M. DE LA BRACTÉOLE, ce penseur, ce génie,
dont il est fait une assez honorable mention dans une brochure intitulée
: Le Comte de Saint-Méran, ou les Nouveaux Egaremens du
coeur et de l'esprit, quoiqu'il y soit un peu tourné en ridicule
(petit malheur auquel sont exposés la plupart de nos grands hommes)
; cet illustre philosophe a terminé sa glorieuse carrière
à minuit, entre le mardi-gras et le jour des cendres, l'année
1788. Sa mort prématurée a été la fatale
suite d'un excès de modestie. Jamais il ne fut plus utile de
publier un si tragique événement. Puisse le récit
de cette scène horrible empêcher que la modestie ne s'immole
d'autres victimes dans le nombre étonnant de littérateurs,
de penseurs, de génies, de philosophes, qui montrent presque
tous, comme on sait, les dispositions les plus marquées pour
des excès si dangereux !
Une connaissance approfondie du néant des richesses, du vide
qu'elles laissent dans les coeurs, et du vide qu'il trouvait dans sa
bourse ; le coup d'oeil du génie porté sur les relations
nécessaires entre la circulation du numéraire et la circulation
d'un philosophe, l'avaient tenu éloigné des plaisirs bruyans
du carnaval ; et au lieu d'aller au bal de l'Opéra, il s'était
mis à relire un ouvrage qui avait toujours fait sur lui de fortes
impressions; c'est la relation de l'apothéose de, l'incomparable
docteur Aristarchus Masso, servant de suite au Chef-d'oeuvre
d'un inconnu de Saint-Hyacinte. Le lecteur instruit se rappellera
sans doute avec intérêt l'opération si simple, si
belle, qui fit passer tout l'esprit de l'Histoire critique de la
république des lettres, dans le cerveau de l'alter et
idem du fameux docteur, de son fantôme composé
des espèces et des émanations de sa personne réfléchies
en un centre commun de convergence par plusieurs miroirs arrangés
suivant des règles aussi connues qu'elles sont évidentes.
Après que M. de la Bractéole eut examiné ce phénomène
où l'art aide si merveilleusement la nature ; après
qu'il s'en fut occupé pendant quelques heures au point d'en parler
tout haut, ce qu'ont attesté deux jeunes peintres qui se masquaient
dans un cabinet attenant à sa chambre ; il lui a pris envie de
tenter une pareille expérience sur lui-même, pour simplifier
encore plus que nos professeurs modernes, les moyens par lesquels on
devient savant et homme de génie. Son extrême humilité
lui dérobant sa science immense, lui persuadait qu'il ignorait
trop de choses, qu'il ne jugeait pas assez bien de beaucoup d'autres
; et c'est cette funeste erreur qui l'a enlevé au monde.
Il roulait depuis long-tems le projet de cette opération
dans les cavités de son cerveau, il s'en était même
ouvert à ses intimes amis ; et nous conviendrons que les raisonnemens,
qu'il faisait à cet égard, annonçaient la tête
la mieux organisée. Si le simulacre du docteur Aristarchus
Masso huma tant de savoir par ce tuyau qui fut scellé presque
hermétiquement au bout de son nez ; le nez réel, effectif,
substantiel, corporel, cartilagineux et très-philosophique de
M. de la Bractéole, par le moyen des puissantes
aspirations de poumons robustes où résidait la plus grande
énergie de sa logique ; ce nez si bien servi, devait aspirer
pour le moins autant d'esprit que le nez de l'alter et idem d'un
docteur en us, sur-tout quand on aurait sagement choisi les ouvrages
modernes destinés à cette nouvelle distillation chimico-métaphysique.
Si quelque lecteur superficiel ou obstiné mettait en question
la possibilité d'une semblable expérience, voici la réponse
que leur ferait pour nous le docteur Chrysostôme Mathanasius
: "Il est vrai, dit-il avec sa pénétration
ordinaire, que la manière d'infuser l'esprit dans le corps, par
un tuyau ajusté au cou d'une cornue, paraîtra difficile
à croire. Mais si la matière peut penser, ainsi qu'on
prétend que quelques philosophes l'ont cru, et même M.
Locke, il est certain que les chimistes peuvent trouver dans la décomposition
des corps un nouveau principe, qui sera l'esprit pensant, et
que, s'ils ne l'ont pas fait jusques à présent, c'est
qu'apparemment ils n'y ont point pensé, ou qu'ils n'ont point
encore inventé de récipient propre à le conserver."
Plus on a de lumières philosophiques, et plus on doit sentir
la force irrésistible de cet argument. Ajoutons seulement que
M. de la Bractéole avait perfectionné les procédés,
et qu'une dame très-savante lui prêtait souvent sa cornue.
Mais ce en quoi son zèle l'abusa au moment de l'exécution,
c'est qu'il crut pouvoir être à-la-fois et le sujet et
l'opérateur. Il ne se l'imagina point par vanité ; ceux
qui l'ont connu lui rendront cette justice. Il ne fit que céder
au désir de se suffire, étala crainte tout-à-fait
honnête, de compromettre devant un témoin, la gloire si
délicate des auteurs vivans dont les ouvrages pouvaient ne donner
que du caput mortuum. La malheureuse idée d'opérer
sans nécessité, et d'opérer seul, a tout dérangé,
tout détruit, au grand dommage de la philosophie.
Les deux jeunes peintres étant sortis vers les onze heures, en
pouffant de rire, et ayant mieux aimé aller danser qu'écouter
encore à travers la cloison ; nous sommes réduits ici
à des conjectures, à des présomptions ; mais elles
sont si vraisemblables, qu'on peut en tirer une exposition fidèle
des particularités de la mort du philosophe; on les sait comme
si l'on y avait assisté.
Il s'est enfermé dans son appartement peu vaste et situé
en bel air. Après avoir réuni les oeuvres cornplètes
et les opuscules de nos plus fameux penseurs, en beau
papier vélin, ornés de leur portrait ; les ayant légèrement
macérés et mis dans la grande cornue qu'il avait empruntée,
la veille, du laboratoire chimique et alchimique de madame la comtesse
de Monpal, sa protectrice, il a solidement ajusté au cou de cette
cornue de savante, un long tuyau tortueux, et l'a scellé à
son nez par l'autre bout. Un feu violent de réverbère
a tout-à-coup porté une si copieuse abondance d'esprits
hétérogènes dans la tête du cher homme, qu'il
en aura eu des vertiges (on en a pour moins que cela). L'équilibre
ne subsistant plus entre l'esprit et la matière, le corps sera
tombé suffoqué de génie, quoiqu'il en évaporât
probablement de partout.
Sa chute a renversé la machine où l'on n'a trouvé
que des cendres et du flegme ; le feu a gagné les papiers, et
en un instant il a consumé les meubles, une partie du plancher
d'en-haut et la totalité du philosophe, avant que le propriétaire
accouru n'ait éteint l'incendie, qui, de poutre en poutre, et
en descendant, était déjà parvenu au cinquième
étage.
On a sauvé la maison ; mais, hélas ! rien au monde, des
siècles accumulés ne pourront réparer la perte
des manuscrits impayables qui formaient l'opulence cachée de
ce génie créateur, universel, et trop humble pour être
content de lui-même, lorsque toute la terre aurait pu l'admirer.
Bornons là ses louanges, de peur de nous rendre suspects d'hyperbole.
Nous n'avons soustrait à la rapacité des flammes dévorantes,
alimentées de tant d'ouvrages pleins d'esprit , qui n'avaient
pu entrer dans la cornue, que cet Eloge philosophique de l'Impertinence.
Ce manuscrit était, très-heureusement, placé
entre deux volumes de Dissertations économico-politiques
et de Discours couronnés, qui sont restés comme
deux pièces de glace au milieu de la conflagration générale,
et qui l'ont ainsi préservé de la destruction à
laquelle cette funeste expérience a voué tant de chefs-d'oeuvre.
Pour le corps du penseur.... ah! les ames sensibles ou sentimentales
nous dispenseront d'entreprendre une description si affreuse, que
les premiers mots nous feraient tomber la plume de la main ! quel spectacle
! Nos dramaturges le leur offriront peut-être un jour en action
sur le théâtre : nous nous en remettons à leur imagination,
à leur talent pour saisir et peindre la nature. Nous dirons simplement
que le grand homme était méconnaissable. Son hôte,
digne par la longueur de ses crédits, de posséder sous
son toit, un génie de cette sublimité, n'a pu que répéter,
en contemplant ces restes déplorables, le peu de mots qu'un certain
ânier dit si pathétiquement en donnant une larme
philosophique à la mort de son âne: "ce que c'est que de
nous !". L'ouvrage que nous publions ici n'ayant pas été
retouché par l'auteur, attendu qu'il est mort, et l'auteur ayant
eu le dessein de refaire à neuf cette production en corrigeant
les épreuves, ainsi qu'il s'en était expliqué;
les lecteurs n'auront point cet ÉLOGE tel qu'il le leur aurait
présenté sans l'accident qui a rendu ses particules aux
élémens et son génie à la nature. Du moins
peuvent-ils être bien persuadés que nous leur en offrons
le texte littéral tel qu'il l'avait conçu et écrit,
sans nous permettre d'y faire aucun changement. Nous ne nous sommes
pas même permis la plus légère correction grammaticale,
quoique, au fond, on sache bien qu'il n'y a rien de si innocent en littérature.
Par exemple, les mots roué, très excellente compagnie,
etc., pourraient être relevés par quelque savant ;
et ses remarques à ce sujet, vraisemblablement aussi importantes
que judicieuses, ajouteraient aux obligations que le public eut de tout
tems à cette classe d'hommes rares. Les motifs qui nous ont empêchés
d'altérer le manuscrit, sont le respect dû aux morts et
à la propriété, le sentiment de notre incapacité,
et certaine crainte de paraître avantageux et de passer pour n'avoir
pas assez senti que telle ou telle expression pouvait aussi convenir,
à l'Eloge de l'Impertinence, et caractériser le
sérieux de feu M. de la Bractéole, à supposer
qu'il eût voulu y mettre un peu d'ironie. Le défunt demeure
donc seul responsable du style de son ouvrage, ainsi que de toutes les
assertions qu'il y avance ; comme à lui seul appartient exclusivement
et sans partage la gloire qu'il s'en promettait en toute humilité.
Chapitre IX : Monumens syriens
L'IMPERTINENCE des Syriens est la plus manifestement
anciennes de toutes celles qu'on peut nommer publiques et nationales,
si l'on en juge d'après la nature de leurs monumens, et d'après
l'influence, ou plutôt l'ascendant qu'elle eut sur la morale et,
sur la raison de tous les tems. Dans le parvis, ou dans l'une des cours
du temple d'Héliopolis, la ville sainte, temple de la déesse
Syrienne, étaient élevés, dit l'Histoire universelle
(1), des phalli hauts de trois cents brasses. Est-il possible,
s'écrieront les savantes qui nignorent pas ce que c'est
que des phalli ! Quelques auteurs ne leur donnent que trois cents
coudées. Réduits à cette mesure, ces monumens nous
paraissent d'une grandeur honnête. Dans leur fervente dévotion
pour la divinité du lieu, les pélerins venaient se hucher
sur ces phalli ; ils y faisaient des neuvaines, durant lesquelles
ils ne dormaient pas, et vivaient là des dons qu'on
attachait à une chaîne qu'ils laissaient pendre. De
pareils symboles, érigés dans le parvis du temple
d'une déesse, ne seraient-ils point l'emblême de l'impertinence
déployant toute sa majesté ?
Cette antiquité, nous ne pouvons en disconvenir, ni nous abstenir
de le répéter en terminant ce chapitre, offre des coups
de lumière qui étonnent même l'observateur le plus
ébloui des perfections modernes.
(1) Histoire universelle, traduite de l'anglais par une société
de gens de lettres , in-8° Liége , 1780.
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