NOTIONS PRELIMINAIRES.
Toutes les langues connues paraissent avoir été
formées d'après les mêmes principes. Simples dans
leur origine, grossières même, comme ceux qui les parlaient,
elles ont suivi leur fortune. Elles se sont enrichies à mesure
que les peuples ont acquis des connaissances et contracté des
besoins; elles se sont corrompues, lorsque ces peuples sont retombés
dans la barbarie. Ainsi l'on peut dire que, suivant le degré
d'élévation ou d'abaissement des nations qui ont parlé
les différentes langues que nous connaissons; elles ont toutes
eu un commencement, un état de splendeur et un état de
décadence.
Mais toutes ces langues ont suivi dans leur origine, peut-être
sans les connaître, les mêmes principes analytiques (3),
parce que ces principes sont dans la nature, et que dans tous les temps
les hommes ont eu à exprimer les mêmes sensations et les
mêmes rapports: s'ils ont employé des signes différents,
les principes ont toujours été les mêmes.
Lorsqu'un objet frappe nos sens, notre première idée est
de nommer cet objet, ou ta sensation qu'il nous fait éprouver.
Le nom est donc le premier élément du discours.
Observons le langage d'un enfant qui commence à parler, il sera
l'image vivante de l'enfance des peuples; car, sans remonter à
l'origine du monde, nous pouvons nous convaincre que tous les peuples
du monde ont eu leur enfance, leur âge viril, leur vieillesse,
je dirai même, leur décrépitude. En un mot.. Ouvrons
l'histoire, et nous y verrons que les différents peuples qui
ont paru sur la terre, ont éprouvé en grand les mêmes
vicissitudes que chaque homme éprouve en son particulier: ils
sont nés, ils ont vécu avec plus ou moins d'éclat,
et sont morts, pour faire place à d'autres. La différence
qu'il y a entre l'enfance des peuples et "enfance des hommes, c'est
qu'elle est proportionnée à la durée de leur existence
: un enfant fait dans six mois autant de progrès qu'un peuple
dans deux ou trois siècles (4). L'enfant qui commence à
parler, et qui répéte ce qu'il entend dire, prend donc
tout pour des noms, et la manière dont il emploie les mots qu'il
répéte, en est la preuve.
Bientôt le nom dut être insuffisant, parce que, se
bornant à nommer l'objet, il n'exprimait pas l'idée accessoire
qui frappe les sens ou l'esprit en même-temps que l'objet nommé.
Plusieurs objets de forme semblable, et nommés conséquemment
de la même manière, pouvaient avoir des différences
qu'il allait indiquer. L'adjectif exprima cette idée accessoire,
qui faisait la différence; et bientôt multiplié
a l'infini, il dut servir à indiquer, non seulement les qualités
et les modifications, mais encore les manières d'être différentes,
produites par les sensations.
Cette manière de parler avec des noms et des adjectifs a pu suffire
pendant long-temps ; mais le premier homme qui aura eu un peu plus de
raisonnement que les autres, aura senti que le nom et l'adjectif ne
représentaient que deux idées déjointes, qui
avaient besoin être liées ensemble par un mot nouveau;
et sans doute le verbe être, ou son équivalent doit
son origine à une semblable remarque.
La préposition, après avoir marqué les rapports
entre les objets sensibles, fut étendue ensuite aux idées
abstraites, à mesure qu'on en forma.
Telle a dû être l'origine des éléments du
discours, et j'appelle de ce nom tout mot qui n'est pas susceptible
d'être décomposé. Les éléments du
discours sont donc le nom, l'adjectif, la préposition
et le verbe être (5), puisqu'ils sont les seuls
mots nécessaires à l'expression de la pensée :
les autres mots qui entrent dans la composition du discours, sont des
objets de commodité, et même de luxe.
Lorsque le langage s'est perfectionné, les noms se sont subdivisés
: on a distingué des noms propres, des noms généraux,
des noms abstraits et des noms de personnes. Ces derniers sont ce qu'on
a mal-à-propos nommé pronoms, parce qu'on a cru
qu'ils remplaçaient les noms des personnes (6) ; mais l'analyse
démontre qu'ils ne remplacent aucun nom, et qu'ils représentent
ou nomment, ou la personne qui parle, ou celle à qui l'on parle,
ou enfin celle de qui l'on parle: ce sont donc de véritables
noms.
Les fonctions de l'adjectif ne se sont plus bornées à
qualifier les noms des objets; on les a étendues, en y ajoutant
la faculté de déterminer les noms; et c'est dans cette
circonstance que l'adjectif a été nommé article.
Cet adjectif, employé, dans quelques occasions, avec ellipse
du nom qu'il détermine, est devenu nom, et en a rempli les fonctions,
parce qu'il en réveillait l'idée, et en tenait même
quelquefois la place.
L'adjectif combiné avec le verbe être, forma le
verbe adjectif, qui s'est multiplié autant que nous avons
d'actions, de sensations, ou de manières d'être différentes
à exprimer.
Le nom combiné avec la préposition, servit de modification
à l'adjectif, sous le nom d'adverbe.
Enfin, la conjonction devint l'abrégé de plusieurs
mots, et tout en liant les propositions évita la répétition
des mots qui les auraient unies, et même de ceux qui en auraient
fait partie.
C'est ainsi que le luxe, s'introduisant dans le discours, en a altéré
la simplicité primitive au point qu'il faut être très-exercé
pour démêler ce qui nous reste de cette antique forme de
langage, et c'est cependant sur cette forme antique que reposent les
fondements de notre syntaxe.
Les Francs, en empruntant des mots de la langue romaine, les ployèrent
sous le joug de leur syntaxe, bien différente de celle des Romains.
C'est ce qui rend la traduction des auteurs Latins si difficile, parce
que lés deux langues se rapprochent dans des points de peu de
conséquence, dans les mots, et s'éloignent dans le point
le plus essentiel, dans la syntaxe ; car, dit M.Beauzée ce
ne sont pas les mots qui constituent une langue, c'est la syntaxe ou
la manière de les employer.
(1) Dans le huitième chapitre.
(2) Grammaire, IIe partie, chapitre 5.
(3 ) Condillac, Grammaire, Ire partie, chapitre 6.
(4) Grammaire de Condillac, Ire partie
(5) C'est le système de M. de Condillac. Je n'ai fait que le
réduire à sa plus simple expression. Voyez sa Grammaire,
Ire partie.
(6) Grammaire de Condillac, IIe partie.
CHAPITRE VIII
Conclusion.
Tous les exemples
que j'ai donnés et analysés dans le cours de cet ouvrage,
sont bien suffisants pour prouver même aux plus incrédules,
qu'il existe dans notre langue des circonstances ou l'adjectif, ne pouvant
être ni au masculin ni au féminin conserve sa forme primitive;
et comme les mêmes circonstances peuvent se rencontrer dans toutes
les langues, j'en conclus que cette distinction est dans la nature,
et est un de ces traits du langage primitif, que le perfectionnement
des langues n'a pu altérer.
M. Adam Smith
de Glascow, dit que plus une langue a de mots, moins elle a de variations,
et plus elle es simple dans ses formes. En effet, notre langue, plus
riche en mots que la langue romaine a bien moins d'inflexions
différentes; et la langue anglaise, qui a plus de mots que toutes
les autres n'a presque aucun e variation. Elle marque les différents
rapports ou par des prépositions, ou par des particules, ou par
des auxiliaires. Mais quel que soit le nombre des mots ou des inflexions,
ce sont toujours à peu près les mêmes idées
que les langues ont à rendre parce que tous les hommes éprouvent
les mêmes sensations, et les expriment de la même manière,
quoique avec des signes différents.
Si nommer les
objets, les qualifier, en indiquer les rapports, et joindre la qualification
au nom sont les principes fondamentaux de toutes les langues', j'ajouterai
que la distinction des genres dans les noms des animaux est également
indiquée par la nature. La langue anglaise, qui n'a point de
genre pour les noms généraux distingue bien les sexes
des animaux, et admet les genres dans les noms de la troisième
personne, avec un nom neutre pour les objets qui ne sont pas susceptibles
de sexe. Ainsi la suppression des genres, dans la langue anglaise, se
borne aux noms des objets inanimés et des idées abstraites,
et a l'invariabilité de l'adjectif. Cette langue, qui se rapproche
plus que la notre du langage primitif, nous montre à découvert
des principes que nous nous obstinons a méconnaitre. Nous y trouvons
un nom de la troisième personne, it, qui n'est d'aucun genre, plusieurs expressions, what, which, that, uniquement employées
pour désigner des idées abstraites
et des objets inanimés : en un mot, cette langue posséde
le genre neutre, et l'admet dans ses grammaires. Il paraît , d'après
Johnson, qu'autrefois le même nom de la troisième
personne servait dans la langue anglaise pour le masculin et pour le
neutre, mais que cet abus a été réformé.
Pourquoi, si
cet abus existe dans la langue française; si nous n'avons qu'un
seul mot pour désigner le genre masculin et le genre neutre dans
les adjectifs et dans les noms de la troisième personne; pourquoi,
dis-je, voulons-nous voir le masculin où il n'existe pas? Pourquoi
méconnaissons-nous le genre neutre dont l'admission nous donnerait
tant de facilité pour expliquer certaines difficultés
de notre syntaxe ? Pourquoi nommer bizarreries de notre langue des régles
qui ne sont que des conséquences d'un raisonnement juste, plutôt
que d'admettre le principe sur lequel elles sont fondées? En
vain nous nous refusons à l'évidence; l'usage, qui n'a
jamais tort, nous force de nous en servir, pour traduire le genre neutre
des latins et des anglais, et ne nous laisse que la liberté de
lui donner une dénomination fausse, qui multiplie les difficultés.
Si M. Douchet avait voulu remonter à l'origine
de l'usage, il n'aurait pas dit, après son exclamation : «
Ce doit appartenir à l'un des deux genres;
et il est effectivement masculin, puisque l'on donne la terminaison
masculine aux adjectif corélatifs de ce, comme ce que j'avance est certain . Quelles
pouvaient donc être les vues de notre illustre auteur (Dumarsais),
quand il prétendait
qu'on ne pouvait pas dire de ce
qu'il fût masculin
ni qu'il fut féminin ? Si c'est parce que
c'est le hoc des Latins, comme il semble l'insinuer,
disons donc aussi que temple est neutre comme templum. »
Ce n'est pas
parce que hoc est
neutre en latin, que ce
est neutre en français,
c'est parce qu'il a en français la même fonction que hoc en latin, celle de représenter une
idée, d'en former un point, pour y lier une proposition incidente;
et quand vous diriez en Latin au féminin : ea res quam dico est certa, vous
traduiriez en français, à l'expression primitive: ce
que je dis est certain. Ce n'est donc pas le genre de la langue
latine, mais la nature des idées qui influe sur l'emploi de l'expression
primitive dans la nôtre Nous pourrions de même traduire,
hoc est certum par cette chose est certaine, sans
que le principe fut altéré en rien. Concluons donc que,
dans toutes les langues qui admettent des genres, cette distinction
se borne aux noms des objets réels ou imaginaires; que les idées
qui ne sont point exprimées par des noms, ne peuvent avoir ni
genre ni nombre et sont conséquemment neutres ; enfin, que l'adjectif français, qui
n'a en apparence que deux expressions, en posséde une troisième,
semblable a celle du masculin dont la fonction est de modifier les idées
qui ne peuvent être ni du genre masculin ni du féminin.
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