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Bibliotheque de Jules Janin Paul Lacroix, La bibliothèque de Jules Janin, Paris, Librairie des Bibliophiles, 1877
105 x 165 mm, 52 pages
tiré à 520 exemplaires

frontispice à l'eau-forte par Lalauze
Introduction | Frontispice | titre
   

Introduction

HABENT sua fata libelli ! La bibliothèque de Jules Janin va donc être vendue à l'encan et dispersée comme tant d'autres, cette bibliothèque qui, selon la pensée de son créateur, devait se conserver intacte dans un dépôt de l'État, et que la veuve de l'illustre mort, la première intéressée à faire exécuter la volonté du défunt, n'a pas eu le temps ou la force de défendre contre le fatal et inexorable marteau du commissaire-priseur !
Il est dans la destinée des bibliothèques de disparaître tôt ou tard avec leurs possesseurs. Ainsi que les morts, dans la ballade de Goethe, les bibliothèques vont vite. Et la bibliothèque de Jules Janin aura vécu plus qu'elles ne vivent d'ordinaire, car notre pauvre ami a commencé de former la sienne en 1835 ou 1836, et ce n'est qu'au bout de quarante ans que cette bibliothèque va tomber dans la fosse commune des ventes publiques. Je puis dire, de la bibliothèque condamnée à périr, que je l'ai vue naître, que j'ai pris intérêt à son développement assez lent et irrégulier, que j'ai applaudi ensuite à ses progrès, et que j'ai été le confident des intentions, des espérances de son auteur.
C'est donc à moi qu'il appartiendrait, mieux qu'à personne, de prononcer l'oraison funèbre de cette bibliothèque, qui, de même que celles de Soleinne et de Motteley, ces admirables collections qu’on voulait faire éternelles, ne sera bientôt plus qu'un souvenir. Il en restera du moins un bon Catalogue descriptif, rédigé et classé de main de maître, catalogue digne de faire le cénotaphe de la malheureuse bibliothèque de Jules Janin.
Je ne me suis pas senti le courage de rentrer dans le chalet de Passy, où repose encore, pour quelques jours seulement, cette charmante collection de livres, que Jules Janin avait réunie avec tant de soins, ex donis omnium (depuis la reine Amélie et monseigneur le duc d'Aumale jusqu'à mesdames Eugénie Doche et Suzanne Lagier, depuis Guilbert de Pixérécourt et Léopold Double jusqu'à moi, non de minimis curat prætor), et qu'il couvait des yeux avec tant d'amour, en se disant, dans son for intérieur, que, de tous ses ouvrages, ce serait le plus durable. J'aurais éprouvé sans doute un doux et triste plaisir à feuilleter une dernière fois ces beaux livres, que Janin ne touchait pas sans émotion et sans respect ; je me serais pénétré certainement, dans cette visite d'adieu à ses livres favoris, de la douleur qu'il a ressentie lui-même au moment de s'en séparer pour toujours, et peut-être aussi des amers pressentiments qui lui auront rendu cette séparation plus pénible. Janin ne pouvait croire cependant que son vœu suprême ne serait pas réalisé et que sa bibliothèque ne lui survivrait pas plus de deux années. Mais, en mourant le premier, devait-il supposer que cette fidèle et chère compagne de son existence littéraire ne vivrait pas davantage
Il m'a semblé que la bibliothèque de Jules Janin, à l'époque où elle avait si bonne envie de grandir encore et de durer toujours, était assez bien représentée dans une notice improvisée, pour ainsi dire, au milieu des livres de cette bibliothèque et presque sous les yeux du collecteur, qui se réjouissait du bel accueil que je faisais à sa librairie. Il y a de cela cinq années, et je me rappelle encore avec tristesse la joie, la reconnaissance qu'il me témoignait en cette occasion, lorsqu'il lut l'éloge de ses livres, écrit par un de ses plus vieux amis : "Qui aime J. J. aime sa bibliothèque, me disait-il gaîment, car J. J. aime sa bibliothèque comme une compagne des bons et des mauvais jours. C'est là, ajoutait-il en me montrant ses armoires bien garnies, c'est la le but, le couronnement de ma vie littéraire : vitam impendere vero." Et madame Jules Janin étant entrée en ce moment : " Voilà ce qu'il y a de mieux dans ma bibliothèque, s'écria-t-il, c'est mon bibliothécaire. Joseph Quesnel fut le dernier bibliothécaire des de Thou ; Baluze, le bibliothécaire de Colbert ; l'abbé Rive, le bibliothécaire du due de La Vallière. Eh bien ! ma femme remplira sa mission plus fidèlement encore que ces fameux bibliothécaires d'autrefois : elle gardera mes livres quand je ne serai plus là pour les voir et pour en jouir ; elle les gardera, je l'espère, longtemps après moi, et ne les quittera pas sans les avoir mis en condition chez un honnête et digne dépositaire, qui les placera dans quelque monument public, sous les auspices d'un dieu bienfaisant, et qui inscrira sur le frontispice de mon musée
"Ici est l'âme de Jules Janin."
Je me souviendrai sans cesse de ce voeu testamentaire, et je le consacre aujourd'hui par la réimpression textuelle de la notice qui a eu son approbation, et qui était, en 1872, la description abrégée de cette bibliothèque dans laquelle Jules Janin voulait laisser son âme, comme avait fait le licencié Pierre Garcias, en écrivant sur la pierre qui cachait un trésor : Aqui esta encerrada le alma del licenciado Petro Garcias. Depuis 1872, la bibliothèque de Jules Janin a reçu bien peu de nouveaux livres ; elle en a même perdu quelques-uns qui n'étaient pas les moins précieux, car leur illustre possesseur, souffrant sans cesse de la maladie qui devait nous l'enlever, s'occupait moins de sa chère bibliothèque ; il négligeait même de faire relier les volumes de dédicace qui arrivaient encore dans ses mains paralysées par la goutte, et auxquels il tenait le plus. Il était pauvre alors ; sa plume, qui l'avait fait riche pendant sa laborieuse vie littéraire, cessait de répandre ces perles et ces pierreries qui suffisaient à lui assurer l'aurea mediocritas du poëte : par une amère dérision de la fortune, il ne devint millionnaire que la veille de sa mort.
Madame Jules Janin, aussitôt qu'elle eut le malheur de le perdre, songea sérieusement à remplir ses intentions formelles, à publier une édition de ses oeuvres, à sauver sa bibliothèque en la léguant à un corps savant ou à un établissement public. On fit grand bruit de ces pieuses et libérales résolutions, mais il était écrit dans le grand livre des destinées humaines que ces résolutions si vivantes, si éclatantes, si persistantes, seraient bientôt lettre morte. La veuve de Jules Janin est allée rejoindre son regretté mari dans le tombeau où elle l'avait exilé, en quelque sorte, au cimetière d'Évreux, loin de notre Paris, qui était sa vraie, sa seule patrie, et la bibliothèque de Jules Janin va être vendue aux enchères, et les oeuvres complètes de Jules Janin ne seront peut-être jamais recueillies et publiées!
Certes, madame Jules Janin avait à coeur de se faire l'exécutrice testamentaire des volontés de son mari, en assurant le sort de cette bibliothèque qu'il aimait tant, en rassemblant les matériaux de l'édition des oeuvres complètes,, qu'il regardait avec raison comme la récompense de cinquante ans de travaux et de succès littéraires. Janin ne s'était pas fait faute de parler à ses, amis et de cette édition de ses oeuvres complètes, et de la conservation intégrale de sa bibliothèque, aere perennius, comme il disait avec Horace. Moi-même, je lui écrivais, encore bien peu de temps avant sa mort: "Quand vous ferez vos oeuvres complètes, ainsi que nous en avons causé ensemble, rappelez-vous que je possède dans ma bibliothèque tout ce que vous avez sème à pleines mains dans les journaux et dans les recueils collectifs : disjecti membra poetae." Je lui avais dit cordialement, lorsque je dévoilais les mystères de sa bien-aimée bibliothèque urbi et orbi: "C'est moi qui réclame l'honneur d'en faire le catalogue.» Madame Janin savait tout cela, et si tout cela s'est envolé en fumée, accusons-la seulement d'être morte trop tôt, sans avoir prévu qu'elle mourrait si vite.
Elle avait pourtant auprès d'elle deux confidents, deux témoins sincères des idées, des désirs, des projets de l'écrivain et du bibliophile, MM. Piedagnel et A. de la Fizelière, l'un secrétaire dévoué et désintéressé de Jules Janin, l'autre son admirateur assidu et son intime conseiller. Ces deux lettrés eussent été dignes et capables de préparer, sous la, direction de madame Janin, cette édition des oeuvres complètes, à laquelle nous aurions tous contribué de nos efforts et de nos sympathies. M. Alexandre Piedagnel a été oublié le premier ; M. A. de la Fizelière n'a pas obtenu sans difficulté la délicate mission de publier une élégante édition des oeuvres choisies... Dieu fasse que la merveilleuse exécution typographique de cette édition, qui sort des presses amies de M. D. Jouaust, et les jolies eaux-fortes dont elle est ornée, n'empêchent pas plus tard un éditeur d'entreprendre l'édition des oeuvres complètes, en 20 ou 25 volumes in-8° !
Mais la bibliothèque, hélas! la bibliothèque dont je déplore d'avance la perte inévitable, qu'a-t-on fait pour la conserver aux lettrés, aux bibliophiles de l'avenir? Madame Jules Janin avait pensé d'abord à la placer sous la sauvegarde de la Bibliothèque de l'Institut, en la donnant à l'Académie française. L'idée n'était pas plus heureuse que pratique. La condition du don aurait été l'inféodation de la bibliothèque dans un local réservé, dans une sorte de temple qui n'aurait pas eu d'autres dieux que Janin et ses livres. L'Académie française ne se montra pas très-disposée à accepter un legs fondé sur de pareilles exigences, Car, le legs accepté avec ces conditions onéreuses, on aurait pu voir chaque académicien réclamer à son tour, par testament, un culte analogue pour sa mémoire et pour sa bibliothèque. Madame Janin ne recueillit, de son offre généreuse, que des témoignages de gratitude honorables, absolument passifs et inertes, verba et voces, praetereaque nihil.
Force lui fut de chercher fortune ailleurs pour la biblioth
èque de Jules Janin. La ville natale du prince des critiques, la ville de Saint-Étienne, crut avoir des droits à solliciter la succession bibliographique de son glorieux concitoyen. Mais cette bibliothèque toute littéraire, toute pleine des reliques de la jeune école romantique, ne convenait guère au public indigène qu'on voulait lui imposer dans une ville toute industrielle, toute marchande. La fumée des hauts fourneaux eût d'ailleurs noirci bientôt les dorures de ces beaux livres, reliés par Trautz-Bauzonnet, Duru, Capé et Thouvenin. Cette bibliothèque ne contenait qu'un petit nombre d'oeuvres académiques, et l'Académie française l'avait refusée ; elle ne renfermait pas dix volumes de sciences minéralogiques, chimiques et physiques : la ville de Saint-Étienne n'avait donc rien à y voir, et madame Janin dut renoncer à confier aux compatriotes de son cher mari les livres qui avaient fait les délices du maître, delicias domini.
O
ù donc déposer, pour l'immortalité du nom, cette bibliothèque que l'Académie française n'avait pas acceptée et que la ville de Saint-Étienne n'avait pu obtenir? Madame Janin vint à se souvenir de moi et de la Bibliothèque de l’Arsenal ; elle n'eut pas besoin d'y être amenée et encouragée, elle avait sous les yeux mes lettres à Janin, et dans la mémoire un écho de nos entretiens relatifs à ses chers livres.-elle pensa aussi que la Bibliothèque de l’Arsenal ne serait pas un asile à dédaigner pour la gloire de Jules Janin, qui avait fait, pour ainsi dire, sa veillée des armes dans le salon de Charles Nodier, quand il fut armé chevalier de lettres par ce grand maître des élégances de la langue française, par ce grand juge de la littérature contemporaine, arbiter deliciarum, comme était surnommé Pétrone.
Elle m'écrivit à ce sujet, elle eut avec moi plusieurs conférences : tout fut débattu, tout fut décidé. Il fallait à la bibliothèque de Janin un local spécial, approprié à cette destination, et pouvant réunir aux livres et aux autographes les tableaux, statues, médailles, etc., exclusivement relatifs à l'élève, à l'ami de Charles Nodier. On trouva le local, on fit le plan des aménagements nouveaux que commandait l'installation de la Bibliothèque Janinienne. L'architecte était averti, le ministère de l'instruction publique promettait de faire grandement les choses ; la donation de la bibliothèque de Janin à la Bibliothèque de l'Arsenal allait être un fait accompli ..... Tout à coup, madame Janin, dès longtemps menacée d'une fin rapide et douloureuse, tomba malade, au retour d'un voyage à Évreux, où elle avait pris les dispositions testamentaires que l'état de sa santé rendait urgentes. Elle m'avait donné rendez-vous pour me communiquer ces dispositions, mais elle était déjà trop souffrante pour me recevoir. "Tout est en règle, me dit son vieil ami M. Moore (qui est mort si peu de jours après elle) ; madame Janin a fait et complété son testament à Évreux ; elle lègue les livres de son mari, avec une rente perpétuelle, à la Bibliothèque de l'Arsenal, et elle vous charge nominalement d'exécuter ses volontés à cet égard."
Trois mois plus tard, madame Janin succombait à. la terrible maladie, qui n'avait pas atteint son intelligence avant de ruiner son corps, mais qui ne lui permit pas même de voir venir la mort et de s'y préparer. Son testament d'Évreux n'existait plus ou n'avait jamais existé, et son immense fortune revenait de droit à ses héritiers naturels, sans que l'édition des oeuvres complètes de Jules Janin fût promise et assurée pour l'avenir, sans que la bibliothèque eût été mise à l'abri d'une dispersion irréparable. Sic voluere fata... Je crois entendre la voix de Jules Janin citant Virgile, après avoir cité Horace. Avant un mois, il ne restera plus de cette charmante et aimable bibliothèque qu'un bon et correct Catalogue, dû aux soins pieux du savant libraire et bibliophile M. Potier, et l'on se dira tristement que cette bibliothèque, qui n'ajoutera pas plus de 70,000 francs à la riche succession de la famille Huet, aurait été, dans un demi-siècle, le plus curieux monument de la littérature d'une époque où Jules Janin fut l'arbitre du goût, l'oracle de la critique, et le véritable représentant de l'esprit français.

P. L. JACOB, bibliophile.
1er février 1877.