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Voyage à Beaune

Lettre
De M. l’avocat Piron
** à M. Jehannin, conseiller au Parlement

AU SUJET DE CE QUI LUI ARRIVA À BEAUNE AU MOIS D’AOUT 1717.

A Dijon, le 10 septembre 1717.

MONSIEUR,

Supra dorsum meum fabricarerunt peccatores, et prolongaverunt iniquitatem suam. ( Psal. 128. )

Voilà, en deux mots, le résultat du voyage fatal dont j'eus l'honneur de faire les premiers pas avec vous. Je trouve, parmi mes papiers, une lettre que M. Michel m'écrivit à l'apparition de l'Ode : « Il faut, muse, que tu dégoises; » il finit par ces mots : «Si jamais vous avez à passer par Beaune, n'y passez, mon cher, qu'incognito, et croyez-moi. » Chacun me renouvelait cet avis à mon départ mais on ne petit éviter sa destinée ; rien comme vous vîtes, ne me put retenir. J'ai toujours voulu croire les Beaunois plus scrupuleux sur le chapitre de l'hospitalité, à l'égard surtout d'un enfant d’Apollon.

Je me, suis cru sacré dans toutes les provinces.
Jadis Pierre Arétin fut respecté des princes;
J'espérais d'un sot peuple encor plus de bonté
(Pardonnez, chère épaule à ma crédulité).
Je n'ai pu soupçonner mon ennemi d'un crime
Malgré lui-même, enfin, je l'ai cru magnanime

Tout aura sa place ; il ne faut pas commencer par la péroraison au début. Vous savez ce qui m'arriva jusqu'à notre séparation; rien que d'honorable, rien que d'heureux. Voici le reste : Il n'est pas besoin de vous faire ressouvenir que vous me laissâtes à la Grand'-Justice, vis-à-vis de Chenôve, A peine m'aviez-vous quitté, que je fus accosté du vieux curé de Vougeot. Nous liâmes ensemble un entretien qui me fit passer deux oui trois heures bien vite ; il roula sur les dogmes de la foi,

Et nous jouâmes l'un et l'autre
Un rôle selon notre état
Messire Jean faisait l'apôtre
Et moi je faisais l'apostat..
D'abord la dispute paisible
Se lit raison contre raison;
Mais bientôt on changea de ton,
Et le combat devint terrible.
Je redoublais mes argumens
Dépourvu de raisonnemens,
Notre homme s'enfuit dans la Bible,
Et fait là ses retranchemens.
Je cours après, je viens, j'assiège;
Alors le furieux cafard,
Derrière le sacré rempart,
S'écrie : Indévot! sacrilége!
Des gens au bout de leur latin
L'invective est le privilége,
J'en ris, et toujours plus malin,
Je presse; on capitule enfin.
Ah! le bel apôtre de neige!
Sa voix commençait à baisser,
Et sa foi, déjà confondue,
Paraissait prète à s'éclipser,
Quand j'eus un peu de retenue.
Dieu, que je, crains, m’en fit user;
Car, sans la peur de l'offenser,
Ma foi, sa cause était perdue.

Il commençait véritablement à me demander quartier par un lâche éloge, quand, pour l'honneur de la vérité, je lui démasquai mes sophismes et lui donnai de quoi les faire évaporer, en cas qu'un libertin s'en osât servir à plus mauvaise intention que moi. Nous fîmes la paix ait premier cabaret de Vougeot, et nous nous quittâmes. je ne laissai pas de le regretter ; je restais avec une compagnie taciturne, et sensible aux incommodités du voyage. Vous savez que les courses de nuit sont presque toujours ennuyantes; celle-ci, surtout, avait je ne sais quoi de plus sombre et de plus rebutant que les autres,

Du haut de la voûte azurée,
La maitresse d'Endymion
A peine éclairait d'un rayon
Notre marche mal assurée.
La nuit d'un vaste crêpe enveloppait les cieux;
Tout, jusqu'à la verdure, était noir à nos yeux.
Aucun ruisseau voisin, de son tendre murmure,
N'égayait les tristes passans;
Mille oiseaux de mauvais augure,
De leurs cris aigres et perçans,
Semaient l'effroi dans la nature.
Les présages fâcheux, noirs enfans de la nuit,
Me la rendaient encor plus lugubre et plus noire.
J'eus des pressentimens de je ne sais quel bruit,
Et vous verrez, par ce qui suit,
Si je ne devais pas les croire.

Par surcroît de malheur, n'alla-t-il pas tomber une pluie désespérée! Vous pensez quel vernis cela donna aux horreurs de l'obscurité. Chacun maudissait l'instant où il était sorti de Dijon : moi seul, inébranlable, je gageai,

Contre le ciel et sa fureur,
De conserver ma belle humeur.

En effet, ma gaîté s'obstina si courageusement contre la tempête et les ténèbres, qu'elle tint bon jusqu'à Nuits, où nous nous rafraîchimes : je ne respirais que désordre et remue-ménage. Malheur à qui s'avisait de s'endormir! Pour ranimer mon monde et l'éveiller, je composai cette chanson, sur l'air de Joconde :

A moi, garçon, vite un grand trait?
Verse à toute la bande:
A toi, Pontoise, à toi, Maret,
A ta santé, Deslande.
Pour savourer un jus si bon
Que ce pays nous donne,
Que n'ai-je le col aussi long
Qu'on a l'oreille à Beaune!

Il est des conjonctures où les chansons du Pont.Neuf l'emportent sur celles du Palais-Royal. Chacun voulut savoir la mienne, on la répéta pendant deux heures à gorge déployée, au bout duquel temps la station finit, et nous décampâmes, voulant nous rendre à Beaune un peu de bonne heure. Je fis ces trois dernières lieues un peu moins gaîment que les premières. Mes amours me remontèrent en cervelle, à la barbe de toute ma philosophie; il fallut s'y livrer, je soupirai... je m'éloignai pour être seul... un homme, tel que je l'avais été jusqu'alors, m'aurait fort importuné; la vive image d'un bonheur passé, le ressentiment d'un présent douloureux, la prévoyance de l'avenir indubitablement plus funeste, arrêtaient toutes mes réflexions. Pour en adoucir l'amertume, je m'amusai à composer cette ode élégiaque
...
Revenons à ma narration.
L'aurore, comme dit le merveilleux P. Lemoine, avait chassé la nuit avec un fouet de pourpre, et ouvrait la porte de l'hémisphère avec une clef vermeille,

Quand on aperçut le poulet
Du plus haut clocher de la ville,
Où la parque, un peu trop habile
A pensé couper le filet
Des jours de votre humble valet,

A l'aspect de ce redoutable haras de Silène, mon cœur battit comme celui de l'insensé Régulus, quand, à son retour de Rome, il découvrit les tours de Carthage; mais il n'était plus temps de reculer. Après avoir donc arboré pavillon blanc, c'est-à-dire, après avoir épanoui les couleurs de Dijon sur mon chapeau, et l'avoir enfoncé méchamment sur mon oreille, j'entrai sur les terres ennemies, en me recommandant à la dame de mes pensées. Quoiqu'il ne fût que sept heures, nous trouvâmes les rues déjà pleines de monde.
Me voyant au milieu de ce peuple amassé.,
J'avais l'orgueil et la malice
De me prendre pour un Ulysse
Entrant dans la cour de Circé.


L'air du pays me surprit, il m'échappa deux on trois pensées qui avaient fort le goût du terroir. Comme c'est fête le dimanche à Beaune, aussi-bien qu'ici, je demandai aux passans si l'on y disait des messes le matin. On ne me répondit que par un éclat de rire qui ne me réveilla que pour une autre chute pire que la première. Ma mère,auprès de qui je me rendis, m'ayant dit que j'étais bien hâlé, je lui dis que c'est qu'il avait fait un soleil de diable toute la nuit. Le second éclat de rire que cette bêtise m'attira me fit tenir Sur mes gardes. Je reconnus que le génie abrutissant de Beaune m'avait déjà fait avaler de son air empoisonné. Je sus bien où trouver du Moly; je courus purger mon esprit au logis des Trois- Maures, où je trouvai les médecines si bonnes que j'en pris quinze ou vingt sans les rendre. Ainsi muni d'un déjeûné de trois on quatre heures, je fus à ma toilette, et de là à je ne sais quelle église ; mais du moins sais-je bien que la providence avait pris de si bonnes mesures que, tel qui s'y trouva pour y lorgner, fut obligé d'y prier Dieu.

Non pas qu'il y manquât de femmes,
Tout ci, était plein jusqu'au choeur;
Mais c'est qu'en vérité ces dames
Auraient effrayé Jean-Sans-Peur.
Mes yeux, qui partout galopaient,
N'en rencontraient que d'effroyables;
Et sans le bénitier, où leurs mains se trempaient,
J'aurais cru que c'était des diables.

Je crois qu'elles furent bien scandalisées de la dévotion d'une trentaine de jeunes gens qui les environnaient; on ne les gratifia pas d'une distribution et jamais Dieu n'eut, à des messes d'onze heures et demie, des cœurs moins partagés. N'allez pas là-dessus tirer des conséquences contre le sexe de Beaune; la laideur n'y est pas générale comme la bêtise. On trouve de la fleur et du son dans un sac de farine; mais, ma foi, je pense qu'on l'avait blutée, et que le diable avait emporté la fleur et Dieu le son. En sortant de là, un vieil ami de mon père, averti de mon arrivée, M'emporta chez lui pour y dîner.

Le buffet était prêt, et la nappe était mise;
L'hôte nous régala des mieux.
Surtout je vous dirai qu'à ce repas mes yeux
Furent plus heureux qu'à l'église.
On m'avait mis
Vis-à-vis
D'une pucelle à blonde tresse,
Dont l'air aimable et languissant
Redoublait ce charme innocent
Que nous voyons à la jeunesse.
De ses grands yeux, tendres et mornes,
Il tombait des regards dont la douce pudeur
Eût fait'sortir, sur mon honneur,
Vaine d'un capucin des bornes.
Je me plus devant elle à parler de l'amour;
Je Peignis les douceurs d'une vive tendresse,
D'une rupture, d'un retour,
Et d'une innocente caresse.
Enfin, je mis si bien ces plaisirs dans leur jour
Que j'en vis soupirer ma convive adorable.
Peut-être, disait-elle, en jugeant de mes feux
Par la vivacité de ces portraits heureux:
Ah! qu'il sait bien aimer! Que n'est-il plus aimable!
Je voudrais le rendre amoureux.


Depuis deux heures de séance nous ne songions guère à dire graces, quand tout-à-coup,

Exoritur clamorque virum, clangorque tubarum

Chacun courut de la table aux fenêtres, hors moi, qui, pour voir de plus près, voulus descendre dans la rue : rien ne m'échappa; je puis dire même que je vis une fois plus que les autres. Ce tintamarre agréable annonçait l'ouverture du prix où les chevaliers de dix villes s'acheminaient en bel ordre.
Ceux de Chaumont, comme les étrangers les plus éloignés, avaient le pas. Nos Dijonnais suivaient; ils voulurent, en passant, m'emmener à toute force avec eux, me disant à l'oreille qu'ils M'avaient entendu menacer. Je m'excusai opiniâtrement de les suivre, sous prétexte que j'étais sans épée. Quant aux menaces, je leur dis :
Allez, je tic crains pas leur impuissant courroux,
Et quand je serais seul, je les
bâterais tous.

L'ordre de la marche entraîna ces honnêtes importuns et m'en délivra. Châlon, Chagny, Nuits, Saulieu, Semur et deux autres villes, dont j'oublie le nom, passèrent après. Les chevaliers de Beaune enfin partirent sous la livrée verte. Dès que j'en fuis aperçu, mon nom courut de bouche en bouche, et vola dans les airs. L'on porta, d'un bout à l'autre, la main au cimeterre; en un moment j'en vis briller quarante à mes yeux, dont toutes les pointes se tournèrent de mon côté. Vous me croyez perdu? tant s'en faut. Toutes ces pointes baissées avec l'étendard m'honorèrent d'un salut militaire, qu'au milieu d'un vacarme enragé, je reçus d'un air reconnaissant, le bonnet au poing, et l'index de la main droite sur la bouche en signe de discrétion - et j'aurais sans doute gardé cette promesse, si la jeunesse outrecuidée qui suivait ces bons et loyaux chevaliers n'eût rompu ce traité de paix. Ces rossignols, la plume sur l'oreille et le fusil sur l'épaule, allaient cinq à cinq; et, comme le ruisseau de la rue coulait abondamment, chaque soldat du milieu, pour ne point rompre son rang, marchait dans la posture du colosse de Rhodes. Je ne pus m'empêcher d'en plaisanter avec ceux qui m'entouraient. La superbe infanterie me fit une décharge de regards terribles que je payai d'un ris de mauvais augure ; nous ne nous fîmes pas pour lors d'autre mal. Tout s'écoula, et, le spectacle achevé, le torrent des curieux m'enleva jusqu'aux buttes où s'allait disputer le prix.

Un feuillage agréable, assez bien ajusté,
Formait un long rang de portiques
Servant de face à quantité
De loges frêles et rustiques
Deux longs ais, sous chacune appuyés par deux bouts,
Tremblaient sous le poids des bouteilles;
Et, dansant au son des glougloux,
Des chantres à l'entour y brisaient les oreilles;
Tandis que, sur un noir éloigné de cent pas,
Mars, las d'ensanglanter la Terre,
Et frappant les échos du bruit d'un vain tonnerre,
Signalait à nos yeux l'adresse de son bras.
Cependant, parmi le fracas
Des pots, des verres et des armes,
L'amour qui ne s'endormait pas,
Dans les yeux du beau sexe étalant tous ses charmes,
Livrait au fond des cœurs de terribles combats,
Et semait de vives alarmes.

Il n'est que d'être crotté pour affronter les bourbiers; ma passion ne m'en faisait plus craindre d'autres; je laissais hardiment courir mes yeux de belle en belle. Dans cette occupation, une jeune Beaunoise, sortie de Dijon depuis quinze ou seize mois, et que j'y avais vue l'intime amie de ma cousine, me reconnut et m'arrêta pour me demander comment elle et moi nous nous portions. Sa vue me troubla, toutes mes plaies se rouvrirent; je ne répondis rien à ces questions frivoles.

Sed graviter gemitus imo de pectore ducens,

Je suis trahi, lui dis-je; vous ne voyez plus en moi que le rebut de votre cruelle amie : elle est infidèle elle me tue. Ah! que votre présence me rappelle d'heureux momens, momens perdus pour jamais!
Cette nouvelle l'étonna plus que ma douleur mais ma douleur la toucha plus que cette nouvelle. Je tâchai de goûter les avis obligeans et les consolations qu'elle voulut me donner, sur une perte qui lui déplaisait moins qu'à moi.

Mais mon malheureux coeur chérit son esclavage,
Il ne veut pas qu'on le soulage:
Je ne sais que la mort, trop lente à m'arriver,
Qui puisse en arracher l'image
Qu'un trop fidèle amour a pris soin d'y graver.

Tout se plut à m'accabler. Laissez dire les amans : vous allez voir que je trouvai la plus belle occasion pour aller dans l'autre monde, sans en vouloir profiter. Cette rencontre me donna quelques instans de rêverie, dont les devises environnées de guirlandes me tirèrent. La première que je vis était morte, du moins son corps était bien séparé de son âme ; et voilà, ce me semble, ce qu'on appelle être mort : c'était deux arquebuses en sautoir avec cette légende : Licet divisa, tendunt eodem, entendant par ces mots les différentes troupes de chevaliers qui, quoique divisés, tendaient ait même but. Cette pensée ne s'offre-t-elle pas bien par deux armes croisées, dont l'une porte à l'orient et l'autre à l'occident? Je passais aux autres, quand il fallut m'abandonner à une troupe d'étrangers et d'amis qui m'emportèrent sous les loges pour y boire, vie qui dura jusqu'à cinq ou six heures dit soir, que je quittai pour me trouver à un souper où d'honnêtes gens m'attendaient. En passant par la Grand'-Rue, je vis un âne attaché à des barreaux, je lui ajustai sur l'oreille une touffe de rubans verts (couleur de Beaune), et, le détachant, je lui dis : «Marche aux Buttes.» Les témoins, qui n'étaient point de Beaune, en rirent; mais j'ai su que des gens aux fenêtres en avaient juré vengeance. En attendant, je soupai ce soirlà le mieux du monde.

Avant d'être à la chanson,
Je fatiguai l'échanson.
Pour satisfaire aussi les dames,
Au son dit hautbois nous dansâmes;
Et, pour fermer enfin le divertissement,
Avecque ma mine attristée
Je racontai nonchalamment
Les effets merveilleux de la bague enchantée.


Voilà bien des mouvemens pour une journée précédée d'une nuit assez fatigante; aussi, me dispensai-je d'aller au feu d'artifice qu'on allait tirer aux Buttes, avec une décharge d'artillerie. Après un profond sommeil de sept ou huit heures, je fus réveillé par les instrumens de guerre qui rappelaient les chevaliers au pas. Les plaisirs recommencèrent avec le bruit des armes. A quoi bon vous les spécifier encore ?

Sans un esprit pareil au vôtre,
Puis-je de nouveaux traits dépeindre un second jour
Que je fis couler comme l'autre,
Dans les plaisirs du vin, des jeux et de l'amour?
Sauter, manger, chanter et boire,
Boire, chanter, manger, sauter,
Ressauter, remanger, reboire et rechanter,
Ce fut toujours la même histoire.


Je m'informai du succès du feu d'artifice de la veille auprès de quelques bourgeois, qui me dirent que le bruit du canon avait donné un beau spectacle, et que le feu des serpentins avait brûlé toutes les épitaphes entourées d'irlandes qui ornaient le jeu. Que dites-vous de ce rapport?
Ce jour-là, je fus traité splendidement aux P.P. de l’Oratoire, en considération d'un frère aîné que j'ai chez ces messieurs. Ils m'invitèrent, en sortant, à venir à des thèses qu'ils faisaient soutenir le lendemain à leurs jeunes pensionnaires sur l'histoire des douze Césars. Il me passa un trait de cette histoire par l'esprit, qui me leur fit dire en prose ce que je vais mettre en épigramme au sujet des âneries de la Maison-de-Ville de Beaune, si célèbres par tout le royaume :

Pour consul à Rome autrefois
D'un cheval le sénat fit choix:
Ainsi le rapporte Suétone.
Après un tel événement,
Je ne m'étonne pas que l'on ait vu souvent
Des ânes magistrats à Beaune.

Extrema gaudii luctus occupat. Voici le commencement de mes infortunes. J'en précipiterai le récit, parce qu'il vous chagrinera si vous m'aimez, et qu'il vous ennuiera si je vous suis indifférent. Je m'avisai sur les dix heures du soir, après souper, d'aller à la Comédie. La première et la meilleure scène que j'en eus, fut la réponse d'un Beaunois du bel air, à qui je demandai quelle pièce on jouait : les Fureurs de Scapin, me répondit-il gravement. On m'avait dit, repris-je, que ce serait les Fourberies d'Oreste. A ce mot, qui fut hébreu pour lui, nous entrâmes tous deux, lui sur le théâtre, et moi dans le parterre. J'y fus reconnu d'un troupeau de jeunes bourgeois qui se carraient sur la scène, aussi fiers que quand on les étrille. Ils m'envoyèrent des quolibets tels quels, et je n'y répondis que trop, quand les comédiens qui commencèrent nous firent finir an grand regret des rieurs. Telle chèvre, telle laitue ; c'est-à-dire que la pièce fut jouée selon les spectateurs, pitoyablement. Cependant, comme il y a bien des coups de donnés dans cette farce, elle emporta l'applaudissement général.
Un petit maître de Beaune, de ceux qui m'avaient entrepris avant la pièce, enthousiasmé de la scène du sac, s'écria : Paix donc, là! on n'entend rien. Je lui criai sur le même ton : Parbleu, ce n'est pourtant pas faute d'oreilles. Ce fut là nia condamnation : tous les offensés jurèrent ma perte. La pièce finie, ces braves coururent m'attendre au passage. À peine eus-je le nez à l'air, que me voilà relancé de vingt ou trente épées nues. Je ne pus si bien faire qu'en un moment je ne m'en visse environné. Je n'avais qu'une canne, qu'après un instant de folle résistance je jetai contre terre, pour désarmer cette meute affamée de ma carcasse ; mais quand je vis qu'on ne m'en faisait pas plus de quartier, donnant alors à travers de tous ceux qui se trouvaient devant moi, j'esquivai la moitié des coups, j'essuyai l'autre et je disparus ; vous concevez ce que je veux dire ? Je disparus, c'est-à-dire que mes pieds me mirent à l'abri de cet orage, avec un seul coup de pointe très-léger dans le flanc; minuit sonnait, les rues étaient calmes et désertes, et la lune y donnait à-plomb. Le hic était de regagner mon logis, je le cherchais pas à pas dans l'ombre. Je l'apercevais déjà, et je commençais à rire de mon aventure, quand je vis courir mes gens à moi, flamberge au vent. Il fallut donc fuir encore ou mourir; je tournai gaîment les talons, et j'eus à peine un peu d'avance, que je m'arrêtai pour les complimenter sur leur grand courage et leur aversion pour les duels. Mes discours redoublèrent leur course, leur course redoubla la mienne : je me fis bientôt perdre de vue, et je commençais à respirer; mais :

Admirez avec moi le sort dont la poursuite
Me fait tomber encore au piège que j'évite.

Au détour d'une rue, je me trouve encore bec à bec avec mes chasseurs; s'imaginant alors que je voltigeais autour d'eux pour les braver, ils firent plus d'efforts que jamais pour m'atteindre.

Pour me dérober à la troupe
De ces lâches persécuteurs,
Pégase, autour de mes malheurs,
Que ne me tendais-tu ta croupe!

C'était fait de moi ; je n'espérais plus rien. Poursuivi depuis près d'une heure par une légion d'épées, au travers de rues inconnues qui me remettaient à tout moment au milieu de mes bourreaux, sans armes, en un mot, sans secours, je songeais au libera, et je faisais des réflexions bien laxatives, quand je me vis secouru de la plus jolie main que j'eusse pu choisir. Une jeune demoiselle, regardant par une fenêtre basse, et me voyant fuir à la pointe de tant d'épées, s'écria qu'on allait tuer un homme. Son frère, qui regardait à la fenêtre haute, lui dit d'ouvrir vite; elle le fit, j'entrai, l'on referma, et j'offris visage de bois à mon escouade assassine. Comme j'étais fort abattu, je me laissai mener sans compliment dans une chambre où l'on me fit coucher. Le lendemain matin, cherchant par la maison qui remercier avant d'en sortir, j'entrai dans l'appartement où couchait ma belle libératrice. Au bruit que je fis, elle ouvrit son rideau; j'approchai du lit pour lui témoigner ma reconnaissance. Qu'elle était belle ! je ne sais si le bienfait que j'en venais de recevoir lui prêtait de nouveaux charmes à mes yeux

Mais jamais à ma belle ingrate
Je ne vis un teint si vermeil.
La fraîcheur qu'après lui laisse un profond sommeil
Attendrissait l'éclat de sa peau délicate;
La fine toile de ses draps
Noircissait auprès de ses bras.
Ses yeux bleus et touchans brillaient d'un feu céleste;
Mes regards sur sa gorge égaraient mon esprit,
Qui, se glissant au fond du lit,
Semblait me découvrir le reste.
Belle et rare conjoncture pour un esprit romanesque ! C’était là l’endroit de mettre tout Cyrus en longs complimens. Je les fis les plus précis et les plus énérgiques que je pus ; et, mon adieu fini, je vins à mon auberge, où je trouvai ma mère qui me fit partir sur-le-champ.
Voilà, Monsieur, la fidèle histoire que tout le monde commente ici à sa fantaisie. Mon père me témoigna un mécontentement inflexible. Un petit nombre de bons esprits ne m'en estimèrent pas moins; d'autres plus simples me plaignent, plusieurs me raillent, et la plupart me blâment, quoique, après tout,

Je trouve qu'il est honorable
De me voir haïr dans un lieu
Où l'ânerie est estimable;
Car, comme enfin, sans plaire à Dieu,
Je ne saurais déplaire au diable;
De même, quand vous me chassez,
Illustres habitans de Beaune,
Il me semble que c'est assez
Pour me faire entrer en Sorbonne.

Mes fâcheux supérieurs ne se paient pas de ce raisonnement. Leur mauvaise humeur et mes chagrins finiront quand Dieu voudra. Jusqu'à présent l'un et l'autre m'ont si bien persécuté, que je n'avais pas seulement le courage de vous écrire, C'est-à-dire de me consoler. Je le fais enfin unique plaisir et seule douceur que mon cœur ait goûté depuis quinze ou vingt jours. Il est bien temps que ce plaisir finisse.

Je m'y suis trop abandonné :
Revenez, sombre ennui, c'est assez vous suspendre;
Peut-être vous ai-je donné ;
En tardant trop à vous reprendre.


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