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M. Bouilly, Le portefeuille de la jeunesse..., 1830 :

Musique et danse des Derviches

Entre onze heures et midi les portes du tecké s'ouvrent, et on voit une multitude de pantoufles jaunes, rouges et bleue, se mettre en mouvement au même instant : ce sont les femmes qui vont prendre dans le tecké la place qui leur est destinée. C'est une espèce de tribune réservée, assez semblable à celles qu'occupent les religieuses dans les établissements monastiques. La comparaison est d'autant plus juste que cette tribune est grillée ; mais cela m'empêche pas qu'on ne voie briller à travers les barreaux les yeux vifs et brillants des belles spectatrices comme autant de flambeaux dans une nuit sombre. Les spectateurs de l'autre sexe sont placés sur une estrade circulaire de douze pieds de haut, et assis sans cérémonie sur leurs talons, suivant l'usage de l'Orient. Les Osmanlis sont plus disposés à souffrir la présence des giaours dans le tecké que dans les mosquées ; cependant j'entendis (raconte le voyageur Mac-Farlane) murmurer autour de moi les noms de pesavenks, et j'eus à essuyer l'avertissement manuel d'un seul spectateur, qui me poussa rudement, parce que, fatigué d'être accroupi comme un tailleur, j'avais tendu irrévérencieusement ma jambe vers l'orient. J'ai pensé que, puisque le devoir du philosophe est de respecter les usages des peuples chez lesquels il voyage , on ne trouverait pas extraordinaire que je consignasse ici ce fait. L'orient est l'objet de tous les respects des Turcs, et ils sont aussi scandalisés d'un geste peu respectueux fait dans la direction de l'orient qu'un catholique pourrait l'être si on tournait le fins à l'autel pendant la Cérémonie de sa religion.

J'ai dit que l'intérieur du tecké présentait la forme d'un polygone surmonté d'un faîte d'une architecture chinoise ; l'intérieur présente le même aspect ; le faîte se creuse en dôme , et domine une plate-forme dans laquelle ont lieu tous les exercices religieux ; des colonnes de bois séparent cette arène de l'endroit qu'occupent les spectateurs. Les murailles et les colonnes sont peintes, mais les couleurs sont peu brillantes. On a orné avec plus de soin la partie de l'orient. Les murs présentent plusieurs inscriptions arabes tirées du Coran, elles sont écrites en caractères noirs et les lettres sont d'une très grande dimension.

Un coussin de drap vert pour le supérieur et quelques paillassons d'Egypte composent tout l'ameublement. Le plancher est formé de larges planches de platane, et dans le cercle où les danses ont lieu, il est aussi poli que le verre. Au-dessus de la porte du tecké, en face de la retraite située de la tombe du Prophète et sur la même ligne que la galerie grillée consacrée aux femmes, se trouve une autre galerie, petite et ouverte, qui sert d'orchestre : c'est là que se placent les musiciens et deux ou trois derviches chantants.

Dans la partie supérieure ou orientale du tecké on a pratiqué de grandes fenêtres, à travers lesquelles l'oeil peut examiner ce temple bizarre (car les fidèles seuls ont la permission d'y entrer). Des fenêtres, placées en face des premières, laissent apercevoir le Bosphore couvert de caïques, les mosquées et les minarets de Scutari , le vaste cimetière et les cyprès.

Les cérémonies des derviches danseurs commencèrent ainsi : le supérieur, petit vieillard ridé habillé de vert et porteur d'un petit ruban vert qui s'entrelaçait autour d'un bonnet très élevé, de forme cylindrique, alla prendre sa place sur un coussin, à l'extrémité orientale de la salle. Il tournait le dos au kéabé, et se trouvait placé en face de la porte. Deux ou trois vieux derviches se tenaient à ses côtés, les bras croisés sur la poitrine. Douze ou quinze derviches entrèrent dans le cercle, et se tinrent à une distance égale les uns des autres, les yeux baissés vers la terre, avec une expression de physionomie et une pâleur naturelle ou affectée qui leur donnait un air de morts échappés à la tourbe. A un signe du supérieur, le choeur entonna Allah il Allah, et cette invocation fut suivie d'une courte prière que prononça le supérieur, et à laquelle se joignirent les derviches du cercle qui étaient tous agenouillés, et de temps en temps courbaient la tête jusqu'à terre. Il y avait ensuite un silence court, mais profond ; puis ils commençaient des clients d'une mélodie lente et douce, accompagnés par l'orchestre, composé de tambourins, de petits tambours et de flûtes. Alors les derviches du cercle mettaient de côté leurs manteaux de laine , et défilaient en cadence, un à un, devant le Supérieur, qui était doué de l'immobilité et de la laideur de l'idole d'une pagode chinoise. Lorsqu'ils se trouvaient en face de lui, ils courbaient leur tête jusqu'à terre, puis ils se mettaient à tourner et à retourner sur eux-mêmes, d'abord très lentement et en cadence avec les sons lents et mesurés de la musique, les bras croisés et les mains placées sur les épaules ; mais peu à peu la musique devint plus vive, et rendit des sons éclatants ; les prières arabes des choristes furent de rapides exclamations, et les derviches tournèrent avec une activité nouvelle. Ils n'avaient plus les mains sur leurs épaules ; leurs bras étaient étendus dans toute leur longueur, et dans une position horizontale; leurs larges vêtements tout gonflés s'arrondissaient comme un parapluie ouvert, et pendant quelque temps ils pirouettèrent ainsi dans le cercle, guidés ou plutôt égarés par les notes aiguës et sauvages des instruments orientaux. Le mouvement et la musique leur causaient une sorte d'extase.

Il m'est arrivé de calculer montre en main le temps pendant lequel ils opèrent leurs évolutions. Une fois je les ai vus tourner dix-huit minutes de suite. Le docteur Clarke fait observer avec justesse qu'un semblable mouvement trop prolongé pourrait amener la mort. Et ce qu'il y a de plus remarquable, c'est qu'à un signal donné par les directeurs du ballet, qui ne sont point vus des spectateurs, tous les derviches s'arrêtent au Même instant, comme les différentes roues d'une même machine, et que tous se retrouvent à une distance égale les uns des autres, exactement dans la position où ils étaient en commençant. Il y a quelque chose de merveilleux dans l'effet que produit cette danse des derviches; Moi-même, tranquille spectateur de leurs rapides évolutions, je me sentais étourdi seulement de les regarder; et lorsqu'ils s'arrêtèrent brusquement comme un ressort qui se brise , je manquai de tomber la face contre terre. Après un moment de repos, ils défilèrent encore un à un dans le cercle; et en passant devant le supérieur, qu'ils saluaient toujours aussi profondément, ils recommencèrent leur mouvement de rotation, exactement comme auparavant, d'abord avec lenteur, et puis plus rapidement, comme la corde du cabestan, qui se déroule toujours plus vite à chaque tour de roue. Durant toute cette danse un vieillard à manteau vert, d'un visage pâle et sans expression, tantôt se tenait immobile dans le milieu, tantôt passait lentement et avec une sorte de précision entre chaque danseur, pour régulariser leurs mouvements. Je m'étonnais qu'il parvint à passer ainsi sans être jamais atteint entre des hommes qui tournaient sur eux-mêmes comme des totons, et qui se trouvaient si près les uns des autres, les bras étendus dans toute leur longueur; cependant jamais je ne fus témoin de semblables accidents. Après une halte et quelques minutes de repos ils recommençaient ordinairement une troisième danse, plus rapide, plus désordonnée que les autres ; on entend les mots de Allah il Allah, la illa il Allah, résonner avec plus de force; la mesure de la musique était plus rapide , plus animée; les fûtes rendaient des sons plus perçants, les tambourins et les petits tambours orientaux retentissaient comme des cymbales ; les danseurs tournaient avec une agilité surprenante, et la sueur tombant à larges gouttes de leurs membres inondait le plancher. Les musulmans qui assistaient à ce spectacle semblaient enivrés de plaisir. Ce n'était plus leur calme habituel, leur physionomie immobile; on eût dit qu'ils étaient électrisés. L'union mystérieuse qui existe entre le son et le mouvement opérait sur eux un effet presque magique. Cette maison de bois, peu élevée, paraissait ébranlée par les accords des musiciens, et à la fin il me sembla que le tecké tout entier tournait avec les danseurs. On ne pouvait se défendre d'une vive impression en assistant à ce spectacle. Dans les moments où la danse était le plus animée, je me sentais moi-même livré à un égarement que je ne saurais dépeindre.


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