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Marmontel**, Contes Moraux
Paris, édition de 1829
Les promenades de Platon en Sicile | 1 | 2 | 3

Seconde partie

Un autre jour, en parcourant les belles campagnes de Léonte, Platon vit au bord du Simète, sur le chemin qui mène au mont Hybla, un jeune enfant qui gardait un troupeau, et qui essayait sur sa petite flûte un air languissant et plaintif. Il s'avança. L'enfant ne parut point effarouché de son approche ; et, en le regardant d'un œil aussi doux que l'étaient ses accens, il continua l'air qu'il avait commencé. Platon l'écoutait en silence ; et, lui, flatté qu'un inconnu prît plaisir à l'entendre, se mit à lui jouer un air non moins mélodieux que le premier, mais encore plus mélancolique.
Ce caractère de langueur exprimé par les sons et peint sur le visage de ce bel enfant, l'attendrit. Mon petit ami, lui dit-il, les airs que vous jouez sont bien touchants, mais ils sont tristes : n'en savez-vous aucun de ceux qui respirent la joie ? Je ne sais pas ce que c'est que la joie, répondit Calatis (c'était le nom du petit berger) ; et je ne sais que les airs que chante ma mère. - Où est-elle, votre mère ? - Elle est dans le hameau que vous voyez parmi les saules : c'est là qu'est notre bergerie. - Et c'est là que vous êtes né ? - Hélas ! oui, j'y suis né. - Et que fait votre père ? Est-il laboureur ou pasteur ? - Ah ! mon père ! il est bien cruel ! c'est tout ce que je sais de lui. En prononçant ces mots avec un accent douloureux, l'enfant laissa tomber sa flûte ; et au moment après apercevant un homme qui descendait de la montagne : C'est lui, s'écria-t-il avec frayeur, c'est lui, je m'enfuis vers ma mère. Aussitôt, laissant son troupeau dans la prairie, il prit sa course vers le hameau.
Platon étonné s'arrêta, et il attendit au passage ce père dont l'approche effrayait son enfant.
C'était un homme agreste, jeune encore, assez beau, et d'une taille peu commune : vêtu en bûcheron, la hache sur l'épaule, le compas et l'équerre pendus à sa ceinture ; il descendait de la montagne, et suivait le chemin qui mène au golfe de Catane. En passant auprès du troupeau, il le regarda l'œil morne, et ralentit son pas, comme pour découvrir le berger parmi ses moutons : mais l'ayant aperçu qui s'en allait par le sentier qui menait à la bergerie, il poussa un profond soupir. Puis s'adressant à l'inconnu : Ce petit berger, lui dit-il, n'était-il pas ici à garder ce troupeau, lorsque je traversais la plaine ? Oui, répondit Platon : paisiblement assis à l'ombre de ce hêtre, il jouait de la flûte, et moi je l'écoutait. Nous avons eu bientôt fait connaissance ; et déjà nous causions ensemble d'assez bonne amitié, quand tout-à-coup il s'est épouvanté comme s'il avait vu sortir des bois quelque bête farouche ; et il a quitté son troupeau. - Comme s'il avait vu quelque bête farouche ! on lui fait donc bien peur de moi ! ) Votre air un peu sauvage a pu l'intimider : sa frayeur est de celles dont sans cause, à son âge, on est souvent frappé : il est si naturel au faible de redouter ce qu'il ne connaît pas ? Il ne me connaît que trop bien, dit tristement le bûcheron ; et ce n'est pas ici la première fois qu'il m'évite.
Platon, après avoir engagé l'entretien, s'était mis au pas de cet homme, il cheminait avec lui. Vous êtes étranger, lui dit le Sicilien : votre accent, votre habit l'annonce ; mais vous me semblez bon ; le seriez-vous assez pour vouloir me rendre un service ? Oui, de tout mon cœur, dit Platon. - Où demeurez-vous ? - A présent mon séjour est à Syracuse ; mais je fais dans ces plaines de longues promenades ; et, pour me rendre utile, j'irais beaucoup plus loin. - Venez donc me voir à Catane, où je conduis les travaux d'une flotte ; et si vous voulez m'obliger, revoyez cet enfant ; tâchez, en causant avec lui, de savoir ce qu'il a dans l'âme, et s'il ce serait pas possible de ma l'apprivoiser. Je m'intéresse à lui. Je m'appelle Néandre, autrefois bûcheron dans les bois de l'Hybla, aujourd'hui constructeur de navires dans cette rade.
Platon, en raisonnant avec lui sur son art, vit qu'en effet l'observation éclairant la pratique, avait formé en lui ce talent qui l'avait tiré de la classe des bûcherons. Il lui promit de l'aller voir : et, poursuivant sa promenade après l'avoir quitté, il retourna vers le hameau.
Je veux savoir, se dit-il à lui-même, où peuvent aboutir les deux rencontres que j'ai faites. C'est plus qu'un jeu du sort, et j'y crois reconnaître quelque bonne intention des dieux : car, on a beau dire, les dieux ne dédaignent point les cabanes ; et l'homme est bien follement vain, d'imaginer que quelque chose au monde soit grand ou petit à leurs yeux. Il vint donc à la bergerie où l'enfant s'était retiré.
Ah ! le voilà, dit Calatis qui parlait de lui à sa mère : voyez comme il est bon ! j'avais laissé tomber ma flûte ; il me l'a ramassée ; il se donne la peine de me la rapporter. Ne vous étonnez pas, dit Platon é deux villageoises qu'il trouvait occupées à façonner, l'une au fuseau, et l'autre la navette une laine aussi douce que la plus belle soie ; ne vous étonnez pas si je viens m'informer quelle frayeur a saisi cet enfant, et pas quel accident a été i troublée cette âme innocente et craintive. Il ne m'en a dit en fuyant que deux mots qui m'ont affligé. Qu'avez-vous dit ? mon fils, lui demanda sa mère avec inquiétude. Et l'enfant répéta les mots qui lui étaient échappés en parlant de son père.
La jeune femme, baissant les yeux sur le métier où courait sa navette, rougit et garda le silence. Sa mère qui filait auprès d'elle, prit la parole. De quoi rougissez-vous, ma fille ? lui dit-elle. Est-ce donc vous qui avez séduit et abusé une âme honnête et simple, qui avez surpris sa bonne foi, et qui l'avez trahie après l'avoir trompée ? Que le dieux perdent les parjures ; nous ne le sommes pas. Vous fûtent crédule et trop faible, c'est un malheur, ce n'est pas un crime ; et l'on est pas toute sa vie condamnée à rougir pour s'être oublié un moment. Étranger, ajouta la bonne femme, cet enfant vous en a trop dit, et vous en voyez trop vous-même, pour qu'il ne reste rien à vous dissimuler.
Cet homme qui sortait des bois, et avec qui je vous ai vu de loin suivre le chemin de Catane, le connaissez-vous ? - Non, je sais seulement qu'il préside à la construction d'une flotte, et qu'il a été bûcheron dans les bois de l'Hybla. - Ne vous a-t-il rien dit de nous ? - Il m'a parlé de cet enfant.- Et de sa mère ? - Non, il ne m'a rien dit ; mais je l'ai vu tristement affecté de la frayeur dont le petit berger était saisi à son approche. - Ah! l'inhumain ! peut-il être surpris du sentiment qu'il lui inspire ? Ma mère, dit la jeune femme, oubliez-vous encore que vous parlez de son père ? Éloignez-vous, mon fils, retournez à votre troupeau.
Notre malheur n'est pas un secret, poursuivit Mélite (c'était le nom de la bonne mère) ; il est connu dans nos hameaux ; et je veux qu'il le soit partout, s'il est possible, pour déshonorer le trompeur. Bûcheron, comme il vous l'a dit, dans la forêt voisine, il avait vu ma fille, il s'était pris pour elle d'une inclination si forte, et qui nous semblait si durable, que nous disions, mon mari et moi : Si Néosine l'aime comme elle est aimée, ils seront bien heureux ! ils vieilliront comme nous en s'aimant.
Il ne se passait pas un jour qu'il ne lui donnât quelque signe de cette perfide amitié : c'était tantôt un nid de rossignols ou de fauvettes, tantôt une paire de tourterelles ou de palombes qu'il lui apportait de la forêt ; et du village, tantôt les fleurs, tantôt les fruits de la saison. La pauvre enfant était sensible à tant de soins ; et nous, Damète son père et moi, nous en étions charmés. Néandre était alors un jeune homme estimé et renommé dans le canton : bon ouvrier, grand travailleur : personne dans nos bois ne maniait comme lui la hache ; et dans les ateliers du port il était souvent consulté. Quel père, quelle mère ne lui auraient pas donné leur fille ? Leur mariage était accordé, et il allait être conclu dans le moment que, par une mort imprévue et presque soudaine, nous perdîmes elle un bon père, et moi un excellent époux. Ce long deuil retarda les noces ; et dans cet intervalle, si funeste pour nous, Néandre, le cruel Néandre fut notre seule consolation. Avec quelle adresse il abusa de l'abandon où ma douleur laissait ma fille ! La pauvre enfant croyait voir en lui le plus sensible et le plus vrai des hommes, un ami et presque un époux, lui laissant essuyer ses larmes ; et le perfide, profitant de cet oubli de soi-même où l'on tombe dans les grandes afflictions, se rendait tous les jours plus familier, plus caressant. Il brûlait, disait-il, d'atteindre à la fin de ce deuil qui faisait son tourment ; et il appelait cruauté la pudeur innocente que lui opposait ma fille. Enfin la pitié, la faiblesse, la bonne foi, l'amour, l'imprudence de l'âge, lui livrèrent cette innocente ; et il l'abandonna après l'avoir séduite.
A ces mots Néosine laissant tomber sa tête sur on métier,, te se couvrant le visage de son voile, ne put retenir ses sanglots : son voile fut baigné de larmes. J'appris, continua la mère, qu'il était appelé à la conduite des travaux de la rade ; et je ne me sentis que de l'indignation pour un homme à qui la douleur de Néosine prit un tout autre caractère : elle se crut tombée dans l'humiliation ; et de la honte elle passa au plus horrible désespoir, lorsqu'elle s'aperçut qu'elle allait être mère. D'abord un silence effrayant me déroba la cause du chagrin qui la dévorait? Je ne l'attribuais qu'à l'amour ; et je donnais à ce cœur tendre et vivement blessé le temps de guérir. Il n'est pas possible, ma fille, lui disais-je en tâchant de la consoler, qu'un cœur aussi bon que le tien garde longtemps de l'amitié pour l'homme qui en est indigne. C'est à lui d'être malheureux, puisque c'est lui seul qui est coupable. Elle, sans me répondre, levait les yeux au ciel, et soupirait en les baissant. Mais ce chagrin, qu'elle tenait renfermé au fond de son âme, fut servi d'une fièvre ardente, dont le délire la trahit.
Pauvre enfant, disait-elle dans le fort de l'accès ; ton père t'abandonne !…… Non, il ne naîtra point, non, méchant, non, parjure, il ne te devra point la vie… Pour tant d'amour, tant de mépris ! tant d cruauté ! Non, cela n'est pas vrai… Non, ma mère, il n'est pas possible… Qu'il vienne donc, qu'il vienne… Ah ! ma mère ! est-ce vous qui l'éloignez de la cabane ? oh ! non. Vous m'aimez tant !… C'est donc lui qui veut que je meure ?…… Eh bien ! l'abîme de la mer, l'abîme du volcan, tout m'est égal… Mais, mon enfant !…
Ces funeste paroles, échappées par intervalle, et comme des éclairs au milieu d'une nuit horrible, m'instruisaient assez cependant pour voir le précipice sur le bord duquel nous étions. Je m'armai de courage, je pris soin de ma fille, je lui calmai le sang par des breuvages salutaires, qu'un vieux berger de ce canton composait avec des racines dont il connaissait la vertu ; et l'ayant ramenée enfin à un état de convalescence, ou plutôt de langueur, je saisis l'un des plus doux momens de nos effusions de tendresse pour lui faire avouer ce qu'il y aurait de vrai dans ce que j'avais entendu.
Il n'est pas naturel, lui dis-je, que, dans un âme aussi paisible que la tienne, l'amour seul, un amour indignement trahi, ait fait tant de ravages ; il y a dans ta douleur quelque autre sentiment caché. Ta mère est ton amie ; il faut lui ouvrir ton cour. Je crois déjà savoir que tu as été faible et crédule. Et moi, dans ma douleur, j'ai été négligeante , je n'ai pas assez vu le péril où je t'exposais. Tu vois que je m'accuse ; imite-moi. Dans ton délire tu croyais être mère, et tu parlais de ton enfant. Si dans ces paroles, ma fille, il y avait quelque vérité, tu ne serais impardonnable que de me le cacher. Parle-moi ; je veux tout savoir ; et mon amour pour toi te fais un devoir de ne me rien taire. Ah ! ma mère, s'écria-t-elle en se jetant à mes genoux et en les arrosant de larmes, comment puis-je vous avouer que je suis indigne de vous ? Laissez-moi me cacher, et laissez-moi mourir avant de vous déshonorer.
Non, lui dis-je, ma fille, non, ce n'est pas nous que ta faiblesse déshonore. Elle aura pour excuse la simplicité de ton âme, ta candeur et ta bonne foi. Tu as cru que les sermens d'un homme, pour être inviolables, n'avaient pas besoin d'être proférés devant un autel : ta confiance a été imprudente, mais elle n'est point criminelle ; et j'espère t'apprendre à mériter dans ton malheur l'indulgence, l'estime et la pitié des gens de bien.
Alors son cœur soulagé s'ouvrit, et quand elle m'eut fait sa confidence entière : Ne perdons pas, ma fille, le courage et la vertu ; il n'y a rien de honteux, lui dis-je, que le vice ; et l'âme la plus pure peut être susceptible d'un moment de fragilité. Il faut ne rien cacher de ta faute et de ton malheur, dire modestement que tu a été séduite, annoncer que tu dévoues au saint devoir de mère, allaiter ton enfant, l'élever ; et, si c'est un fils, lui apprendre à lui-même quel a été son père, afin qu'il s'en éloigne, et ne lui ressemble jamais.
C'est là, ma mère, dit Néosine, le seul de vos conseils auquel je n'aurais point dû céder : mon enfant aurait assez tôt senti sa disgrâce et la mienne ; et dans son innocence il aurait mieux valu lui laisser ignorer son père que de lui apprendre à le haïr. Je ne veux pas qu'il le haïsse, mais je veux qu'il l'évite, reprit la bonne mère ; car il serait peut-être encore assez cruel pour nous ravir notre seule consolation.
Et si lui-même, leur demanda Platon après les avoir entendues, si lui-même cédant aux mouvements de la nature et au repentir de l'amour (car l'amour peut encore n'être pas éteint dans son âme), il venait implorer sa grâce et offrir de tout réparer ?… Non, dit Néosine, jamais. Il m'a trompée, il m'a' abandonné, il a voulu mon déshonneur ; il ne me sera jamais rien.
Platon vit bien que ce ressentiment n'était pas de ceux que la raison peut attaquer de vive force : l'âme de Néosine, dans sa résolution, lui avait paru trop affermie ; et, à l'exemple de la nature, il ne croyait jamais plus sûrement agir que par des moyens doux et lents.
Le lendemain, au lever de Denis, en parlant de sa promenade : J'ai entamé, dit-il, une conciliation difficile, mais dont j'espère venir à bout ; et il lui raconta l'aventure. Si vous voulez, lui dit Denis, je vous aiderai à réduire le séducteur, en le faisant mettre à la rame, jusqu'à ce qu'il demande à épouser celle qu'il a séduite. Si c'est là de votre éloquence, lui dit Platon, je n'en veux point ; et Néosine en voudrait encore moins que moi. Vous lui renverriez un esclave indigne de sa chaîne ; et moi, c'est un époux charmé de ses liens que j'espère lui ramener.
Il prit le chemin de Catane ; et là, non seulement le constructeur, mais les pilotes furent étonnés e l'entendre parles en homme instruit par ses voyages, des imperfections de leur art, et leur enseigner les moyens de donner au navire, à la rame, à la voile, plus de mobilité, de force et d'avantage pour maîtriser l'onde et les vents. Dès ce moment il fut regardé dans la rade comme un mortel favorisé des dieux : chacun félicitait Néandre du bonheur d'avoir un hôte.
Dans le dîner qu'il lui donna, Platon en votant l'alliance d'Athènes avec la Sicile, comme une source de puissance, de gloire et de prospérité pour l'un et l'autre peuple, charma tous les convives ; et vingt fois, la coupe à la main, on demanda aux dieux cette heureuse alliance. Mais, tandis que les urnes versaient abondamment les espérances et la joie, Néandre lui seul était triste. Le vin attendrissait son âme, mais il ne la dilatait point. Il écoutait le sage avec admiration, frappé de ses lumières et de son éloquence ; mais un air confus et timide se démêlait dans ses regards, et un sentiment d'amertume corrompait le plaisir qu'il avait à le posséder. Platon s'en aperçut, il en tira un bon augure ; et, au sortir de table, ayant pris congé des convives : Au revoir, lui dit-il, mon hôte ; je retourne vers la prairie où m'attend le petit berger. - Est-ce que vous l'avez revu ? - Oui, hier au soir, dans la cabane, avec sa mère ? - Avec sa mère ? et vous a-t-elle parlé de moi ? - Oui, à propos de son enfant. - Et que vous en a-t-elle dit ? - Rien que vous n'eussiez pu entendre. - Oh ! je le crois : elle est si bonne ! mais sa mère ne l'est pas tant. - Sa mère est une femme de sens et de courage. - Que faisaient-elles dans la cabane ? - L'une filait la laine de leurs brebis, et l'autre, Néosine, en tramait le tissu. - Elle est pleine d'adresse et de grâce dans son travail, n'est-ce pas ? - Oui, pleine de grâce, de douceur et de modestie. - Et dans cette cabane avez-vous vu l'air de l'aisance ? - Rien n'y annonce la richesse, rien n'y décèle le besoin. - Ah ! quand j'étais moins riche, j'étais bien lus heureux moi-même ! Et l'enfant ? quel air avait-il ? - L'air caressant avec sa mère. - Il l'aurait avec moi, si on l'avait voulu ; et l'on a bien mal fait de me le rendre si farouche ! le père a beau avoir des torts, l'enfant n'en doit pas moins amour et respect à son père. - Est-ce que vous êtes le père de cet enfant ? - Oui, je le suis. Ne le saviez-vous pas ? - Et sa mère est donc votre épouse ? - Non, et c'est là son crime ; car je lui avait donné ma foi. Nous allions être unis sans la mort de son père. - Ainsi, en se donnant à vous, elle comptait sur vos promesses ? - Vraiment elle y comptait, elle avait raison ; car jusque là j'avais été le plus honnête homme du monde. - Et vous avez cessé de l'être ? - Oui, c'est là ce qui me tourmente. - Vous ne l'aimiez donc pas ? - Je l'adorais ; je l'aime encore ! - Pourquoi donc l'avez-vous trompée ? - Ah ! pourquoi ! vous, mon hôte, qui savez tant de choses, connaissez-vous le cœur humain ? Savez-vous ce que c'est que la jalousie ? - Oui, je sais que c'est une triste passion. - Eh bien ! je fus jaloux dès que je fus heureux. - Vous aviez donc quelque rival ? - Aucun. - De qui donc étiez-vous jaloux ? - Que sais-je ? de moi-même : mon propre exemple me fit peur ; je ma dis que, si elle avait été faible avec moi, il était possible qu'elle le fût avec un autre. En même temps la fortune vint m'étourdir, et me faire entendre que je n'étais plus fait pour prendre une femme dans un hameau. Tout cela l'a tourné la tête ; et puis, quand je me suis senti malhonnête et cruel d'avoir délaissé mon enfant, d'avoir abandonné sa mère, j'ai eu honte d'aller demander mon pardon. L'enfant me fuit, la mère m'a trop aimé pour ne me point haïr ; sa mère, à elle, me déteste. Tout cela m'est bien dû ! mais, mon hôte, si l'on savait ce que j'endure, et combien surtout, quand je passe auprès de la cabane, quand je vois mon enfant, quand je songe à sa mère, quand je crois la voir triste, et si belle et si douce, me reprocher mon crime !… j'en suis cruellement puni.
Je gage, dit Platon, que, si vous étiez sûr qu'il fût pardonné, et que Néosine apaisée pût vous aimer encore comme elle vous aimait… - Ah ! j'irais… mai c'est là ce qui n'est pas possible ? Pourquoi ? dit Platon, je n'ai vu dans ses yeux que de la tristesse. - Ils sont beaux ses yeux ! - Oui, très-beaux, et la pudeur y est encore peinte. - Ah ! la pudeur ! jamais elle ne l'a perdue. La pauvre enfant ! son innocence a seule causé son malheur. Que crains-tu, lui disais-je, en te livrant à mes caresses ? ne suis-je pas, dès à présent, ton mari ? Ne le suis-je pas de l'aveu de tes père et mère ? Et puis des larmes, des soupir, des sermens !… Ah ! parjure ! non, tu ne le méritais pas. n effet, dit Platon, vous avez employé des séductions bien criminelles ! - Oh, oui ! bien criminelles ! je ne le dis qu'à vous, mon hôte, mon ami, mon unique consolateur ; j'ai été un perfide, un ingrat, un infâme, un homme indigne de voir le jour, et pourtant je suis un bon homme.
Platon qui savait que le vin hâte la confiance et vieillit en un jour les amitiés les plus nouvelles, savait aussi qu'en grossissant les traits du caractère, il ne fait que produire au jour le naturel sans le changer. Il en prit donc plus d'espérance que jamais de faire de son hôte un bon père et un bon époux. Laissez-moi, lui dit-il, le soin de solliciter votre grâce. Peut-être vous rendrai-je le cœur e Néosine. Mais il faut me promettre que vous ne serez plus jaloux ! - Jaloux ! et d qui le serais-je ? Depuis son malheur, on ne parle que de sa modestie et que de sa vertu.
Platon le lendemain retourne à la prairie où l'enfant gardait son troupeau. Comme la connaissance était faite, il s'assit amicalement près de lu, à l'ombrage du hêtre ; et dans l'un des silences où sa flûte se reposait : Si dans ce moment, lui dit-il, l'homme de la montagne, votre père, venait vers vous, le fuiriez-vous encore ? Oui, dit l'enfant, je le fuirais. Soyez tranquille, dit Platon ; vous ne le verrez plus, il sait que son approche fait peur à son enfant. Je ne veux pas, m'a-t-il dit l'autre jour, lui causer de la peine ; je ne passerai plus où sera son troupeau ; j'aime mieux tourner la montagne ; j'aurais été bien aise de le voir, de le caresser ; on dit qu'il est sage et docile, qu'il aime bien sa mère, qu'il la rend bien heureuse ; et moi, son père, moi, qui lui ai donné la vie, moi qui ne lui veux que du bien, je me serais fait une joie de l'embrasser, de lui donner quelque marque de mon amour. Mais, puisque son cœur se refuse au mien, et qu'il veut n'avoir point de père, c'en est fait, il n'en aura plus. Ce n'est pas moi, dit l'enfant tout ému, ce n'est pas moi qui n'ai pas voulu avoir un mère, c'est lui qui n'a pas voulu que j'en eusse. Le méchant ! il m'a délaissé. - Eh bien ! tout méchant qu'il vous semble, je le crois bon. - Pourquoi, s'il était bon, a-t-il abandonné ma mère ? - Mon petit ami, quelquefois les bons ont l'air d'être méchans, mais ils ne le sont pas ; car les méchans se plaisent dans le mal qu'ils ont fait, au lieu que les bons s'en affligent, et ils sont mécontens d'eux-mêmes tant qu'ils ne l'ont point réparé. - Non, jamais un bon cour n'aurait fait ce qu'a fait mon père ; mon aïeule me l'a bien dit. - Vous a-t-elle appris, votre aïeule, à respecter les dieux, à les craindre et à les aimer ? - Oui, tous les jours à mon réveil, et avant mon sommeil, nous les prions ensemble. - Et, lorsque les dieux vous négligent, cessez-vous de les adorer ? - Ma mère dit qu'il ne faut jamais cesser d'implorer leur bonté ; aussi nos laboureurs ne manquent-ils jamais de couronner d'épis l'image de Cérès, quand même les épis sont rares. Et moi, le même jour que le loup m'avait enlevé l'une de mes brebis, je ne laissai pas de saluer en passant le dieu Faune, et d'attacher une guirlande au pied de sa statue. Et vous fîtes bien, dit le sage. Mais en savez-vous la raison ? - Ma mère me l'a dite : c'est qu'il n'appartient pas aux mortels de se fâcher contre les dieux, ni de leur demander pourquoi ils ne sont pas favorables. - Apprenez donc qu'un père est pour vous comme un dieu ; qu'il faut, même dans ses vigueurs, attendre se bontés, les demander avec douceur, surtout ne jamais le haïr.
Cet enfant, qui ne manquait pas d'intelligence, entendit ce langage. Vous m'expliquez, dit-il, pourquoi l'aversion que j'avais pour mon père me pesait sur le cœur. M'en voilà soulagé ; et, s'il a la bonté de passer encore par ici, et de vouloir me faire encore quelque amitié, j'y répondrai ; j'irai même au devant de lui, si vous voulez bien me conduire. - Non, laissez-moi vous l'amener, mais jusque là je vous demande le secret. - Oui, je le garderai. Et quand reviendra-t-il, mon père ? - Dès demain. - Dès demain ! ah ! j l'attendrai avec bien de l'impatience.
Je vous ai ménagé, dit Platon à Néandre, un conciliateur dont vous serez content ; et ils se rendirent ensemble au bord de la prairie où paissait le troupeau.
Du plus loin que Néandre entendit le son de la flûte du petit berger, son cœur s'émut, et ses larmes coulèrent. Il s'avança vers son enfant avec une sorte de honte ; et celui-ci, de son côté, par l'impression de crainte qui lui restait dans l'âme, ne venait vers lui qu'en tremblant. Mais lorsqu'il s'y précipita avec des pleurs et des sanglots de joie et de tendresse qui lui étouffaient la voix.
Platon en les voyant l'un dans les bras de l'autre : Vous voilà bien, dit-il. A présent, laissez-moi vous devancer dans la cabane, et donnez-moi le temps d'y préparer à mon gré les esprits.
Jeviens, dit-il aux femmes, vous annoncer, je crois, quelque chose d'intéressant. Sage Mélite, et vous, aimable Néosine, rendez grâces aux dieux qui m'ont fait découvrir un homme riche et solitaire, que la fortune a long-temps séduit, mais qui sent qu'elle l'a trompé en lui promettant le bonheur. Les dons qu'elle lui a faits sont empoisonnés d'amertume. Il veut les épurer, il veut les adoucir, en faisant de ses biens un digne et vertueux usage. Il a vu votre enfant ; il a été charmé de son bon naturel et de son innocence : il vient vous demander en grâce que ce bel enfant soit le sien. Il veut, si sa mère y consent, l'adopter, lui servir de père. Moi ! me priver de mon enfant ! s'écria Néosine ; et qui serait assez cruel pour me le proposer ? Ce n'est pas son dessein, reprit Platon : en adoptant le fils, il sollicite encore la faveur d'épouser la mère. - Il ne serait donc pas mon malheur ? - Il la sait ; mais il sait aussi que ce ne fut que le malheur de l'innocence, et que ce n'est plus aujourd'hui que le malheur de la vertu. Non, répliqua-t-elle, il se peut qu'un homme honnête me le pardonne ; mais il ne l'oublierait jamais. Je ne veux pas avoir à rougir devant mon époux. Que l'homme bienfaisant verse ailleurs ses richesses, notre pauvreté nous suffit.
J'aime cette fierté, ma fille, lui dit sa mère, et comme toi je l'ai dans l'âme ; mais pense qu'il y va du bonheur de ton fils. Pense que ce digne étranger ne protégerait pas un homme assez vil ou assez injuste pour épouser la femme qu'il n'estimerait pas, ou pour humilier la femme qu'il estime. A ces raisons elle ajouta tous les motifs de tendresse et d'amour qui pouvaient engager, décider une mère à se donner pour récompense à celui qui venait adopter son enfant. De tels événemens, lui dit-elle enfin, n'arrivent pas sans quelque soin de la bonté des dieux, et c'est la méconnaître que de s'y refuser. Ce fut de cette ingratitude envers les dieux, qu'avec toute son éloquence Platon voulut lui faire sentir l'impiété. Mais elle, après un long silence : Me voilà, dit-elle, réduite à prouver à ma mère que je ne suis point dénaturée, et à cet étranger qu'il ne doit pas m'accuser d'être impie. Eh bien ! apprenez l'un et l'autre un secret qui devait me suivre au tombeau ! C'est en moi l'excès du malheur comme l'excès de la faiblesse ; mais vous m'en arrachez l'aveu. L'homme injuste, inhumain, parjure, qui m'a trompée, abandonnée… ô ma mère ! le croiriez-vous ?… je l'aime encore, et je ne puis aimer que lui.
A peine elle achevait ces mots, on fils entre dans la cabane, et court se jeter dans ses bras, en s'écriant : Grâce ! pardon ! pardon, ma mère ! au nom du sang qui coule dans mes veines, au nom de votre amour pour moi ! le ciel me rend un père, ne le rebutez pas. Au même instant Néandre fut aux genoux de Néosine. Mélite elle-même, immobile et muette d'étonnement, n'eut pas la force de se plaindre ; l'enfant par ses caresses eût adouci des tigres ; aussi dan un moment, avec un tel médiateur, la réunion fut-elle consommée ; et ses bras furent les liens dont l'hymen, l'amour et la foi enchaînèrent les eux époux.
Platon racontant à Denis le succès de ces promenades : Dix and de règne, lui dit-elle, auront bien de la peine à vous donner trois jours aussi délicieux que ceux-ci l'ont été pour moi.

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