Un autre jour, en parcourant les belles campagnes de
Léonte, Platon vit au bord du Simète, sur le chemin qui
mène au mont Hybla, un jeune enfant qui gardait un troupeau,
et qui essayait sur sa petite flûte un air languissant et plaintif.
Il s'avança. L'enfant ne parut point effarouché de son
approche ; et, en le regardant d'un œil aussi doux que l'étaient
ses accens, il continua l'air qu'il avait commencé. Platon l'écoutait
en silence ; et, lui, flatté qu'un inconnu prît plaisir
à l'entendre, se mit à lui jouer un air non moins mélodieux
que le premier, mais encore plus mélancolique.
Ce caractère de langueur exprimé par les sons et peint
sur le visage de ce bel enfant, l'attendrit. Mon petit ami, lui dit-il,
les airs que vous jouez sont bien touchants, mais ils sont tristes :
n'en savez-vous aucun de ceux qui respirent la joie ? Je ne sais
pas ce que c'est que la joie, répondit Calatis (c'était
le nom du petit berger) ; et je ne sais que les airs que chante
ma mère. - Où est-elle, votre mère ?
- Elle est dans le hameau que vous voyez parmi les saules :
c'est là qu'est notre bergerie. - Et c'est là que
vous êtes né ? - Hélas ! oui, j'y
suis né. - Et que fait votre père ? Est-il laboureur
ou pasteur ? - Ah ! mon père ! il est bien
cruel ! c'est tout ce que je sais de lui. En prononçant
ces mots avec un accent douloureux, l'enfant laissa tomber sa flûte ;
et au moment après apercevant un homme qui descendait de la montagne :
C'est lui, s'écria-t-il avec frayeur, c'est lui, je m'enfuis
vers ma mère. Aussitôt, laissant son troupeau dans la prairie,
il prit sa course vers le hameau.
Platon étonné s'arrêta, et il attendit au passage
ce père dont l'approche effrayait son enfant.
C'était un homme agreste, jeune encore, assez beau, et d'une
taille peu commune : vêtu en bûcheron, la hache sur
l'épaule, le compas et l'équerre pendus à sa ceinture ;
il descendait de la montagne, et suivait le chemin qui mène au
golfe de Catane. En passant auprès du troupeau, il le regarda
l'œil morne, et ralentit son pas, comme pour découvrir le berger
parmi ses moutons : mais l'ayant aperçu qui s'en allait
par le sentier qui menait à la bergerie, il poussa un profond
soupir. Puis s'adressant à l'inconnu : Ce petit berger,
lui dit-il, n'était-il pas ici à garder ce troupeau, lorsque
je traversais la plaine ? Oui, répondit Platon : paisiblement
assis à l'ombre de ce hêtre, il jouait de la flûte,
et moi je l'écoutait. Nous avons eu bientôt fait connaissance ;
et déjà nous causions ensemble d'assez bonne amitié,
quand tout-à-coup il s'est épouvanté comme s'il
avait vu sortir des bois quelque bête farouche ; et il a
quitté son troupeau. - Comme s'il avait vu quelque bête
farouche ! on lui fait donc bien peur de moi ! ) Votre
air un peu sauvage a pu l'intimider : sa frayeur est de celles
dont sans cause, à son âge, on est souvent frappé :
il est si naturel au faible de redouter ce qu'il ne connaît pas ?
Il ne me connaît que trop bien, dit tristement le bûcheron ;
et ce n'est pas ici la première fois qu'il m'évite.
Platon, après avoir engagé l'entretien, s'était
mis au pas de cet homme, il cheminait avec lui. Vous êtes étranger,
lui dit le Sicilien : votre accent, votre habit l'annonce ;
mais vous me semblez bon ; le seriez-vous assez pour vouloir me
rendre un service ? Oui, de tout mon cœur, dit Platon. - Où
demeurez-vous ? - A présent mon séjour est à
Syracuse ; mais je fais dans ces plaines de longues promenades ;
et, pour me rendre utile, j'irais beaucoup plus loin. - Venez donc
me voir à Catane, où je conduis les travaux d'une flotte ;
et si vous voulez m'obliger, revoyez cet enfant ; tâchez,
en causant avec lui, de savoir ce qu'il a dans l'âme, et s'il
ce serait pas possible de ma l'apprivoiser. Je m'intéresse à
lui. Je m'appelle Néandre, autrefois bûcheron dans les
bois de l'Hybla, aujourd'hui constructeur de navires dans cette rade.
Platon, en raisonnant avec lui sur son art, vit qu'en effet l'observation
éclairant la pratique, avait formé en lui ce talent qui
l'avait tiré de la classe des bûcherons. Il lui promit
de l'aller voir : et, poursuivant sa promenade après l'avoir
quitté, il retourna vers le hameau.
Je veux savoir, se dit-il à lui-même, où peuvent
aboutir les deux rencontres que j'ai faites. C'est plus qu'un jeu du
sort, et j'y crois reconnaître quelque bonne intention des dieux :
car, on a beau dire, les dieux ne dédaignent point les cabanes ;
et l'homme est bien follement vain, d'imaginer que quelque chose au
monde soit grand ou petit à leurs yeux. Il vint donc à
la bergerie où l'enfant s'était retiré.
Ah ! le voilà, dit Calatis qui parlait de lui à sa
mère : voyez comme il est bon ! j'avais laissé
tomber ma flûte ; il me l'a ramassée ; il se
donne la peine de me la rapporter. Ne vous étonnez pas, dit Platon
é deux villageoises qu'il trouvait occupées à façonner,
l'une au fuseau, et l'autre la navette une laine aussi douce que la
plus belle soie ; ne vous étonnez pas si je viens m'informer
quelle frayeur a saisi cet enfant, et pas quel accident a été
i troublée cette âme innocente et craintive. Il ne m'en
a dit en fuyant que deux mots qui m'ont affligé. Qu'avez-vous
dit ? mon fils, lui demanda sa mère avec inquiétude.
Et l'enfant répéta les mots qui lui étaient échappés
en parlant de son père.
La jeune femme, baissant les yeux sur le métier où courait
sa navette, rougit et garda le silence. Sa mère qui filait auprès
d'elle, prit la parole. De quoi rougissez-vous, ma fille ? lui
dit-elle. Est-ce donc vous qui avez séduit et abusé une
âme honnête et simple, qui avez surpris sa bonne foi, et
qui l'avez trahie après l'avoir trompée ? Que le
dieux perdent les parjures ; nous ne le sommes pas. Vous fûtent
crédule et trop faible, c'est un malheur, ce n'est pas un crime ;
et l'on est pas toute sa vie condamnée à rougir pour s'être
oublié un moment. Étranger, ajouta la bonne femme, cet
enfant vous en a trop dit, et vous en voyez trop vous-même, pour
qu'il ne reste rien à vous dissimuler.
Cet homme qui sortait des bois, et avec qui je vous ai vu de loin suivre
le chemin de Catane, le connaissez-vous ? - Non, je sais seulement
qu'il préside à la construction d'une flotte, et qu'il
a été bûcheron dans les bois de l'Hybla. - Ne
vous a-t-il rien dit de nous ? - Il m'a parlé de cet enfant.-
Et de sa mère ? - Non, il ne m'a rien dit ; mais je
l'ai vu tristement affecté de la frayeur dont le petit berger
était saisi à son approche. - Ah! l'inhumain ! peut-il
être surpris du sentiment qu'il lui inspire ? Ma mère,
dit la jeune femme, oubliez-vous encore que vous parlez de son père ?
Éloignez-vous, mon fils, retournez à votre troupeau.
Notre malheur n'est pas un secret, poursuivit Mélite (c'était
le nom de la bonne mère) ; il est connu dans nos hameaux ; et
je veux qu'il le soit partout, s'il est possible, pour déshonorer
le trompeur. Bûcheron, comme il vous l'a dit, dans la forêt
voisine, il avait vu ma fille, il s'était pris pour elle d'une
inclination si forte, et qui nous semblait si durable, que nous disions,
mon mari et moi : Si Néosine l'aime comme elle est aimée,
ils seront bien heureux ! ils vieilliront comme nous en s'aimant.
Il ne se passait pas un jour qu'il ne lui donnât quelque signe
de cette perfide amitié : c'était tantôt un
nid de rossignols ou de fauvettes, tantôt une paire de tourterelles
ou de palombes qu'il lui apportait de la forêt ; et du village,
tantôt les fleurs, tantôt les fruits de la saison. La pauvre
enfant était sensible à tant de soins ; et nous, Damète
son père et moi, nous en étions charmés. Néandre
était alors un jeune homme estimé et renommé dans
le canton : bon ouvrier, grand travailleur : personne dans nos
bois ne maniait comme lui la hache ; et dans les ateliers du port
il était souvent consulté. Quel père, quelle mère
ne lui auraient pas donné leur fille ? Leur mariage était
accordé, et il allait être conclu dans le moment que, par
une mort imprévue et presque soudaine, nous perdîmes elle
un bon père, et moi un excellent époux. Ce long deuil
retarda les noces ; et dans cet intervalle, si funeste pour nous,
Néandre, le cruel Néandre fut notre seule consolation.
Avec quelle adresse il abusa de l'abandon où ma douleur laissait
ma fille ! La pauvre enfant croyait voir en lui le plus sensible
et le plus vrai des hommes, un ami et presque un époux, lui laissant
essuyer ses larmes ; et le perfide, profitant de cet oubli de soi-même
où l'on tombe dans les grandes afflictions, se rendait tous les
jours plus familier, plus caressant. Il brûlait, disait-il, d'atteindre
à la fin de ce deuil qui faisait son tourment ; et il appelait
cruauté la pudeur innocente que lui opposait ma fille. Enfin
la pitié, la faiblesse, la bonne foi, l'amour, l'imprudence de
l'âge, lui livrèrent cette innocente ; et il l'abandonna
après l'avoir séduite.
A ces mots Néosine laissant tomber sa tête sur on métier,,
te se couvrant le visage de son voile, ne put retenir ses sanglots :
son voile fut baigné de larmes. J'appris, continua la mère,
qu'il était appelé à la conduite des travaux de
la rade ; et je ne me sentis que de l'indignation pour un homme
à qui la douleur de Néosine prit un tout autre caractère :
elle se crut tombée dans l'humiliation ; et de la honte
elle passa au plus horrible désespoir, lorsqu'elle s'aperçut
qu'elle allait être mère. D'abord un silence effrayant
me déroba la cause du chagrin qui la dévorait? Je ne l'attribuais
qu'à l'amour ; et je donnais à ce cœur tendre et
vivement blessé le temps de guérir. Il n'est pas possible,
ma fille, lui disais-je en tâchant de la consoler, qu'un cœur
aussi bon que le tien garde longtemps de l'amitié pour l'homme
qui en est indigne. C'est à lui d'être malheureux, puisque
c'est lui seul qui est coupable. Elle, sans me répondre, levait
les yeux au ciel, et soupirait en les baissant. Mais ce chagrin, qu'elle
tenait renfermé au fond de son âme, fut servi d'une fièvre
ardente, dont le délire la trahit.
Pauvre enfant, disait-elle dans le fort de l'accès ; ton
père t'abandonne !…… Non, il ne naîtra point, non,
méchant, non, parjure, il ne te devra point la vie… Pour tant
d'amour, tant de mépris ! tant d cruauté ! Non,
cela n'est pas vrai… Non, ma mère, il n'est pas possible… Qu'il
vienne donc, qu'il vienne… Ah ! ma mère ! est-ce vous qui
l'éloignez de la cabane ? oh ! non. Vous m'aimez tant !…
C'est donc lui qui veut que je meure ?…… Eh bien ! l'abîme
de la mer, l'abîme du volcan, tout m'est égal… Mais, mon
enfant !…
Ces funeste paroles, échappées par intervalle, et comme
des éclairs au milieu d'une nuit horrible, m'instruisaient assez
cependant pour voir le précipice sur le bord duquel nous étions.
Je m'armai de courage, je pris soin de ma fille, je lui calmai le sang
par des breuvages salutaires, qu'un vieux berger de ce canton composait
avec des racines dont il connaissait la vertu ; et l'ayant ramenée
enfin à un état de convalescence, ou plutôt de langueur,
je saisis l'un des plus doux momens de nos effusions de tendresse pour
lui faire avouer ce qu'il y aurait de vrai dans ce que j'avais entendu.
Il n'est pas naturel, lui dis-je, que, dans un âme aussi paisible
que la tienne, l'amour seul, un amour indignement trahi, ait fait tant
de ravages ; il y a dans ta douleur quelque autre sentiment caché.
Ta mère est ton amie ; il faut lui ouvrir ton cour. Je crois
déjà savoir que tu as été faible et crédule.
Et moi, dans ma douleur, j'ai été négligeante ,
je n'ai pas assez vu le péril où je t'exposais. Tu vois
que je m'accuse ; imite-moi. Dans ton délire tu croyais
être mère, et tu parlais de ton enfant. Si dans ces paroles,
ma fille, il y avait quelque vérité, tu ne serais impardonnable
que de me le cacher. Parle-moi ; je veux tout savoir ; et
mon amour pour toi te fais un devoir de ne me rien taire. Ah !
ma mère, s'écria-t-elle en se jetant à mes genoux
et en les arrosant de larmes, comment puis-je vous avouer que je suis
indigne de vous ? Laissez-moi me cacher, et laissez-moi mourir
avant de vous déshonorer.
Non, lui dis-je, ma fille, non, ce n'est pas nous que ta faiblesse déshonore.
Elle aura pour excuse la simplicité de ton âme, ta candeur
et ta bonne foi. Tu as cru que les sermens d'un homme, pour être
inviolables, n'avaient pas besoin d'être proférés
devant un autel : ta confiance a été imprudente,
mais elle n'est point criminelle ; et j'espère t'apprendre
à mériter dans ton malheur l'indulgence, l'estime et la
pitié des gens de bien.
Alors son cœur soulagé s'ouvrit, et quand elle m'eut fait sa
confidence entière : Ne perdons pas, ma fille, le courage
et la vertu ; il n'y a rien de honteux, lui dis-je, que le vice ;
et l'âme la plus pure peut être susceptible d'un moment
de fragilité. Il faut ne rien cacher de ta faute et de ton malheur,
dire modestement que tu a été séduite, annoncer
que tu dévoues au saint devoir de mère, allaiter ton enfant,
l'élever ; et, si c'est un fils, lui apprendre à
lui-même quel a été son père, afin qu'il
s'en éloigne, et ne lui ressemble jamais.
C'est là, ma mère, dit Néosine, le seul de vos
conseils auquel je n'aurais point dû céder : mon enfant
aurait assez tôt senti sa disgrâce et la mienne ; et
dans son innocence il aurait mieux valu lui laisser ignorer son père
que de lui apprendre à le haïr. Je ne veux pas qu'il le
haïsse, mais je veux qu'il l'évite, reprit la bonne mère ;
car il serait peut-être encore assez cruel pour nous ravir notre
seule consolation.
Et si lui-même, leur demanda Platon après les avoir entendues,
si lui-même cédant aux mouvements de la nature et au repentir
de l'amour (car l'amour peut encore n'être pas éteint dans
son âme), il venait implorer sa grâce et offrir de tout
réparer ?… Non, dit Néosine, jamais. Il m'a trompée,
il m'a' abandonné, il a voulu mon déshonneur ; il
ne me sera jamais rien.
Platon vit bien que ce ressentiment n'était pas de ceux que la
raison peut attaquer de vive force : l'âme de Néosine,
dans sa résolution, lui avait paru trop affermie ; et, à
l'exemple de la nature, il ne croyait jamais plus sûrement agir
que par des moyens doux et lents.
Le lendemain, au lever de Denis, en parlant de sa promenade : J'ai
entamé, dit-il, une conciliation difficile, mais dont j'espère
venir à bout ; et il lui raconta l'aventure. Si vous voulez,
lui dit Denis, je vous aiderai à réduire le séducteur,
en le faisant mettre à la rame, jusqu'à ce qu'il demande
à épouser celle qu'il a séduite. Si c'est là
de votre éloquence, lui dit Platon, je n'en veux point ;
et Néosine en voudrait encore moins que moi. Vous lui renverriez
un esclave indigne de sa chaîne ; et moi, c'est un époux
charmé de ses liens que j'espère lui ramener.
Il prit le chemin de Catane ; et là, non seulement le constructeur,
mais les pilotes furent étonnés e l'entendre parles en
homme instruit par ses voyages, des imperfections de leur art, et leur
enseigner les moyens de donner au navire, à la rame, à
la voile, plus de mobilité, de force et d'avantage pour maîtriser
l'onde et les vents. Dès ce moment il fut regardé dans
la rade comme un mortel favorisé des dieux : chacun félicitait
Néandre du bonheur d'avoir un hôte.
Dans le dîner qu'il lui donna, Platon en votant l'alliance d'Athènes
avec la Sicile, comme une source de puissance, de gloire et de prospérité
pour l'un et l'autre peuple, charma tous les convives ; et vingt
fois, la coupe à la main, on demanda aux dieux cette heureuse
alliance. Mais, tandis que les urnes versaient abondamment les espérances
et la joie, Néandre lui seul était triste. Le vin attendrissait
son âme, mais il ne la dilatait point. Il écoutait le sage
avec admiration, frappé de ses lumières et de son éloquence ;
mais un air confus et timide se démêlait dans ses regards,
et un sentiment d'amertume corrompait le plaisir qu'il avait à
le posséder. Platon s'en aperçut, il en tira un bon augure ;
et, au sortir de table, ayant pris congé des convives :
Au revoir, lui dit-il, mon hôte ; je retourne vers la prairie
où m'attend le petit berger. - Est-ce que vous l'avez revu ?
- Oui, hier au soir, dans la cabane, avec sa mère ? - Avec
sa mère ? et vous a-t-elle parlé de moi ? - Oui,
à propos de son enfant. - Et que vous en a-t-elle dit ?
- Rien que vous n'eussiez pu entendre. - Oh ! je le crois :
elle est si bonne ! mais sa mère ne l'est pas tant. - Sa
mère est une femme de sens et de courage. - Que faisaient-elles
dans la cabane ? - L'une filait la laine de leurs brebis, et l'autre,
Néosine, en tramait le tissu. - Elle est pleine d'adresse
et de grâce dans son travail, n'est-ce pas ? - Oui,
pleine de grâce, de douceur et de modestie. - Et dans cette
cabane avez-vous vu l'air de l'aisance ? - Rien n'y annonce
la richesse, rien n'y décèle le besoin. - Ah !
quand j'étais moins riche, j'étais bien lus heureux moi-même !
Et l'enfant ? quel air avait-il ? - L'air caressant avec sa
mère. - Il l'aurait avec moi, si on l'avait voulu ;
et l'on a bien mal fait de me le rendre si farouche ! le père
a beau avoir des torts, l'enfant n'en doit pas moins amour et respect
à son père. - Est-ce que vous êtes le père
de cet enfant ? - Oui, je le suis. Ne le saviez-vous pas ?
- Et sa mère est donc votre épouse ? - Non,
et c'est là son crime ; car je lui avait donné ma
foi. Nous allions être unis sans la mort de son père. - Ainsi,
en se donnant à vous, elle comptait sur vos promesses ?
- Vraiment elle y comptait, elle avait raison ; car jusque
là j'avais été le plus honnête homme du monde.
- Et vous avez cessé de l'être ? - Oui,
c'est là ce qui me tourmente. - Vous ne l'aimiez donc pas ?
- Je l'adorais ; je l'aime encore ! - Pourquoi donc
l'avez-vous trompée ? - Ah ! pourquoi ! vous,
mon hôte, qui savez tant de choses, connaissez-vous le cœur humain ?
Savez-vous ce que c'est que la jalousie ? - Oui, je sais que
c'est une triste passion. - Eh bien ! je fus jaloux dès
que je fus heureux. - Vous aviez donc quelque rival ? - Aucun.
- De qui donc étiez-vous jaloux ? - Que sais-je ?
de moi-même : mon propre exemple me fit peur ; je ma
dis que, si elle avait été faible avec moi, il était
possible qu'elle le fût avec un autre. En même temps la
fortune vint m'étourdir, et me faire entendre que je n'étais
plus fait pour prendre une femme dans un hameau. Tout cela l'a tourné
la tête ; et puis, quand je me suis senti malhonnête
et cruel d'avoir délaissé mon enfant, d'avoir abandonné
sa mère, j'ai eu honte d'aller demander mon pardon. L'enfant
me fuit, la mère m'a trop aimé pour ne me point haïr ;
sa mère, à elle, me déteste. Tout cela m'est bien
dû ! mais, mon hôte, si l'on savait ce que j'endure,
et combien surtout, quand je passe auprès de la cabane, quand
je vois mon enfant, quand je songe à sa mère, quand je
crois la voir triste, et si belle et si douce, me reprocher mon crime !…
j'en suis cruellement puni.
Je gage, dit Platon, que, si vous étiez sûr qu'il fût
pardonné, et que Néosine apaisée pût vous
aimer encore comme elle vous aimait… - Ah ! j'irais… mai c'est
là ce qui n'est pas possible ? Pourquoi ? dit Platon,
je n'ai vu dans ses yeux que de la tristesse. - Ils sont beaux
ses yeux ! - Oui, très-beaux, et la pudeur y est encore
peinte. - Ah ! la pudeur ! jamais elle ne l'a perdue.
La pauvre enfant ! son innocence a seule causé son malheur.
Que crains-tu, lui disais-je, en te livrant à mes caresses ?
ne suis-je pas, dès à présent, ton mari ? Ne le
suis-je pas de l'aveu de tes père et mère ? Et puis
des larmes, des soupir, des sermens !… Ah ! parjure !
non, tu ne le méritais pas. n effet, dit Platon, vous avez employé
des séductions bien criminelles ! - Oh, oui !
bien criminelles ! je ne le dis qu'à vous, mon hôte,
mon ami, mon unique consolateur ; j'ai été un perfide,
un ingrat, un infâme, un homme indigne de voir le jour, et pourtant
je suis un bon homme.
Platon qui savait que le vin hâte la confiance et vieillit en
un jour les amitiés les plus nouvelles, savait aussi qu'en grossissant
les traits du caractère, il ne fait que produire au jour le naturel
sans le changer. Il en prit donc plus d'espérance que jamais
de faire de son hôte un bon père et un bon époux.
Laissez-moi, lui dit-il, le soin de solliciter votre grâce. Peut-être
vous rendrai-je le cœur e Néosine. Mais il faut me promettre
que vous ne serez plus jaloux ! - Jaloux ! et d qui le serais-je ?
Depuis son malheur, on ne parle que de sa modestie et que de sa vertu.
Platon le lendemain retourne à la prairie où l'enfant
gardait son troupeau. Comme la connaissance était faite, il s'assit
amicalement près de lu, à l'ombrage du hêtre ;
et dans l'un des silences où sa flûte se reposait :
Si dans ce moment, lui dit-il, l'homme de la montagne, votre père,
venait vers vous, le fuiriez-vous encore ? Oui, dit l'enfant, je
le fuirais. Soyez tranquille, dit Platon ; vous ne le verrez plus,
il sait que son approche fait peur à son enfant. Je ne veux pas,
m'a-t-il dit l'autre jour, lui causer de la peine ; je ne passerai
plus où sera son troupeau ; j'aime mieux tourner la montagne ;
j'aurais été bien aise de le voir, de le caresser ;
on dit qu'il est sage et docile, qu'il aime bien sa mère, qu'il
la rend bien heureuse ; et moi, son père, moi, qui lui ai
donné la vie, moi qui ne lui veux que du bien, je me serais fait
une joie de l'embrasser, de lui donner quelque marque de mon amour.
Mais, puisque son cœur se refuse au mien, et qu'il veut n'avoir point
de père, c'en est fait, il n'en aura plus. Ce n'est pas moi,
dit l'enfant tout ému, ce n'est pas moi qui n'ai pas voulu avoir
un mère, c'est lui qui n'a pas voulu que j'en eusse. Le méchant !
il m'a délaissé. - Eh bien ! tout méchant
qu'il vous semble, je le crois bon. - Pourquoi, s'il était
bon, a-t-il abandonné ma mère ? - Mon petit ami,
quelquefois les bons ont l'air d'être méchans, mais ils
ne le sont pas ; car les méchans se plaisent dans le mal
qu'ils ont fait, au lieu que les bons s'en affligent, et ils sont mécontens
d'eux-mêmes tant qu'ils ne l'ont point réparé. - Non,
jamais un bon cour n'aurait fait ce qu'a fait mon père ;
mon aïeule me l'a bien dit. - Vous a-t-elle appris, votre
aïeule, à respecter les dieux, à les craindre et
à les aimer ? - Oui, tous les jours à mon réveil,
et avant mon sommeil, nous les prions ensemble. - Et, lorsque les
dieux vous négligent, cessez-vous de les adorer ? - Ma
mère dit qu'il ne faut jamais cesser d'implorer leur bonté ;
aussi nos laboureurs ne manquent-ils jamais de couronner d'épis
l'image de Cérès, quand même les épis sont
rares. Et moi, le même jour que le loup m'avait enlevé
l'une de mes brebis, je ne laissai pas de saluer en passant le dieu
Faune, et d'attacher une guirlande au pied de sa statue. Et vous fîtes
bien, dit le sage. Mais en savez-vous la raison ? - Ma mère
me l'a dite : c'est qu'il n'appartient pas aux mortels de se fâcher
contre les dieux, ni de leur demander pourquoi ils ne sont pas favorables.
- Apprenez donc qu'un père est pour vous comme un dieu ;
qu'il faut, même dans ses vigueurs, attendre se bontés,
les demander avec douceur, surtout ne jamais le haïr.
Cet enfant, qui ne manquait pas d'intelligence, entendit ce langage.
Vous m'expliquez, dit-il, pourquoi l'aversion que j'avais pour mon père
me pesait sur le cœur. M'en voilà soulagé ; et, s'il
a la bonté de passer encore par ici, et de vouloir me faire encore
quelque amitié, j'y répondrai ; j'irai même
au devant de lui, si vous voulez bien me conduire. - Non, laissez-moi
vous l'amener, mais jusque là je vous demande le secret. - Oui,
je le garderai. Et quand reviendra-t-il, mon père ? - Dès
demain. - Dès demain ! ah ! j l'attendrai avec
bien de l'impatience.
Je vous ai ménagé, dit Platon à Néandre,
un conciliateur dont vous serez content ; et ils se rendirent ensemble
au bord de la prairie où paissait le troupeau.
Du plus loin que Néandre entendit le son de la flûte du
petit berger, son cœur s'émut, et ses larmes coulèrent.
Il s'avança vers son enfant avec une sorte de honte ; et
celui-ci, de son côté, par l'impression de crainte qui
lui restait dans l'âme, ne venait vers lui qu'en tremblant. Mais
lorsqu'il s'y précipita avec des pleurs et des sanglots de joie
et de tendresse qui lui étouffaient la voix.
Platon en les voyant l'un dans les bras de l'autre : Vous voilà
bien, dit-il. A présent, laissez-moi vous devancer dans la cabane,
et donnez-moi le temps d'y préparer à mon gré les
esprits.
Jeviens, dit-il aux femmes, vous annoncer, je crois, quelque chose d'intéressant.
Sage Mélite, et vous, aimable Néosine, rendez grâces
aux dieux qui m'ont fait découvrir un homme riche et solitaire,
que la fortune a long-temps séduit, mais qui sent qu'elle l'a
trompé en lui promettant le bonheur. Les dons qu'elle lui a faits
sont empoisonnés d'amertume. Il veut les épurer, il veut
les adoucir, en faisant de ses biens un digne et vertueux usage. Il
a vu votre enfant ; il a été charmé de son
bon naturel et de son innocence : il vient vous demander en grâce
que ce bel enfant soit le sien. Il veut, si sa mère y consent,
l'adopter, lui servir de père. Moi ! me priver de mon enfant !
s'écria Néosine ; et qui serait assez cruel pour
me le proposer ? Ce n'est pas son dessein, reprit Platon :
en adoptant le fils, il sollicite encore la faveur d'épouser
la mère. - Il ne serait donc pas mon malheur ? - Il
la sait ; mais il sait aussi que ce ne fut que le malheur de l'innocence,
et que ce n'est plus aujourd'hui que le malheur de la vertu. Non, répliqua-t-elle,
il se peut qu'un homme honnête me le pardonne ; mais il ne
l'oublierait jamais. Je ne veux pas avoir à rougir devant mon
époux. Que l'homme bienfaisant verse ailleurs ses richesses,
notre pauvreté nous suffit.
J'aime cette fierté, ma fille, lui dit sa mère, et comme
toi je l'ai dans l'âme ; mais pense qu'il y va du bonheur
de ton fils. Pense que ce digne étranger ne protégerait
pas un homme assez vil ou assez injuste pour épouser la femme
qu'il n'estimerait pas, ou pour humilier la femme qu'il estime. A ces
raisons elle ajouta tous les motifs de tendresse et d'amour qui pouvaient
engager, décider une mère à se donner pour récompense
à celui qui venait adopter son enfant. De tels événemens,
lui dit-elle enfin, n'arrivent pas sans quelque soin de la bonté
des dieux, et c'est la méconnaître que de s'y refuser.
Ce fut de cette ingratitude envers les dieux, qu'avec toute son éloquence
Platon voulut lui faire sentir l'impiété. Mais elle, après
un long silence : Me voilà, dit-elle, réduite à
prouver à ma mère que je ne suis point dénaturée,
et à cet étranger qu'il ne doit pas m'accuser d'être
impie. Eh bien ! apprenez l'un et l'autre un secret qui devait
me suivre au tombeau ! C'est en moi l'excès du malheur comme
l'excès de la faiblesse ; mais vous m'en arrachez l'aveu.
L'homme injuste, inhumain, parjure, qui m'a trompée, abandonnée…
ô ma mère ! le croiriez-vous ?… je l'aime encore,
et je ne puis aimer que lui.
A peine elle achevait ces mots, on fils entre dans la cabane, et court
se jeter dans ses bras, en s'écriant : Grâce !
pardon ! pardon, ma mère ! au nom du sang qui coule
dans mes veines, au nom de votre amour pour moi ! le ciel me rend
un père, ne le rebutez pas. Au même instant Néandre
fut aux genoux de Néosine. Mélite elle-même, immobile
et muette d'étonnement, n'eut pas la force de se plaindre ;
l'enfant par ses caresses eût adouci des tigres ; aussi dan
un moment, avec un tel médiateur, la réunion fut-elle
consommée ; et ses bras furent les liens dont l'hymen, l'amour
et la foi enchaînèrent les eux époux.
Platon racontant à Denis le succès de ces promenades :
Dix and de règne, lui dit-elle, auront bien de la peine à
vous donner trois jours aussi délicieux que ceux-ci l'ont été
pour moi.
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