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Préface à la Bibliographie des éditions originales d'auteurs
français de feu M. A. Rochebilière
, A. Claudin, 1892

Le catalogue ne comprend que les livres rares et précieux de l'importante collection d'éditions originales des auteurs français des xviie et xviiie siècles, composant la Bibliothèque de M. Rochebilière, conservateur adjoint à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, décédé le 29 juin dernier.
Antoine Rochebilière, né à Paris le 11 avril 1811, après avoir terminé ses études classiques avec un chanoine de Notre-Dame, entra dans l'atelier de François Girard, pour apprendre la gravure en taille-douce ; il y resta peu de temps, l'amour de la lecture et le démon de la bibliomanie avaient déjà versé dans son esprit la rage ruineuse dont parle Boileau. Celui qui, pendant son enfance, préférait la lecture aux jeux de ses camarades, étant devenu jeune homme, consacra à l'achat de livres tout l'argent dont il pouvait disposer; aussi entra-t-il avec chagrin dans l'atelier de Jean Husson, graveur en timbres et cachets, ami de ses parents. Les familles Rochebilière et Husson étant liées avec le père de Victor Cousin, qui était joaillier au Marché-Neuf, le jeune graveur assistait souvent aux cours du savant professeur de la Sorbonne, dont l'éloquence excitait un si vif enthousiasme parmi la jeunesse des écoles. Ces fréquentes relations avec Victor Cousin développèrent chez M. Rochebilière une véritable passion pour la littérature du siècle de Louis XIV.
Son mariage avec Mlle Husson, artiste de talent, soeur du statuaire distingué qui était grand prix de Rome, ne changea rien aux habitudes de M. Rochebilière. Il continua ses travaux de gravure, mais ce fut avec peu d'ardeur ; ses aspirations l'entraînaient d'un autre côté : il avait beau faire, l'art ne lui offrait rien d'attrayant; une Vocation irrésistible le poussait sans cesse vers les boîtes de bouquinistes et les ventes importantes de livres à la salle Silvestre.
Cette indépendance relative ne suffisait pas à M. Rochebilière : il se trouvait dévoyé ; la carrière artistique ne convenait ni à ses goûts ni à ses aptitudes. Il ne songeait qu'à dire un éternel adieu à son burin, à quitter pour toujours la gravure et à se consacrer exclusivement à ses chers bouquins.
Posséder une édition originale de Rotrou, de Corneille, de Racine, etc., etc., découvrir un exemplaire du Molière de 1682, sans aucun carton, ni retranchement, avec la scène du Pauvre dans son intégrité primitive ; rencontrer l'édition hollandaise de 1664 des Maximes de La Rochefoucauld, à laquelle le savant auteur des Elzevier, M. Willems, a consacré une notice spéciale en 1879 ; collationner avec un soin particulier une nouvelle acquisition, l'éplucher page par page, ligne par ligne, même mot par mot, y remarquer des cartons non signalés par les bibliographes (1), était pour ce type curieux de bibliophile la plus grande jouissance à laquelle il pût aspirer et la plus parfaite des béatitudes.
Les voeux de ce fanatique amateur ne se réalisèrent qu'en 1850, quand il devint employé au Catalogue du département des imprimés de la Bibliothèque Nationale, qu'il quitta, en 1856, pour passer à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, où il ne tarda pas à être nommé bibliothécaire, puis conservateur-adjoint. Ses rêves étaient accomplis ; il avait enfin des occupations appropriées à ses goûts; rien ne le détournerait plus de ses études favorites. Il put alors consacrer tout son temps à des recherches bibliographiques et historiques, et rédiger ces innombrables notes qui offrent tant de documents précieux et inédits pour l'histoire bibliographique d'une partie si notable de notre littérature.
Quel malheur que ses parents, voyant son apathie pour les arts, ne l'aient pas, à la fin de ses études, placé chez un libraire instruit et bibliophile, ou ne l'aient pas fait entrer dans une de nos Bibliothèques publiques? Il y aurait trouvé de rares facilités pour satisfaire ses instincts bibliographiques ; nous aurions un nom de plus à ajouter à la liste des Van Praet, des Barbier, des Brunet, des Quérard, des Didot, des Bourquelot, des Lorenz, etc. M. Rochebilière eût été mieux que tout autre a même d'élever un véritable monument bibliographique en l'honneur du xviie siècle français,. s'il avait su trouver le temps de terminer son catalogue commencé depuis plusieurs années sur les invitations pressantes d'amis dévoués.
Comme la plupart de ses confrères en bibliophilie, M. Rochebilière n'aimait pas à prêter ses livres; cependant quand on s'adressait à lui pour une publication sérieuse, il montrait une rare complaisance, dont l'auteur de cette notice a profité plusieurs fois. S'agissait-il de renseignements bibliographiques et historiques sur le xviie siècle, on trouvait auprès de lui un accueil des plus bienveillants ; il n'épargnait ni son temps ni sa peine, et il se mettait tout entier à la disposition de ses amis. Parmi les nombreuses personnes qu'il a aidées dans leurs travaux, on peut citer Victor Cousin pour ses études sur le grand siècle, Walckenaer pour ses diverses publications, Monmerqué pour son Sévigné, Taschereau pour ses biographies de Corneille et de Molière, surtout Sainte-Beuve, qui, lorsqu'il s'occupait de ses Lundis, avait, presque chaque jour, recours à ses connaissances spéciales, pour éclaircir quelque point douteux.
M. Rochebilière avait commencé tout jeune à bouquiner sur les quais, comme nous l'avons déjà dit ; il était à peine âgé de quinze ans quand il acheta son premier volume. C'était alors l'époque des trouvailles et des bonnes fortunes bibliographiques : on ne songeait guère à former des collections d'éditions originales de nos grands auteurs, et ce n'était pas encore l'usage de publier des réimpressions fidèles et exactes de nos écrivains classiques, en relevant les variantes introduites dans les différentes éditions, comme on l'a fait depuis dans les Grands Écrivains de Hachette et dans les Bibliothèques littéraires sorties des maisons Lemerre, Garnier, Jouaust, etc.
Doué d'un tact et d'une patience à toute épreuve, notre infatigable collectionneur est parvenu à former une bibliothèque unique en son genre : on ne trouverait nulle part ailleurs une suite plus nombreuse des ouvrages de plusieurs écrivains français (2). On se croirait transporté en plein xviie siècle, quand on voit tous ces volumes de Rotrou, Corneille, La Fontaine, Pascal, Molière, Racine, etc., dans leur état primitif et naturel, dans leur première reliure, purs de toute fraude et de toute sophistication. L'aspect du cabinet où ce bibliophile convaincu entassait ses trésors bibliographiques, produisait une certaine impression sur ceux qui ont pu y pénétrer après sa mort. C'était à se croire en pleine Galerie du Palais, au milieu des boutiques des Barbin, des Billaine, des Courbé, des de Luyne, etc.
M. Rochebilière avait une singulière façon de bouquiner : rencontrait-il de nouveaux exemplaires d'ouvrages dont il possédait déjà plusieurs doubles apparents, il n'hésitait pas à les prendre afin de les soumettre à la vérification minutieuse qui lui a fait découvrir tant de tirages avec cartons et changements que l'on avait toujours négligés jusqu'alors et laissés de côté comme des doubles sans valeur (3). L'expérience lui avait appris qu'en fait de vérification de doubles, il faut agir avec beaucoup de soin et de circonspection et qu'on ne doit jamais se fier à l'apparence. Aussi ses collations des plus scrupuleuses eurent-elles parfois des résultats inespérés qui récompensaient son opiniâtre persévérance. Il fut un des premiers à s'apercevoir que les auteurs avaient souvent dû modifier leur rédaction primitive et y introduire des changements importants et caractéristiques, au moyen de cartons, même pendant la mise en vente, comme le démontrent les coups de canif donnés, dans quelques exemplaires devenus rarissimes, par les censeurs du temps, ou par des protecteurs ou des amis, pour indiquer les cartons nécessaires.
Dans ce catalogue descriptif et raisonné, M. Claudin a décrit avec une grande exactitude ces curieuses particularités qui éclairent d'un jour nouveau la science bibliographique. "Désormais, dit-il avec raison dans la première annonce qu'il a fait de cette vente curieuse, il ne suffira plus d'une date pour acquérir une édition originale, il faudra l'examiner avec soin et vérifier dans quel degré l'auteur a corrigé son texte en y introduisant plus ou moins de changements. On comprend quelle variation de prix s'en suivra si l'on a des exemplaires de première émission ayant échappé à la censure volontaire de l'auteur... Nous ne craignons pas de dire que cette vente fera sensation parmi les bibliophiles.

Mai 1882.

ALPH. PAULY, de la Bibliothèque Nationale.

(1) Personne, avant M. Rochebilière, n'avait vu qu'une impression des Caractères de La Bruyère portait, dans le chapitre des grands, le mot ignominie au lieu d'ignorance, qui se trouve dans toutes les autres éditions. On pourrait en dire autant des cartons des Oeuvres posthumes de La Fontaine.
(2) Pour ne parler que de La Rochefoucauld et de La Bruyère, il laisse une série complète des éditions originales avec les cartons et les changements.
(3) C'est ainsi qu'il a pu indiquer neuf états différents de la première édition française des Maximes de La Rochefoucauld, portant tous la date de 1665. 

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