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Pièce sur le renvoi des Bouquinistes du Pont-Neuf*, 1650

Requeste du Pont-Neuf

A nosseigneurs de la Basoche,
Jurez rebouteurs d'hanicroche,
Hauts Justiciers en Mardy-Gras,
Juges des doux-sanglanscombats,
De Thémis illustres fantômes
Des Magistrats, singes et momes,
Dont puisse regner le renom
In sæcula sæculorum.
Plus que tres-humblement supplie
Pont-Neuf, de structure accomplie,
Promenoir de tous faineans
Vauriens, autrement vau-neans,
Rendez-vous à toute personne
Mauvaise, mitoyenne et bonne,
Theatre commun en tout temps
Aux baladins et charlatans
Chanteurs de diverses sornettes
Et joueurs de marionnettes
Lieu de retraites bandoliers
Soldats des Gardes, escoliers
Lacquais chassez, traisneurs d'épées
Gens qui cherchent franches lippées
Passage où jamais nul ne fut
Sans qu'aussi-tost Otl n'apperceut
Dieu me preserve de médire
Cocus, moines, ou filles à rire
Mais, encor plus que tout cela,
Pont-Neuf ayantcet honneur-là
D'estre la demeure ancienne
De sa Majesté Bronzienne :
Disent que long-temps cy-devant,
Et mesme encor auparavant,
Il estoit en pleine puissance
Possession et jouissance
De recevoir dessus son dos
Tous Revendeurs, petits et gros
Quelle que fût leur marchardise
Sans egard de maistre ou maisttise
Mais entr'autres certains quidans,
Souvent amuseurs de pédans,
Aussi bien que d'autre personne
Dieu leur doint longue vie et bonne
Ces pauvres gens chaque matin
Sur l'espoir d'un petit butin
Auecque toute leur famille
Garçons, apprentifs, femme et fille
Chargez leur col et pleins leurs bras
D'un scientifique fatras
Venoient dresser un étalage
Qut rendoit plus beau le passage
Au granù bien de tout reposant
Et honneur dudit exposant
Oui tous les jours dessus ses hanches
Exceptez festes et dimanches,
Temps de vacance à tout trafic,
Faisoit debiter au public
Denrée à produire doctrinc
Dans la substance cerebrine,
Et ce durant long laps de temps,
Par dix, vingt, treute et quarante ans,
Voire par temps dont la memoire
Est plus vieille que le grimoire.
Bref, temps qui que trop ne suffit
Pour posseder avec profit,
Et conserver sans aucun doute
Possession de chose toute,
Mesme par les trois derniers ans
Au veu et seu de tous passans,
Voire des parties adverses,
Qui par fois maintes et diverses,
Ainsi que chetifs regrattiers,
Venoient roder tous ces quartiers,
Escumant par fine prattique
Tout le meilleur de la boutique,
Car pour peu tel y a tondu
Bouquin cherement revendu,
Et Palais et rue Saint Jacques (1)
Y ont souvent bien fait leurs Pasques;
Neantmoins depuis quelques mois,
Qui tout au plus font deux fois trois,
Palais et consors par malice
Pochant les yeux à la Justice,
Et par vertu d'un parchemin,
Qui n'est pas plus grand que la main
Mais bien mieux suivy qu'Evangile,
Ont tout soudain fait faire gille
Aux susdits pauvres mercelots
Et serrer leurs doctes ballots,
Si que l'exposant pour cette heure
N'est plus que stérile demeure
Et de ceux, qu'a le Roy titrez,
Gens ignares et non lettrez,
Puis que si cruelle aventure
Luy ravit sa littérature
Ce consideré, Nosseigneurs,
Beaux rejettons de chicaneurs,
Attendu que depuis peu mesme
Tallonez par disette extrême
Ces pauvres Libraires chassez,
Devant Sorbonne estans placez,
N'y reçoivent pas dequoy vivre,
Faute d'y vendre un meschant Livre,
Et tel sans denier y toucher
S'est bien souvent allé coucher,
Ordonner soudain ne vous plaise,
Nonobstant ce qu'en dise Blaise
Cramoisy Guillemot Macé,
Sommaville et, tout ramassé
Qu'en tout repos, paix, asseurance
Privileges et joüissance
Automne, hyver, Esté printemps
Soit qu'il pleuve ou fasse beau temps
Les susdits Libraires de grâce
Seront remis dedans leur place,
Et le Suppliant dans ses droicts
Gardé tout ainsi qu'autrefois
Faisant inhibitions grandes,
Sur peine de rudes amendes
Despenses, dommages interests,
De les troubler, et bien ferez

1. C'est-à-dire les libraires du Palais et ceux de l'Université.

 

Présentation

La pièce suivante, qui se rapporte aux bouquinistes chassés du Pont-Neuf, se trouve dans un recueil intitulé : Poésies d'auteurs de ce temps, publié par Chamhoudry (petit in-12, p. 130-3). Seule, elle est bien peu importante, mais elle prendra plus d'intérèt des quelques éclaircissements qui vont suivre et qui en donnent la date et les circonstances de la façon la plus positive. Ils montreront qu'elle a été écrite en 1650 ; mais l'affaire avait commencé en 1649 Ainsi l'article 24 d'un règlement de cette année (cité dans l'édit du roy pour le règlement des imprimeurs et libraires, registre le 21 août 1686 titre II, art. 15, Paris, Denys Thierry, 1687, in-4º, p. 35, est conçu en ces termes : « Pour remettre autant que nous pourrons l'imprimerie et la librairie en honneur, et retrancher les choses qui tendent à son avilissement, nous défendons, conformément aux ordonnances, arrêts de nostre Conseil et de nostre Parlement, a toutes personnes, pour quelque cause et sous quelque prétexte que ce soit, d`avoir aucune boutique portative ny d'étaller aucuns livres : enjoignons à tous les marchands libraires et imprimeurs, et toutes autres personnes qui ont étallage, principalement sur le Pont-Neuf, ou ès environs, ou en quelque endroit de la ville que ce puisse estre, de se retirer et prendre boutique dans le jour de Noël aux lieux cy-devant designez, à peine, ledit temps passé, d'estre chatiez comme refractaires à nos ordonnances, outre la confiscation de leurs marchandises, que nous voulons estre adjugées au profit du premier qui les dénoncera, sans autre forme ny figure de procez, nonobstant oppositions ou appellation quelconques, dont nous rendons les syndic et adjoints responsables en cas de contravention. » Les autorités du même titre de l'édit de 1686 nous donnent, p. 22, à la suite de l'art. 7 l'indication d'un arrêt du 11 septembre 1649 portant défense d'étaler sur le Pont-Neuf, sera Guy-Patin qui se chargera de la suite. Dans cette lettre à Charles Spon, du 17 novembre 1649 : « Il y a ici un plaisant procès entre les libraires. Le syndic a obtenu un nouvel arrêt, après environ trente autres, par lequel il est defendu qui que ce soit de vendre ni d'étaler des livre sur le Pont-Neuf. Il l'a fait publier et a fait quitter ce Pont-Neuf à environ cinquante libraires qui étoient, lesquels sollicitent aujourd'hui pour rentrer. M. le chancelier, le premier président, procureur général et toute la cour sont pour le syndic contre ceux du Pont-Neuf, à qui on a fait entendre que la reine vouloit que cela allât ainsi. Maintenant les valets de pied du roi, qui tiroient tous les ans quelque profit de ces libraires, un certain nombre de pistoles pour le droit de leurs boutiques, sollicitent pour leur profit envers la reine, laquelle infailliblement ne cassera point l'arrêt de la cour pour ces gens- là, et, par provision, de peur que quelqu'un ne se saisit des places vides, ils y ont mis une espèce de nouveaux marchands de bas de soie ; qu'à la fin les fripiers s'y mettront. En bonne justice il ne devroit y avoir sur le Pont-Neuf aucun libraire, pour les friponneries que ceux qui ont été par ci-devant y ont exercées, ou qu'ôté quelque défroque de nouvelles bibliothèques qui y venoit quelquefois, on y vendoit trop de livres imparfaits et dérobés que les valets, les servantes et les enfants de famille y portoient tous les jours, et de tous côtés, sans aucune punition. » Plus loin, Guy-Patin revient au même sujet : « Les libraires du Pont-Neuf ont trouvé un ami vers la reine, qui a obtenu pour eux encore nn terme pour trois mois, c'est-à-dire jusqu'à Noël, afin que, durant ce temps-là, ils puissent trouver des boutiques. C'est M. Saintot, maître des cérémonies, qui leur a fait ce plaisir, et je doute, dorénavant, si on pourra jamais les en chasser. » (Ed. Baillière, 1, 475-6.) Il est probable que la vente des Ponts-Neufs, de dame Anne et que celle des Mazarinades de toute sorte avaient dû ne pas peu contribuer à faire obtenir aux libraires ces sévérités de la justice et de la Cour contre leurs humbles rivaux, et malgré l'intervention de Saintot, la présence des mêmes causes amena la confirmation définitive de ces rigueurs. Enfin le même édit, de 1686, rappelle un arrêt du 12 mars 1650 pour les syndics et adjoints, contre Denis de Lay Nivelle et consorts, libraires qui se faisaient bouquinistes pour avoir les deux cordes à leur arc portant défense auxdits d'étaler sur le Pont-Neuf et un dernier arrêt, du 10 septembre 1650 , qui enjoint au bailli du Palais de faire déloger incessamment lesdits libraires de dessus le Pont-Neuf et aile du palais, et de mettre leurs meubles sur le carreau, enjoint aux propriétaires des maisons de les mettre hors d'icelles, à peine de 4,100 liv. d'amende.
Avec tous ces détails, il devient certain que notre pièce, qui peut avoir d'abord été imprimée à part, sur une feuille volante, et qui indique nettement que les bouquinistes ont été chassés

Depuis quelques mois
Qui, tout au plus, font deux fois trois,

a été écrite en 1650, ou peut-être dans l'extrême commencement de 1651 L'arrêt fut exécuté, car M. Moreau a recueilli, dans sa Bibliographie des Mazarinades (1, p. 181, n° 589), cet amusant passage du Bon Frondeur (Paris, 1651) : « Quand M. Ie coadjuteur agira sincèrement, pourquoi envoie-t- il Matarel solliciter de sa part les libraires qui étaient sur le Pont-Neuf pour les faire venir au Palais avec des armes à feu et des baïonnettes, leur permettant leur rétablissement sur ledit pont, de la part de la reine. » Depuis lors la prohibition ne fut pas levée et, si l'exécution a pu en fait être mitigée par quelque tolérance, le Pont-Neuf resta bien longtemps au moins, sinon même toujours, privé de ses étalages de livres ; I'on peut voir dans la bibliothèque de l'Ecole des chartes, 2e série, tome V, 1818-9, p. 366-71, la requête en prose datée de 1697 et écrite de la main de Baluze, qui peut bien en être l'auteur, en faveur des bouquinistes du Pont Neuf ; c'est le pendant sérieux de notre requête burlesque.

Anatole de Montaiglon

 

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