D'Alembert, Dialogue 
          entre Descartes et Christine de Suède 
          aux Champs Élysées, 1787 
        
        Christine 
          Ah ! vous voilà, mon cher Descartes ? Que je suis ravie de vous 
          revoir après une si longue absence !  
        Descartes 
          Depuis près d'un siècle que nous sommes ici tous deux, 
          il n'a tenu qu'à vous de nous retrouver beaucoup plus tôt. 
          Mais je ne suis pas surpris que vous m'ayez laissé à l'écart. 
          Vous savez que sur la terre même, les Princes & les Philosophes 
          ne vivent pas beaucoup ensemble ; s'ils se recherchent quelquefois, 
          c'est par le sentiment passager d'un besoin réciproque, les Princes 
          pour s'instruire, les Philosophes pour être protégés, 
          les uns & les autres pour être célebres ; car chez 
          les Rois, & même chez les Sages, la vanité se tait 
          rarement. Mais quand une fois on est arrivé dans le triste & 
          paisible séjour où nous sommes, Rois & Philosophes 
          n'ont plus rien à prétendre, à espérer ni 
          à craindre les uns des autres ; ils se tiennent donc chacun de 
          leur côté ; cela est dans l'ordre.  
        Christine 
          Quelque froideur que vous me fassiez paroître, & quelque indifférence 
          que vous me reprochiez à votre égard, j'ai toujours conservé 
          pour vous des sentimens de reconnaissance & d'estime ; et ces sentimens 
          viennent d'être réveillés par des nouvelles que 
          j'ai à vous apprendre, & qui pourront vous intéresser. 
        Descartes 
          Des nouvelles qui m'intéresseront ! Cela sera difficile. Depuis 
          que je suis ici, j'ai souvent entendu les morts converser entre eux 
          ; ils débitoient ce qui s'est passé sur la terre depuis 
          que je l'ai quitté ; j'ai tant appris de sottises que je suis 
          dégoûté de nouvelles. D'ailleurs comment voulez-vous 
          que je me soucie de ce qui se passe là haut depuis que je n'y 
          suis plus ? J'y prenois bien peu de part quand j'y étois. C'étoit 
          pourtant une grande époque, celle de la fameuse guerre de trente 
          ans, & des célebres négociations qui l'ont suivie 
          ; on faisoit alors les plus grandes & les plus belles actions ; 
          on s'égorgeoit & on se trompoit d'un bout de l'Europe à 
          l'autre ; c'étoit, à ce qu'on dit, le temps des grands 
          Princes, des grands Généraux & des grands Ministres 
          ; je ne prenois part ni à leurs illustres massacres, ni à 
          leurs augustes secrets, & je méditois paisiblement dans ma 
          solitude. 
        Christine 
          Vous n'en faisiez pas mieux ; un Sage comme vous aurait pu être 
          beaucoup plus utile au monde. Au lieu d'être enfermé dans 
          votre poêle au fond de la Nord-Hollande, occupé de Géométrie, 
          de Physique, & quelquefois, soi dit entre nous, d'une Métaphysique 
          assez creuse, vous auriez bien mieux fait d'aller dans les Armées 
          & clans les Cours, & d'y persuader aux hommes d'y vivre en paix. 
        Descartes 
          J'y aurais vraiment été bien reçu ! Persuader aux 
          hommes de ne pas s'égorger, sur-tout quand ils ne savent pas 
          pourquoi ils s'égorgent ! Quand on est réduit à 
          prouver des choses si claires, c'est perdre sa peine que de l'entreprendre. 
          Je me souviens de ce qui arriva, pendant la guerre de Vespasien & 
          de Vitellius, à un certain Philosophe dont parle Tacite; il s'avança 
          entre les deux armées, qui étoient en présence 
          & voulut, par une belle déclamation contre la guerre, leur 
          persuader de mettre bas les armes, & de s'en aller chacune de leur 
          côté. Le Philosophe fut baffoué & roué 
          de coups , & on se battit mieux que jamais. 
        Christine 
          On assure que vous feriez aujourd'hui plus content de l'espèce 
          humaine. Tous les morts qui viennent ici depuis quelque temps, & 
          les Philosophes même qui nous arrivent, conviennent que les esprits 
          s'éclairent, & que la raison fait des progrès. 
        Descartes 
          Si elle en fait, c'est, je crois, bien insensiblement. Il est inconcevable 
          avec quelle lenteur les Nations en corps cheminent vers le bien & 
          vers le vrai. Jettez les yeux sur l'Histoire du Monde, depuis la destruction 
          de l'Empire Romain jusqu'à la renaissance des Lettres en Europe 
          ; vous ferez enragée du degré d'abrutissement où 
          le genre humain a langui pendant douze siècles. 
        Christine 
          Les Peuples cheminent lentement, il est vrai ; mais enfin. ils cheminent, 
          & ils arrivent tôt ou tard. La raison peut se comparer à 
          une montre ; on ne voit point marcher l'aiguille, elle marche cependant, 
          & ce n'est qu'au bout de quelque temps qu'on s'apperçoit 
          du chemin qu'elle a fait ; elle s'arrête à la vérité 
          quelquefois, mais il y a toujours au dedans de la montre un ressort 
          qu'il suffit de mettre en action pour donner du mouvement à l'aiguille. 
        Descartes 
          A la bonne heure ; tout ce que je sais, c'est que de mon temps l'aiguille 
          n'alloit guere ; le ressort même, s'il y en avait un, étoit 
          si relâché que je l'ai cru détruit pour jamais, 
          tant j'ai essuyé de contradictions & de traverses pour avoir 
          voulu enseigner aux hommes quelques vérités de pure spéculation, 
          & qui ne pouvaient troubler la paix des Etats. 
        Christine 
          Ce temps de dégoût & de disgrace est passé pour 
          vous; on vous rend enfin Justice ; on vous rend même les honneurs 
          qui vous sont dûs. 
        Descartes 
          On m'a tourmenté pendant que je pouvois y être sensible 
          ; on me rend des honneurs quand ils ne peuvent plus me toucher ; la 
          persécution a été pour ma personne, & les hommages 
          sont pour mes Manes. Il faut avouer que tout cela est arrangé 
          le mieux du monde pour ma plus grande satisfaction. 
        Christine 
          Heureusement pour l'honneur du genre humain, on ne traite pas toujours 
          avec la même injustice les hommes dont les talents illustrent 
          leur Patrie. Je viens d'apprendre qu'en France même, & dans 
          le moment où je vous parle une Société considérable 
          de Gens de Lettres éleve une Statue au plus célèbre 
          Écrivain de la Nation (I); on ajoute, que des personnes respectables 
          par leur rang & par leurs lumières, tant en France que dans 
          les Pays Etrangers, font à cette louable entreprit l'honneur 
          d'y concourir. 
        Descartes 
          Cela est vrai ; mais savez-vous ce que j'apprends de mon coté 
          ? On dit qu'il se trouve en même temps des hommes qui voudraient 
          bien décrire cet acte de patriotisme, par une raison qu'ils n'osent 
          à la vérité dire tout haut ; c'est que l'homme 
          de génie qui est l'objet de ce monument, aura la satisfaction 
          de le voir & d'en jouir. Ces dispensateurs équitables de 
          la gloire demandent pourquoi on n'érige pas plutôt des 
          Statues à Corneille, à Racine & à Moliere ; 
          & ils le demandent, parce que Corneille, Racine & Moliere sont 
          morts ; ils n'auraient eu garde de faire la question du vivant de ces 
          Grands Hommes, dont le premier est mort pauvre, le second dans la disgrace, 
          & le troisieme presque sans sépulture. 
        Christine 
          On pourrait, ce me semble, repéré représenter l'Envie, 
          égorgeant d'une main un Génie vivant, & de l'autre 
          offrant de l'encens à un Génie qui n'est plus. Mais laissons-là 
          ces hommes si zélés pour honorer le mérite, à 
          condition qu'il n'en saura rien ; & ne parlons que de ce qui vous 
          concerne. Si l'on a eu le tort de vous avoir oublié long-temps, 
          il semble qu'on veuille aujourd'hui réparer cet oubli d'une Manière 
          éclatante. Savez-vous qu'on vous élève actuellement 
          un Mausolée ? 
        Descartes 
          Un Mausolée, à moi ! La France me fait beaucoup d'honneur 
          : mais il me semble si elle m'en jugeait digne, elle aurait pu ne pas 
          attendre cent vingt ans après ma mort. 
        Christine 
          Vous faites vous-même bien l'honneur de la France, mon cher Philosophe, 
          en croyant que c'est elle qui pense à vous élever Un monument. 
          Elle y songera bientôt fans doute, & il s'en offre une belle 
          occasion car on reconstruit actuellement avec la plus grande magnificence 
          l'Église où vos cendres ont été apportées 
          ( I ), & il me semble qu'un monument à l'honneur de Descartes 
          décorerait bien autant cette Église, que de belles orgues 
          ou une belle sonnerie (1). Mais en attendant, on vous érige un 
          Mausolée à Stockolm, dans le pays où vous avez 
          été mourir. C'est à un jeune Prince, qui regne 
          aujourd'hui sur la Suede, que vous avez cette obligation. Je n'ai point 
          eu, comme vous savez, l'ambition de me donner un héritier ; mais 
          que j'aurais été empressé d'en avoir, si j'avais 
          pu espérer que le Ciel m'accordât un tel Prince pour fils 
          ! Je m'interesse vivement à lui par tout ce que j'entends dire 
          de ses lumieres, de ses connoissances, de sa modestie, ou plutôt, 
          & ce qui vaut bien mieux encore, de sa simplicité ; car la 
          modestie est quelquefois hypocrite. & la simplicité ne l'est 
          jamais. 
        Descartes 
          Je ne puis pas dire que je voudrais voir ici ce Prince pour le remercier. 
          J'espere même, pour le bonheur de la Suede, qu'il ne viendra nous 
          trouver de long-temps. Mais je voudrais du moins que ma Nation m'acquittât 
          un peu envers lui. Je fais qu'elle est légere & frivole ; 
          mais au fond elle est sensible & honnête: & si elle n'a 
          rien fait pour moi, ce fera m'en dédommager en quelque sorte, 
          que de se montrer reconnaissante des honneurs que les Etrangers me rendent. 
          Je n'ai ni la vanité d'être ébloui de ces honneurs, 
          ni l'orgueil de les dédaigner ; une ombre a le bonheur ou le 
          malheur de voir les choses comme elles sont. Mais quand je n'aurois 
          rendu d'autre service aux Philosophes, que d'ouvrir la carriere d'où 
          ils tirent les matériaux du grand édifice de la raison, 
          j'aurais, ce me semble, quelque droit au souvenir de la postérité. 
        Christine 
          Quant à moi, je partage bien vivement les obligations que Vous 
          & la France avez en ce moment à la Suede ; car le Mausolée 
          qu'on vous y élève est une dette que j'avais un peu contractée 
          envers vous. 
        Descartes 
          Il est vrai, soit dit sans vous en faire de reproche, qu'après 
          avoir assez bien traité ma personne, vous avez un peu négligé 
          ma cendre. J'étais mort dans votre Palais, d'une fluxion de poitrine 
          que j'avois gagnée à me lever pendant trois mois, en hiver, 
          a cinq heure du matin, pour aller vous donner des leçons. On 
          dit que vous me regrettâtes quelques jours; que vous parlâtes 
          même de me faire construire un tombeau bien magnifique ; mais 
          que bientot vous n'y pensâtes plus. La plupart des Princes sont 
          comme les enfans; ils carressent vivement, & oublient vite. 
          
        Christine 
          J'aurais certainement fait quelque chose pour votre mémoire, 
          si je n'eusse pas abdique la Couronne bientôt après. 
        Descartes 
          Et pourquoi l'avez-vous abdiquée ? Il me semble que vous auriez 
          beaucoup mieux fait de rester sur le Trone de Suede, d'y travailler 
          au bonheur de vos Peuples, d'y protéger les Sciences & la 
          Philosophie, que d'aller traîner une vie inutile au milieu de 
          ces italiens qui vous traitaient assez mal. Avouez que l'envie de paraître 
          singulière, & pour tout dire, un peu de vanité, vous 
          a porté à cette abdication ; vous auriez pensé 
          autrement, si vous eussiez été plus pénétrée 
          du sentiment & de l'amour de la véritable gloire, qui est 
          si différent de la vanité. 
        Christine 
          Je ne voudrais pas répondre que la vanité ne fût 
          entrée dans mon projet, car elle se glisse partout ; & elle 
          est faite pou r tout gâter. Mais j'avois pour abdiquer un motif 
          plus puissant, qui paroîtra peu surprenant à un Philosophe, 
          les dégoûts & l'ennui du Trône. J'avoue cependant 
          que j'aurais dû supporter ces dégoûts & cet ennui 
          par la satisfaction si douce de remplir les devoirs consolans que le 
          Trône impose. Heureusement ce Trône va être occupé 
          par un Prince qui réparera tous mes torts, qui sentira comme 
          moi le poids de la Couronne, mais qui saura la porter. 
        Descartes 
          Vous aviez, ce me semble, un intérêt particulier de ne 
          pas priver les Gens de Lettres de l'asyle & de l'appui qu'ils trouvaient 
          auprès de votre Trone, car assûrément ils n'ont 
          pas été ingrats à votre égard. 
        Christine 
          Il est vrai, & je ne puis me le dissimuler, que si la postérité 
          a conservé pour moi quelque estime, Je la dois au peu que j'ai 
          fait pour les Lettres. On s'en souvient beaucoup plus que de quelques 
          autres actions qui pourraient cependant tenir une place dans mon Histoire 
          ; par exemple de l'influence que j'ai eue dans le Traité de Westphalie. 
          Vous pouvez vous rappeler en effet qu'à l'occasion de ce fameux 
          Traité vous fîtes des Vers en mon honneur. 
        Descartes 
          Oui, je me souviens que je fis d'assez mauvais Vers, & dont même 
          on a pris la peine fort inutile de se moquer depuis ma mort, comme fi 
          ma philosophie y avoit mis quelque prétention, & comme si 
          tous les rimeurs de mon temps, qui se croyaient Poëtes, avaient 
          fait de meilleurs Vers que moi, à l'exception de Corneille. Quoi 
          qu'il en soit, mes Vers sont oubliés, comme l'obligation qu'on 
          vous a d'avoir contribué au grand Traité qui pacifia l'Europe, 
          & qui assura l'Etat de l'Empire. 
        Christine 
          J'avoue qu'on ne m'en fait aucun gré, & à parler franchement 
          on n'est pas injuste. Ce Traité étoit plus l'ouvrage de 
          mes Ministres que le mien. Il n'en est pas de même de la protection 
          que j'ai eu le bonheur d'accorder aux Lettres & à la Philosophie 
          ; c'est une gloire que je ne partage avec personne ; & la reconnoissance 
          de tant d'Ecrivains célebres m'en ont témoignée, 
          m'a fait pardonner plus d'un écart que je me reproche. 
        Descartes 
          Vous n'êtes pas la seule qui ayez éprouvé l'effet 
          de leur reconnoissance ; ils ont aussi presque fait oublier les proscriptions 
          d'Auguste, & les fautes de François Premier. Tôt ou 
          tard les hommes qui pensent & qui écrivent gouvernent l'opinion 
          ; & l'opinion comme vous savez, gouverne le monde. 
        Christine 
          Ne dites pas cela trop haut : car on reprocherait aux Gens de Lettres, 
          à ces hommes qui pensent et qui écrivent, de n'être 
          bons qu'à gâter les Princes. 
        Descartes 
          Le reproche ferait fort injure. Les Princes qu'on a loués d'avoir 
          aimé les lettres, Auguste & François Premier entre 
          autres, sont devenus meilleurs & plus sages, du moment ou ils ont 
          commencé à les aimer. Cela seul prouveroit, s'il était 
          nécessaire, combien les Princes ont intérêt d'être 
          éclairés, pour leur Peuples & pour eux-mêmes.. 
        Christine 
          Mais croyez-vous qu'il en soit des sujets comme des Souverains ; que 
          les Nations aient toujours besoin d'être instruites, & qu'il 
          ne soit pas utile de tenir le Peuple dans l'ignorance, & même 
          de le tromper quelquefois ? 
        Descartes 
          C'est une grande question, & qui demanderait une discussion aussi 
          longue qu'inutile pour nous ; car qu'importe-t-il aux morts de savoir 
          s'il est bon de tromper les vivans ? Pour moi je ne sais s'il peut y 
          avoir des erreurs utiles ; mais s'il y en avait, je crois qu'elles tiendroient 
          la place de vérités plus utile encore. Il est vrai cependant, 
          que pour combattre utilement & sûrement l'erreur & l`ignorance, 
          il faut rarement les heurter de front. Un Philosophe, apparemment mecontent 
          de ses contemporains, disait l'autre jour ici, que s'il revenait sur 
          la terre, & qu'il eût la main pleine de vérité, 
          il ne l'ouvriroit pas pour les en laisser sortir. Mon confrere, lui 
          dis-je, vous avez tort & raison ; il ne faut ni tenir la main fermée, 
          ni l'ouvrir tout à la fois ; il faut ouvrir les doigts l'un après 
          l'autre ; la vérité s'en échappe peu à peu, 
          sans faire courir aucun risque à ceux qui la tiennent, & 
          qui la laissent échapper. 
         
         
              c Textes Rares 
           
         
         
          |