confirma dans ses soupçons, et dès lors il résolut de se venger de ce que j'avais été plus aimable que lui ; il gagna le portier, ses domestiques et même l'officieuse entremetteuse de nos plaisirs...

Un soir en accourant au rendez‑vous que m'avait accordé mon aimable maîtresse, je fus assailli par dix coquins qui m'enveloppèrent la bouche et les yeux, et m'entraînèrent vivement. Je voulus me défendre, mais ils m'arrachèrent mon épée. Mes y eux ne se rouvrirent à la lumière que pour me voir plongé dans un cachot obscur que je présumai être un des caveaux de l'hôtel ***. Je fus atterre par l'idée de ma situation, heureux pourtant de n'avoir pas joué jusqu'au bout le rôle d'Abailard... On me donna, pour nourriture un morceau de pain noir et un vase d'eau fétide ; je ne voyais autour de moi que des objets funèbres ; une lampe sépulcrale éclairait ce lieu d'horreur... J'écoutais quelquefois  avec attention, il me semblait entendre des voix humaines, mais c'était le triste murmure de l'écho solitaire ; j'étais seul, seul avec moi‑même... Je compris aisément que ce coup partait de la main du comte... Il était puissant, et il pouvait me laisser mourir dans ce séjour affreux : cette idée m'accablait ; toutefois un rayon de consolation pénétrait encore dans mon coeur, j'étais comme un malheureux échappé du naufrage et que les flots repoussent du rivage tutélaire qu'il aperçoit dans le lointain... Deux jours s'étaient écoulés... mes provisions étaient presque épuisées et personne ne venait... Au milieu de mes alarmes, un sommeil bienfaisant s'était appesanti sur ma paupière... Je me réveillai bercé par un songe flatteur, et quand mon oeil s'ouvrait à la lumière, mon coeur s'ouvrait à l'espérance...

J'embrassai cette chimère enchanteresse, et je me sentis soulagé.

O ! charme de l'harmonie, douce et efficace consolation !... tu arrachas mon coeur à la dure réflexion et au désespoir plus cruel encore... Ainsi le malheureux exilé sur une terre déserte, ou plongé dans une obscure prison, emprunte l'accent plaintif de la romance, et la douce espérance s'insinue dans son âme... Je chantai, et l'écho de ce triste lieu, répéta mes sons langoureux :

Dans cet asile de douleur
Verrai‑je couler, dans les larmes,
Des jours destinés au bonheur,
Et dont l'amour faisait les charmes ?
Las ! ses plaisirs m'étaient offerts
Mais mon espérance est trahie :
Je croyais trouver mon amie,
Et je ne trouve que des fers.

Objet d'un malheureux amour, qui dans ce moment, en silence, Peut‑être accuse mon retour, Ah ! calme, calme ta souffrance : En vain, un tyran en fureur Veut m'arracher à la tendresse, Mais je dois espérer sans cesse, Puisque j'existe dans mon coeur. Je chantais encore quand j'entendis ouvrir doucement la porte de ma prison : la lampe ne jetait plus qu'une lueur incertaine... J'aperçus des habits de femme... Éperdu, je me précipitai et je serrai dans mes bras ma belle comtesse ; elle me regarda tendrement et me pressa de sortir de ce lieu... Je lui obéis et je m'échappai en fuyant, pour qu'on ne m'aperçût pas avec elle. J'ai su depuis qu'elle était parvenue à gagner le domestique chargé de me nourrir et que celui‑ci lui avait livré ses clefs. Ce dernier trait me la rendit plus intéressante, mais mon amour était éteint... J'aimais les victoires faciles, et je n'étais pas homme à m'exposer de nouveau à la fureur du nouveau Fulbert pour sauver mon Héloïse. Mon absence avait inquiété mes amis, je leur racontai mon aventure et elle ajouta un nouveau lustre à ma réputation.

Mon ambition, cependant, n'était pas satisfaite. Le succès récent de diverses pièces, avait piqué mon émulation, je voulus parcourir les sentiers escarpés de la littérature et acquérir un nouveau droit à l'estime. Quelque goût, de la facilité, et d'heureuses dispositions suffirent pour féconder ma verve. J'enfantai tour à tour plusieurs opuscules que j'avais la modestie de trouver charmans et que le public parfois avait la cruauté de trouver mauvais. O ! de combien de dégoûts on abreuve le malheureux auteur qui veut s'essayer sur un théâtre subalterne !... Il semble que les tyranneaux ignares qu'il rend juges de son ouvrage veuillent le punir de leur ignorante nullité ; justice, talent, goût, dispositions, tout leur est étranger, et ils n'agissent que par un instinct de stupidité au‑dessous de tout raisonnement. Des promesses sans exécution ; mille et un retards spécieux ; des procédés d'une ingratitude révoltante fatiguèrent ma patience, et je résolus de ne plus hasarder d'ouvrages que sur un grand théâtre dont les directeurs sont toujours plus aptes à sentir et à apprécier. J'étais acteur au théâtre de la Nation, j'y devins auteur, et le public m'y donna une seconde preuve de sa bienveillance. Ce nouveau succès m'encouragea et je travaillai à la mériter de plus en plus. Un jour, en traversant en fiacre le Pont‑Neuf, j'aperçus la soeur Ursule ; elle jette en me voyant un cri d'étonnement qui fit place à une rougeur subite. Je la fis monter dans la voiture et j'appris d'elle tout ce qui s'était passé au couvent après mon évasion.

O ! de quels souvenirs elle déchira mon âme : Lucie que mes exclamations avaient trahie ; Lucie que je devais aimer toujours ; Lucie que j'avais inhumainement abandonnée, victime de mon imprudence, était tombée dans la disgrace de la vindicative supérieure, et cette dernière l'avait confinée dans sa chambre, pour y expier, dans l'ennui de la solitude, un crime bien pardonnable sans doute ; mais, ce qui éveilla mes remords, ce qui déchira mon coeur et me peignit à moi‑même sous les plus noires couleurs, ce fut la confidence que me fit Ursule de l'état de ma chère Lucie... Je lui avais trop donné de preuves de ma tendresse et de mon courage pour qu'il n'en résultât pas des suites fâcheuses : l'infortunée portait dans son sein le fruit de sa faiblesse... A cette nouvelle, je demeurai stupéfait, semblable au berger qui voit tomber le tonnerre à ses pieds et son chien étendu mort frappé par la foudre.

Je m'armai en vain de tous les faux raisonnemens d'usage, je ne pus vaincre le désir que j'avais de réparer mes torts. Je tâchai donc d'intéresser Ursule à ma situation. Cette fille était naturellement obligeante, mais il s'agissait de me procurer les moyens de voir sa rivale, une rivale à qui je l'avais sacrifiée. Peu de femmes entendent raison sur l'article, aussi je m'aperçus bien du peu d'empressement qu'elle me témoigna. Toutefois je ne désespérai pas de l'amener à seconder mes projets... Et après avoir employé prières, sollicitations, menaces même, j'usai d'un moyen plus efficace... Je me hasardai d'acheter sa complaisance par quelques faveurs d'accessoire qui tournèrent tout à fait la tête à la pauvre Ursule et la déterminèrent à servir sa rivale. La voiture devint le champ de bataille où s'escrima la voluptueuse nonnette ; je lui livrai pour quelques instans un coeur rempli de l'image de Lucie, et elle parvint à se faire illusion sur mes sentimens... Ursule était déjà sur le retour, ma conquête l'avait flattée, quelques faveurs me l'attachèrent. Je lui prostituai ma personne, et la bonne recluse me dévorait de ses caresses. Jamais femme n'eut plus de volubilité dans ses mouvemens, plus d'élasticité, plus de feu dans ses attouchemens... Malheureusement, mes caresses étaient intéressées, et Ursule seule courait à Cythère, tandis que le cocher, un peu pris de vin, prenait un chemin tout opposé, en accompagnant, par de nombreux coups de fouet, une espèce de romance fort gaie de Chaulieu‑Fardeau. On pense bien que l'exécution du morceau répondait parfaitement à son petit mérite. Nous arrivâmes chez moi, et rempli du dessein de ravir Lucie à ses persécuteurs, je lui écrivis une lettre dont l'obligeante Ursule se chargea, non sans plus d'une difficulté... J'étais plus tranquille et ma conscience se trouvait furieusement débarrassée. Cependant j'errais dans mille résolutions, tantôt j'étais tenté de m'introduire encore furtivement, et sous les habits du sexe, dans la prison de Lucie, et de l'en arracher, mais j'y étais connu, et la mère

Agnès devait se ressouvenir plus que personne de quel sexe j'étais ; tantôt je voulais m'aider d'une troupe d'amis pour escalader les murs bénits, mais tous ces vains projets étaient vaincus par une fâcheuse réflexion, et le sentiment de leur impossibilité... Que faire donc ? Quel espoir devais‑je avoir dans la soeur Ursule ? Elle s'était prêtée assez difficilement à une première démarche ; était‑elle assez complaisante pour se prêter à une seconde ? J'avais écrit à Lucie, ma lettre respirait le repentir le plus sincère, et le désir de réparer mes torts, peut‑être était‑il encore un moyen de la soustraire à la vengeance cruelle de la supérieure... Tour à tour combattu par ces réflexions, je m'acheminai sans y songer vers le couvent, et je fus surpris, en sortant de ma rêverie, de me trouver non loin des croisées de mon amie... J'y restai pendant quelque temps, espérant l'y voir ; mais la nuit s'avançait, la rue peu fréquentée d'ordinaire, était déjà déserte, et j'allais retourner chez moi triste et mélancolique. Un bruit lointain me fit tourner la tête... Quelqu'un lève la jalousie, et ce quelqu'un, c'était ma Lucie : elle me reconnut à mon empressement et au signe expressif que je lui fis... Un papier était dans ses mains, bientôt je le vis sur son coeur, et son geste fut accompagné d'un baiser que le vent ne porta pas jusqu'à moi... J'étais ivre de plaisir, et plein d'une espérance inquiète... A sa démarche, je m'aperçus qu'elle avait un dessein... Elle tira un crayon, et écrivit quelques lignes que je brûlais de lire... Mais elle semblait embarrassée de me les faire parvenir ; l'amour lui suggéra un moyen... Un caillou fut arraché avec peine du mur de la chambre, et y ayant attaché son charmant billet, elle le jeta d'une main tremblante... La pierre tomba à mes pieds, je la ramassai vivement, et j'y lus ces mots charmans qui resteront à jamais gravés dans mon coeur :

" Cruel et sans doute infidèle ami, je laisse à votre coeur à vous reprocher votre abandon... Malgré moi, je t'aime encore, je t'aimerai toujours... Cherche, mon ami, invente, trouve le moyen de m'arracher à mes bourreaux... Si Lucie t'est chère encore, trop aimable Zéphirin, tu sais quel prix elle attache à ton secours... Je t'embrasse tendrement... bien tendrement... "

Mes yeux étaient restés attachés sur ces lignes charmantes, je les détournai pour couvrir de baisers sa jolie épître. A un geste de surprise, je m'aperçus que quelqu'un entrait dans sa chambre et je m'esquivai assez adroitement pour qu'on ne pût m'apercevoir. La lettre de mon aimable amie était sur mon coeur. Je rentrai chez moi l'imagination remplie des plus agréables chimères... Je soupai gaiement, et je dormis au milieu des plus jolis songes. Il me sembla voir Lucie, belle comme Vénus, couchée sur des fleurs, et entourée d'une troupe de nymphes obéissantes, m'ouvrir ses bras, asile de la volupté, et se plonger avec moi dans l'abîme du plaisir.

O songe ! songe flatteur ! pourquoi fut-il interrompu !

En me réveillant, j avais encore l'esprit plein de ces douces idées, et à un signe peu équivoque, je m'aperçus aisément que j'avais rêvé de Lucie.

Toute ma journée fut employée à des préparatifs dont je connaissais bien l'inutilité, mais il m'était si doux de m'occuper de mon amie !... Une heure avant la nuit, je m'acheminai vers sa prison ; elle m'attendait... Je démêlai dans ses traits un air de satisfaction dont je fus enchanté... Il me tardait de l'arracher du couvent, mais j'avais mille projets... Je m'arrêtai à celui dont l'exécution présentait moins de difficultés... Toutefois, il fallait l'avertir... Un espace du jardin me séparait d'elle, et je ne pouvais en franchir les murs, de jour. J'usai du moyen que déjà elle avait employé, et après avoir crayonné ces mots :

" Courage, prudence, amour... amour a pour la vie... Demain, à minuit, je viendrai rompre tes fers... L'amour enveloppé dans l'ombre marche plus sûrement... Écarte tous les surveillans, et  sois prête à me suivre... Pour éloigner d'autant plus le soupçon tu chanteras  cette romance que tu aimais tant, en accompagnant ta jolie voix des doux sons a de ta guitare. Tout à toi... Tout à ma Lucie. "

Je fis un signe qu'elle comprit facilement, et lançai, d'une main assurée, le caillou auquel j'avais attaché mon billet. La pierre suivit la direction que je lui avais donnée, pénétra jusque dans la cellule, et au bruit que j'entendis je compris qu'elle y avait fait fraction. Lucie parut à sa croisée, et le geste d'approbation qu'elle fit enhardit mon espérance et mon courage... La nuit cependant s'avançait, à peine pouvais‑je distinguer les objets à la faible lueur du crépuscule... Je me retirai pour méditer les moyens de m'acquitter de ma promesse.

Le lendemain je fis tous mes préparatifs ; je m'armai d'une paire de pistolets, d'un sabre, et je me munis d'une échelle de corde. Un officieux ami voulut bien être le Pylade d'un nouvel Oreste, et onze heures venaient de sonner quand nous nous acheminâmes vers le couvent.

Le jour avait été nébuleux... L'air était opaque et chargé de brumes ; aussi l'obscurité était telle que la lueur douteuse des réverbères ne pouvait la dissiper J'avais une lanterne sourde... je tirai ma montre, et minuit approchait... Il fut convenu que mon ami ferait sentinelle et qu'il avertirait au moindre danger... mais Lucie n'était pas dans sa chambre... je n'y voyais point de lumière... et je mourais de crainte... Quel mortel assez maître de lui‑même pour être au‑dessus d'un sentiment d'impatience? L'amour a des sensations plus vives. J'écoutais attentivement : la chute d'une feuille, un oiseau qui voltigeait sous les rameaux... et jusqu'au vaste silence qui nous enveloppait, fixaient tour à tour mon espérance et mes craintes... je commençais à craindre qu'elle n'eût oublié l'heure du rendez‑vous, quand un prélude de guitare me fit frissonner de plaisir ; je redoublai d'attention... et la plus jolie voix du monde fit entendre ces paroles :

Tout dort, Phoebé seule étincelle ;
Sous le feuillage des buissons
L'oiseau timide de son aile,
Couvre ses faibles nourrissons ;
Et quand la diligente Aurore
Vient ouvrir les portes du jour,
L'Écho plaintif répète encore
Mes chansons d'amour.

Ivre d'espérance et d'amour, j'attachai mon échelle au mur du jardin, et aidé de mon Pylade, je l'escaladai facilement... je sautai... dans une espèce de charmille ; mes pieds étaient embarrassés dans d'épaisses broussailles, et un large puits était à deux pas de moi : l'amour m'aveugla sur le danger que j'avais couru... Je volai à la croisée... elle n'était pas élevée... et Lucie qui était aux aguets... l'ouvrit doucement ; je lui jetai les crochets de mon échelle... et après avoir éteint sa lumière, elle descendit sans bruit : déjà elle était dans mes bras ; insensé ! je lui prodiguais mille caresses, et je dormais sur le précipice... Le bruit des feuilles... mortes que j'avais foulées, éveilla un dogue énorme commis à la sûreté de la maison ; ses aboiemens m'effrayèrent... je m'enfuis, portant dans mes bras ce que j'avais de plus cher au monde... En un instant je fus au pied du mur... mais le dogue impitoyable m'y avait suivi. . Transporté de rage... je déposai sur la verdure mon amante évanouie, et je me défendis avec mon sabre des atteintes de l'animal furieux... je lui détachai sur la tête un coup tellement appliqué, qu'il alla tomber à deux pas de moi, baigné dans son sang, en poussant des cris plaintifs... Je me hâtai d'escalader le mur fatal ; je pris Lucie dans mes bras... je fixai mon échelle ; quelques voix lointaines redoublèrent mon effroi ; j'entendis un coup de feu... la balle vint se briser contre la pierre sur laquelle j'étais appuyé pour me donner l'essor : je reculai épouvanté ; mais l'idée du péril enhardit mon courage ; en un instant j'eus franchi le jardin, et mon ami reçut dans ses bras Lucie pale et défaillante... Nous nous empressâmes de la conduire au bout de la rue ; une voiture nous y attendait ; nous l'y plaçâmes, et quelques eaux spiritueuses que nous lui fîmes respirer, la rappelèrent à elle... le cocher qui était instruit nous mena chez moi... et le reste de la nuit s'écoula dans les plus tendres épanchemens de l'amour et de l'amitié.

(à suivre)

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