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[Joseph de Maimieux], Éloge philosophique de l'impertinence. Ouvrage posthume de M. De la Bractéole, 1788

M. DE LA BRACTÉOLE, ce penseur, ce génie, dont il est fait une assez honorable mention dans une brochure intitulée : Le Comte de Saint-Méran, ou les Nouveaux Egaremens du coeur et de l'esprit, quoiqu'il y soit un peu tourné en ridicule (petit malheur auquel sont exposés la plupart de nos grands hommes) ; cet illustre philosophe a terminé sa glorieuse carrière à minuit, entre le mardi-gras et le jour des cendres, l'année 1788. Sa mort prématurée a été la fatale suite d'un excès de modestie. Jamais il ne fut plus utile de publier un si tragique événement. Puisse le récit de cette scène horrible empêcher que la modestie ne s'immole d'autres victimes dans le nombre étonnant de littérateurs, de penseurs, de génies, de philosophes, qui montrent presque tous, comme on sait, les dispositions les plus marquées pour des excès si dangereux !
Une connaissance approfondie du néant des richesses, du vide qu'elles laissent dans les coeurs, et du vide qu'il trouvait dans sa bourse ; le coup d'oeil du génie porté sur les relations nécessaires entre la circulation du numéraire et la circulation d'un philosophe, l'avaient tenu éloigné des plaisirs bruyans du carnaval ; et au lieu d'aller au bal de l'Opéra, il s'était mis à relire un ouvrage qui avait toujours fait sur lui de fortes impressions; c'est la relation de l'apothéose de, l'incomparable docteur Aristarchus Masso, servant de suite au Chef-d'oeuvre d'un inconnu de Saint-Hyacinte. Le lecteur instruit se rappellera sans doute avec intérêt l'opération si simple, si belle, qui fit passer tout l'esprit de l'Histoire critique de la république des lettres, dans le cerveau de l'alter et idem du fameux docteur, de son fantôme composé des espèces et des émanations de sa personne réfléchies en un centre commun de convergence par plusieurs miroirs arrangés suivant des règles aussi connues qu'elles sont évidentes.
Après que M. de la Bractéole eut examiné ce phénomène où l'art aide si merveilleusement la nature ; après qu'il s'en fut occupé pendant quelques heures au point d'en parler tout haut, ce qu'ont attesté deux jeunes peintres qui se masquaient dans un cabinet attenant à sa chambre ; il lui a pris envie de tenter une pareille expérience sur lui-même, pour simplifier encore plus que nos professeurs modernes, les moyens par lesquels on devient savant et homme de génie. Son extrême humilité lui dérobant sa science immense, lui persuadait qu'il ignorait trop de choses, qu'il ne jugeait pas assez bien de beaucoup d'autres ; et c'est cette funeste erreur qui l'a enlevé au monde.
Il roulait depuis long-tems le projet de cette opération dans les cavités de son cerveau, il s'en était même ouvert à ses intimes amis ; et nous conviendrons que les raisonnemens, qu'il faisait à cet égard, annonçaient la tête la mieux organisée. Si le simulacre du docteur Aristarchus Masso huma tant de savoir par ce tuyau qui fut scellé presque hermétiquement au bout de son nez ; le nez réel, effectif, substantiel, corporel, cartilagineux et très-philosophique de M. de la Bractéole, par le moyen des puissantes aspirations de poumons robustes où résidait la plus grande énergie de sa logique ; ce nez si bien servi, devait aspirer pour le moins autant d'esprit que le nez de l'alter et idem d'un docteur en us, sur-tout quand on aurait sagement choisi les ouvrages modernes destinés à cette nouvelle distillation chimico-métaphysique.
Si quelque lecteur superficiel ou obstiné mettait en question la possibilité d'une semblable expérience, voici la réponse que leur ferait pour nous le docteur Chrysostôme Mathanasius : "Il est vrai, dit-il avec sa pénétration ordinaire, que la manière d'infuser l'esprit dans le corps, par un tuyau ajusté au cou d'une cornue, paraîtra difficile à croire. Mais si la matière peut penser, ainsi qu'on prétend que quelques philosophes l'ont cru, et même M. Locke, il est certain que les chimistes peuvent trouver dans la décomposition des corps un nouveau principe, qui sera l'esprit pensant, et que, s'ils ne l'ont pas fait jusques à présent, c'est qu'apparemment ils n'y ont point pensé, ou qu'ils n'ont point encore inventé de récipient propre à le conserver." Plus on a de lumières philosophiques, et plus on doit sentir la force irrésistible de cet argument. Ajoutons seulement que M. de la Bractéole avait perfectionné les procédés, et qu'une dame très-savante lui prêtait souvent sa cornue.
Mais ce en quoi son zèle l'abusa au moment de l'exécution, c'est qu'il crut pouvoir être à-la-fois et le sujet et l'opérateur. Il ne se l'imagina point par vanité ; ceux qui l'ont connu lui rendront cette justice. Il ne fit que céder au désir de se suffire, étala crainte tout-à-fait honnête, de compromettre devant un témoin, la gloire si délicate des auteurs vivans dont les ouvrages pouvaient ne donner que du caput mortuum. La malheureuse idée d'opérer sans nécessité, et d'opérer seul, a tout dérangé, tout détruit, au grand dommage de la philosophie.
Les deux jeunes peintres étant sortis vers les onze heures, en pouffant de rire, et ayant mieux aimé aller danser qu'écouter encore à travers la cloison ; nous sommes réduits ici à des conjectures, à des présomptions ; mais elles sont si vraisemblables, qu'on peut en tirer une exposition fidèle des particularités de la mort du philosophe; on les sait comme si l'on y avait assisté.
Il s'est enfermé dans son appartement peu vaste et situé en bel air. Après avoir réuni les oeuvres cornplètes et les opuscules de nos plus fameux penseurs, en beau papier vélin, ornés de leur portrait ; les ayant légèrement macérés et mis dans la grande cornue qu'il avait empruntée, la veille, du laboratoire chimique et alchimique de madame la comtesse de Monpal, sa protectrice, il a solidement ajusté au cou de cette cornue de savante, un long tuyau tortueux, et l'a scellé à son nez par l'autre bout. Un feu violent de réverbère a tout-à-coup porté une si copieuse abondance d'esprits hétérogènes dans la tête du cher homme, qu'il en aura eu des vertiges (on en a pour moins que cela). L'équilibre ne subsistant plus entre l'esprit et la matière, le corps sera tombé suffoqué de génie, quoiqu'il en évaporât probablement de partout.
Sa chute a renversé la machine où l'on n'a trouvé que des cendres et du flegme ; le feu a gagné les papiers, et en un instant il a consumé les meubles, une partie du plancher d'en-haut et la totalité du philosophe, avant que le propriétaire accouru n'ait éteint l'incendie, qui, de poutre en poutre, et en descendant, était déjà parvenu au cinquième étage.
On a sauvé la maison ; mais, hélas ! rien au monde, des siècles accumulés ne pourront réparer la perte des manuscrits impayables qui formaient l'opulence cachée de ce génie créateur, universel, et trop humble pour être content de lui-même, lorsque toute la terre aurait pu l'admirer. Bornons là ses louanges, de peur de nous rendre suspects d'hyperbole.
Nous n'avons soustrait à la rapacité des flammes dévorantes, alimentées de tant d'ouvrages pleins d'esprit , qui n'avaient pu entrer dans la cornue, que cet Eloge philosophique de l'Impertinence. Ce manuscrit était, très-heureusement, placé entre deux volumes de Dissertations économico-politiques et de Discours couronnés, qui sont restés comme deux pièces de glace au milieu de la conflagration générale, et qui l'ont ainsi préservé de la destruction à laquelle cette funeste expérience a voué tant de chefs-d'oeuvre.
Pour le corps du penseur.... ah! les ames sensibles ou sentimentales nous dispenseront d'entreprendre une description si affreuse, que les premiers mots nous feraient tomber la plume de la main ! quel spectacle ! Nos dramaturges le leur offriront peut-être un jour en action sur le théâtre : nous nous en remettons à leur imagination, à leur talent pour saisir et peindre la nature. Nous dirons simplement que le grand homme était méconnaissable. Son hôte, digne par la longueur de ses crédits, de posséder sous son toit, un génie de cette sublimité, n'a pu que répéter, en contemplant ces restes déplorables, le peu de mots qu'un certain ânier dit si pathétiquement en donnant une larme philosophique à la mort de son âne: "ce que c'est que de nous !". L'ouvrage que nous publions ici n'ayant pas été retouché par l'auteur, attendu qu'il est mort, et l'auteur ayant eu le dessein de refaire à neuf cette production en corrigeant les épreuves, ainsi qu'il s'en était expliqué; les lecteurs n'auront point cet ÉLOGE tel qu'il le leur aurait présenté sans l'accident qui a rendu ses particules aux élémens et son génie à la nature. Du moins peuvent-ils être bien persuadés que nous leur en offrons le texte littéral tel qu'il l'avait conçu et écrit, sans nous permettre d'y faire aucun changement. Nous ne nous sommes pas même permis la plus légère correction grammaticale, quoique, au fond, on sache bien qu'il n'y a rien de si innocent en littérature.
Par exemple, les mots roué, très excellente compagnie, etc., pourraient être relevés par quelque savant ; et ses remarques à ce sujet, vraisemblablement aussi importantes que judicieuses, ajouteraient aux obligations que le public eut de tout tems à cette classe d'hommes rares. Les motifs qui nous ont empêchés d'altérer le manuscrit, sont le respect dû aux morts et à la propriété, le sentiment de notre incapacité, et certaine crainte de paraître avantageux et de passer pour n'avoir pas assez senti que telle ou telle expression pouvait aussi convenir, à l'Eloge de l'Impertinence, et caractériser le sérieux de feu M. de la Bractéole, à supposer qu'il eût voulu y mettre un peu d'ironie. Le défunt demeure donc seul responsable du style de son ouvrage, ainsi que de toutes les assertions qu'il y avance ; comme à lui seul appartient exclusivement et sans partage la gloire qu'il s'en promettait en toute humilité.

Chapitre IX : Monumens syriens

L'IMPERTINENCE des Syriens est la plus manifestement anciennes de toutes celles qu'on peut nommer publiques et nationales, si l'on en juge d'après la nature de leurs monumens, et d'après l'influence, ou plutôt l'ascendant qu'elle eut sur la morale et, sur la raison de tous les tems. Dans le parvis, ou dans l'une des cours du temple d'Héliopolis, la ville sainte, temple de la déesse Syrienne, étaient élevés, dit l'Histoire universelle (1), des phalli hauts de trois cents brasses. Est-il possible, s'écrieront les savantes qui n’ignorent pas ce que c'est que des phalli ! Quelques auteurs ne leur donnent que trois cents coudées. Réduits à cette mesure, ces monumens nous paraissent d'une grandeur honnête. Dans leur fervente dévotion pour la divinité du lieu, les pélerins venaient se hucher sur ces phalli ; ils y faisaient des neuvaines, durant lesquelles ils ne dormaient pas, et vivaient là des dons qu'on attachait à une chaîne qu'ils laissaient pendre. De pareils symboles, érigés dans le parvis du temple d'une déesse, ne seraient-ils point l'emblême de l'impertinence déployant toute sa majesté ?
Cette antiquité, nous ne pouvons en disconvenir, ni nous abstenir de le répéter en terminant ce chapitre, offre des coups de lumière qui étonnent même l'observateur le plus ébloui des perfections modernes.

(1) Histoire universelle, traduite de l'anglais par une société de gens de lettres , in-8° Liége , 1780.



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