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Julien de la Gravière (Vice-amiral),
Voyage en Chine pendant
les années 1847-1848-1849-1850,
1864
Chapitre VI.
Expédition de Bali.

organisation agricole de Java et la pacification de Sumatra avaient rempli les quinze années qui s'étaient écoulées entre le départ de M. Dubus de Ghisignies et la mort du quatriéme successeur de M. Van den Bosch, M. Merkus. Lorsqu'en 1845, M. Rochussen fut nommé au gouvernement de Batavia, la sollicitude de la Hollande pour ces deux parties importantes de son établissement colonial était déjà moins exclusive. La présence des Anglais sur la côte de Bornéo, leurs tentatives pour établir des relations commerciales avec les habitants de Bali, dont l'attitude altiére semblait un défi permanent porté à l'influence hollandaise, les provocations réitérées de la presse britannique, commençaient à troubler la quiétude dont le gouvernement des Pays-Bas avait joui depuis 1830.
L'administration de M. Rochussen, si l'on étudie attentivement la portée de ses actes, ouvre une période nouvelle dans l'histoire des colonies néerlandaises. C'est l'époque où l'action gouvernementale se raffermit sur tous les points où elle s'était insensiblement relâchée. La Hollande semble alors réagir, par un secret travail d'expansion, contre les tendances envahissantes de l'Angleterre. M. Rochussen n'a point seulement à défendre la prospérité de Java contre les innovations irréfléchies qui la menacent : il lui faut aussi garder de toute atteinte la suprématie morale sur laquelle repose l'avenir de ce magnifique établissement ? l'énergie de ses mesures, les peuples de l'archipel Indien reconnaissent le bras de leurs anciens maîtres. C'est le dernier sceau apposé aux traités de 1814 et de 1824.
Il faut bien le reconnaître, les empiétements successifs qui ont arraché à la Hollande des plaintes si améres n'ont eu, en réalité, pour cause premiére que son défaut de prévoyance. Une politique plus active et plus vigilante eût certainement prévenu, en 1818, l'occupation de Singapore, et jamais les Anglais n'eussent songé à s'établir sur la côte septentrionale de Bornéo, si les possesseurs de Java eussent mis plus d'empressement à donner aux droits qu'ils tenaient de la compagnie des Indes toute l'extension dont ces droits étaient susceptibles ; mais le gouvernement néerlandais avait une entiére confiance dans l'esprit qui semblait avoir dicté le traité de 1824. Il croyait les Anglais résolus à ne plus mêler dans l'archipel Indien les deux dominations, et trouvait plus d'avantage à consolider l'Ïuvre de M. Van den Bosch qu'à s'emparer de territoires déserts ou improductifs. En un mot, la Hollande attendait flegmatiquement de meilleurs jours pour étendre sa domination sur Bornéo, ne doutant pas que cette île tout entiére ne fût destinée à subir le sort des Etats de Sambas et de Baujermassing, puisque l'Angleterre n'avait point fait, en faveur du sultan de Bruni, les réserves qui protégeaient à Sumatra l'indépendance du sultan d'Achem. S'il n'eût fallu craindre que les projets du gouvernement britannique, cette confiance de la Hollande n'eût point été peut-être exagérée : le cabinet de Saint-James devait avoir, depuis 1830, d'autres préoccupations que de grossir le nombre de ses embarras et le chiffre de ses colonies ; mais l'Angleterre nourrit une race d'agents officieux, touristes enthousiastes, qui s'en vont sonder à leurs frais tous les coins du globe, et dont l'ardeur, secondée par les vúux jaloux du commerce britannique ou par la fougue du prosélytisme religieux, a souvent entraîné le gouvernement à sa suite. La premiére tentative qui vint alarmer la Hollande fut le fait d'un de ces esprits aventureux. En 1835, M. Erskine Murray débarqua en armes sur la côte orientale de Bornéo, à l'embouchure de la riviére Kouti. Cet officier fut tué par les indigénes, et son projet périt avec lui. Sur la côte opposée, une entreprise semblable rencontra un meilleur succés. M. Brooke était, comme M. Murray, capitaine au service de la compagnie des Indes. Riche et avide d'émotions, il parcourut, pendant plusieurs années, l'archipel Indien sur un yacht de plaisance. en visitant la partie indépendante de Bornéo, il reconnut dans cette île l'existence d'une race opprimée dont l'affranchissement pouvait servir de base à un plan de colonisation. Cette idée s'empara de son esprit. Il renonça au service militaire, vint s'établir dans les États du sultan de Bruni, et acheta sur les bords de la riviére de Sarawak, au prix d'une rente d'environ 20 000 fr., la propriété perpétuelle de quatre mille hectares de terre. Il ne s'en tint point là ; il voulut devenir rajah de Sarawak, et, au mois d'août 1842, l'intervention de la marine anglaise obligea la cour de Bruni à lui conférer cette dignité. Le misérable despote qui régnait à Bruni avait donné alors toute la mesure de sa faiblesse. On lui imposa la cession au gouvernement de la reine d'un îlot peu important en lui-même, puisqu'il n'avait qu'un mille de large et deux milles de long, mais qui commandait toute la baie de Bruni et la capitale même du sultan. Au mois de juin 1846, l'amiral Cochrane prit possession à main armée de cet îlot, placé comme un bastion sur la route de Singapore à Hong-kong. On n'a point oublié les doléances qui accueillirent cette usurpation en Hollande, et l'ardente convoitise qu'éveillérent en Angleterre les pompeux programmes de M. Brooke.
Au milieu de cette émotion, M. Rochussen courut au plus pressé. Il se h'ta de définir, par un acte administratif, les territoires de Bornéo dont la Hollande, en vertu de traités formels, pouvait réclamer la suzeraineté ou la possession. Le dénombrement des districts entre lesquels furent divisées les résidences de Pontianak, de Sambas et de Barjermassing embrassa plus de cinq cent mille kilométres carrés, et n'en laissa pas deux cent mille aux souverains indépendants. C'était restreindre à tout hasard la part qu'il faudrait peut-être un jour abandonner à une ambition rivale. L'intérieur de l'île fut en même temps exploré par des commissions scientifiques. La Hollande, qui, depuis 1816, s'était contentée, vis-à-vis de Bornéo, d'une suzeraineté dédaigneuse, ne parut avoir, depuis l'occupation de Laboan, aucune autre possession plus à cúur. Cette sollicitude, n'eût-elle été qu'apparente, eût encore eu ses avantages : la Hollande eût ainsi écarté le reproche de mettre en interdit, par ses prétentions, des territoires dont elle ne voulait ni ne pouvait tirer aucun parti ; mais le zéle de M. Rochussen en faveur de Bornéo était réel. Ce fut aux explorations qu'il encouragea que les Indes néerlandaises durent la découverte, ou, du moins, la premiére exploitation sérieuse des mines de houille de Banjermassing, ressource inestimable pour les progrés pacifiques et pour la défense militaire de la colonie. L'occupation de Laboan eut donc cet heureux effet d'obliger la Hollande à porter ses regards et son action administrative jusqu'aux extrémités les plus reculées de son immense empire. L'événement, du reste, ne justifia ni les craintes du peuple hollandais, ni les espérances de la presse britannique. Les Anglais ne trouvérent point dans Bornéo un marché insatiable pour consommer leurs produits et des richesses intarissables pour charger leurs navires (1). Les Hollandais ne furent point inquiétés dans leurs possessions, et le sultan de Bruni lui-même fut maintenu sur son trône. On vit alors le prestige qui avait un instant entouré M. Brooke et son entreprise p'lir insensiblement, puis enfin s'évanouir.
Ce fut surtout dans la question de Bali que M. Rochussen fit preuve à la fois de prudence et d'audace. Il n'ignorait ni les dépenses, ni les périls dans lesquels il allait s'engager : il alla, sans hésitation, au-devant des difficultés de l'avenir. Sur un territoire dont la superficie est d'environ six mille kilométres carrés, l'île de Bali, partagée en neuf principautés distinctes, renferme une population de 7 ou 800 000 'mes. Les Balinais appartiennent à la même race que les habitants de Java. Ils sont cependant plus forts et mieux conformés que les Javanais. Leur regard a plus de vivacité ; leur teint se rapproche davantage de celui des Hindous. On retrouve chez eux l'orgueil héréditaire des castes de l'Inde. Les brahmanes et les wasias de Bali paraissent descendre des premiers colons de la côte de Coromandel ; les satrias perpétuent la race du prince javanais qui, avant la chute de l'empire de Modjopahit, vint fonder à Bali l'État de Klong-Kong. Les souddaras occupent le dernier rang de la hiérarchie nobiliaire ; ils composent la classe des chefs de village. Les Balinais n'ont point la férocité des Maures de Soulou ; ils ont le point d'honneur, l'obéissance fanatique, le mépris de la mort qui distinguent encore aujourd'hui les habitants du Japon. L'influence sacerdotale est prédominante à Bali. La caste des brahmanes a le pas sur la caste des princes. Le roi de Klong-Kong, bien qu'il ne sorte point de cette famille hindoue, est cependant considéré par elle comme le chef héréditaire de la religion. Ce prince est à Bali ce que le daïri était au sein de l'empire japonais, avant que le xo-goun usurp't ses pouvoirs temporels Les autres souverains reconnaissent sa suprématie et lui rendent un hommage superstitieux. L'île de Bali, comme l'a trés-bien fait remarquer un écrivain hollandais, nous montre ce que fut l'île de Java au temps des princes hindous de Padjajaran et de Modjopahit.
Le territoire de Bali est montueux et accidenté. De nombreux ruisseaux descendant des montagnes favorisent dans cette île la fécondité naturelle du sol. Les riziéres y donnent chaque année deux récoltes, et c'est le point de l'archipel Indien où la culture du coton a le mieux réussi. Les femmes de Bali tissent elles-mêmes la plupart des étoffes qui se consomment dans l'île ; les hommes savent tremper et corroyer les lames de leurs kris. Ce n'est donc que pour les armes à feu et pour la poudre à canon que les Balinais sont demeurés les tributaires des fabriques indigénes de Banjermassing ou des importations européennes de Singapore. Les Chinois et les Bouguis, établis sur divers points de la côte, sont les principaux agents de ce commerce ; c'est par leur intervention que les Anglais cherchaient à nouer entre Bali et Singapore des relations plus suivies et plus étendues. Dés l'année 1840, le gouvernement néerlandais avait répondu aux tentatives du commerce britannique par l'établissement d'une factorerie dans l'île de Bali. La Maatschappy, par l'entremise d'un de ses agents, échangeait les étoffes hollandaises ou des produits javanais contre du riz, du coton, de l'écaille de tortue et de l'huile de coco. Les Balinais virent dans la présence de ce résident étranger sur leur territoire, une premiére atteinte portée à leur indépendance. Le prince de Bleling, le plus puissant des rajahs de Bali, prit soin d'attiser les mécontentements populaires. Il multiplia ses achats d'armes et de munitions à Singapore, et se montra Ouvertement hostile à l'influence hollandaise. Cette agitation prématurée obligea le gouverneur de Batavia à mieux préciser les rapports de la Hollande avec les princes de Bali. Le rajah de Bleling consentit à signer un traité, par lequel il se plaçait sous la protection du gouvernement des Pays-Bas ; mais ses menées n'en furent que plus actives, et son attitude n'en devint que plus offensante. Il fallait mettre un terme à cet état de choses. La Hollande ne pouvait tolérer les allures hautaines des souverains de Bali sans s'exposer à perdre la puissance morale qui maintient sous son joug 16 millions de sujets. M. Rochussen accepta la responsabilité d'une expédition qui pouvait tout compromettre, mais dont le succés devait aussi tout sauver.
Le 28 juin 1848, 3000 hommes de troupes réguliéres, sous les ordres du lieutenant-colonel Backer, furent débarqués à l'est du village de Bleling. Ils trouvérent 30 000 Balinais retranchés derriére de grossiéres redoutes formées par deux rangées de troncs d'arbres, dont l'intervalle était rempli de pierres et de claies de bambous. Soixante canons de bronze occupaient les embrasures ménagées dans les retranchements épais de deux ou trois métres, élevées de six ou sept au-dessus du niveau du sol. Ce ne fut point sans de grands sacrifices que les Hollandais réussirent à enlever cette premiére ligne de défense ; mais, une fois maîtres de la plage, ils n'éprouvérent plus de résistance. Les Balinais s'enfuirent jusqu'à Singa-Radja, capitale de l'état de Bleling, située à trois milles dans les terres. Les Hollandais y entrérent avec eux, et l'incendie dévora en quelques heures cette ville de bambous. Le rajah s'était réfugié dans les montagnes ; il signa un nouveau traité, et contracta l'engagement de payer les frais de la guerre. Les autres princes reconnurent, comme lui, la souveraineté de la Hollande, et firent acte de soumission. Un fort armé de huit canons fut élevé sur la plage de Bleling, et le résident de Besouki fut chargé de remplir auprés des souverains de Bali le rôle de commissaire du gouvernement néerlandais.

Dix-huit mois s'étaient à peines écoulés, qu'une nouvelle expédition était devenue nécessaire. Les princes de Klong-Kong, de Karang-Assam et de Bleling, unis cette fois dans leurs projets de résistance, avaient soulevé contre les Hollandais toute la population balinaise. Le fanatisme religieux prêtait de nouvelles forces au sentiment de la nationalité. Les Balinais avaient détruit eux-mêmes le village de Bleling et la résidence de Singa Radja. Cétait au milieu de leurs montagnes, à Djaga-Raga, dans une position fortifiée avec le plus grand soin, qu'ils avaient résolu d'attendre l'armée hollandaise. Le 9 juin 1848, cette armée se mit en marche, sous le commandement du général Van der Wick. Arrivée sur le plateau de Djaga-Raga, elle reconnut tous les avantages de la position qu'avaient choisie les princes balinais. Un combat acharné s'engagea entre les Hollandais et les insulaires, retranchés au milieu de ravins presque inaccessibles. Les Hollandais durent enfin céder au nombre, surtout à la fatigue et à la soif dévorante qu'on n'avait aucun moyen d'étancher. L'armée hollandaise comptait deux cent quarante-six morts ou blessés, dont quatre officiers européens, quand le général Van der Wick donna le signal de la retraite.
M. Rochussen soutint avec fermeté ce f'cheux revers, et sa contenance assurée en atténua l'effet. La saison était trop avancée pour qu'il pût donner immédiatement le signal d'une troisiéme campagne ; mais il en commença, sans perdre un instant, les préparatifs. Les Javanais savaient déjà que les Hollandais n'étaient point invincibles. Plus d'une fois, sous leurs yeux, les habitants des provinces de Kedou et de Djokjokarta avaient surpris et dispersé les troupes envoyées contre Dipo-Negoro. Ce qu'ils n'avaient jamais vu, c'était un échec qui eût découragé la Hollande ; voilà ce qu'il importait de ne point leur montrer.
L'armée des Indes se composait de seize mille hommes environ' parmi lesquels on ne comptait que quatre mille Européens. Dans les circonstances ordinaires, sept mille hommes gardaient l'île de Java ; six mille étaient employés à contenir les populations turbulentes de Sumatra et de Banca ; le reste de l'armée était dispersé dans les autres possessions de l'archipel. En présence des complications que pouvaient amener les révolutions européennes de 1848, ces troupes étaient à peine suffisantes pour assurer la sécurité du vaste territoire qu'elles étaient chargées de défendre. Aussi, à la premiére nouvelle de l'échec de Bali, le gouvernement hollandais avait-il fait partir des renforts considérables pour les Indes. Vers la fin du mois de février 1849, une flotte de soixante voiles et de sept navires à vapeur, réunie à Batavia et à Samarang, était prête à conduire sur la côte de Bleling cinq mille soldats, trois cents coulis affectés au transport des vivres et des munitions, deux obusiers, huit mortiers et deux batteries de campagne ; il ne restait plus qu'à faire choix d'un général. L'armée des Indes ne manquait pas de braves officiers. Trente-trois années de guerre avaient fondé plus d'une renommée éclatante. Il en était une cependant devant laquelle toutes les autres semblaient disposées à s'incliner, et à laquelle l'opinion publique déférait d'avance le commandement. Le général Michiels était arrivé à Batavia en 1816. Depuis cette époque, il avait pris part à tous les combats qui s'étaient livrés dans les Indes, et avait conquis ses grades l'un aprés l'autre sur le champ de bataille.
La guerre de Java l'avait fait major ; celle de Sumatra le fit général. Ce fut sur ce dernier thé'tre que grandit sa réputation. Pendant plus de quinze ans, il avait à peine connu un instant de repos. Intrépide, aventureux, doué du double génie de la guerre et de l'organisation, il avait su entraîner à sa suite les gouverneurs généraux effrayés et la diplomatie hésitante. Les soldats l'adoraient, et les Malais qui le trouvaient partout à la tête des troupes, soit qu'il fallût protéger les frontiéres des possessions hollandaises, ou forcer dans leurs derniéres retraites les bandits de l'intérieur, les Malais lui avaient donné le surnom de kornel madjang (le colonel au cúur de tigre)(1). M. Rochussen le fit venir de Padang, où il s'occupait d'organiser les provinces que son épée avait conquises, et lui confia le soin de venger l'honneur des armes néerlandaises.

Les huit États de Bali coalisés contre la Hollande pouvaient mettre sur pied quatre ou cinq mille fusils et plus de quatre-vingt mille lances ; mais, incertains du point sur lequel serait dirigée la premiére attaque, ils n'avaient rassemblé que quinze ou vingt mille hommes à Djaga-Raga. Ce fut là que le général Michiels résolut de porter les premiers coups. Cette position, devant laquelle avaient échoué l'année précédente tous les efforts des troupes hollandaises, avait été rendue, par les soins du chef de la ligue balinaise, le gousti (2) Djilantik, régent de Bleling, plus redoutable encore. Des bastions et des retranchements percés de meurtriéres, garnis de canons et de pierriers, précédés de chausse-trappes, ou protégés par des haies de bambou épineux, s'étendaient, sur un développement de plus d'un kilométre, entre deux ravins au fond desquels coulaient le Sangsit et le Bounkoulan. Le général Michiels partagea ses troupes en deux colonnes. Avec la colonne principale, il marcha droit à l'ennemi. Il chargea un brave officier, le lieutenant-colonel de Brauw. de tourner la position qu'il allait attaquer de front Le 15 avril 1849, dés six heures du matin, les deux divisions de l'armée hollandaise se mettent en marche ; à sept heures elles s'étaient perdues de vue. Le général Michiels arrive, sans avoir été inquiété, en face des ouvrages ennemis ; il les fait canonner par ses piéces de campagne et harceler par un bataillon déployé en tirailleurs. Les Balinais répondent par un feu violent de toutes leurs piéces. L'armée hollandaise compte bientôt plus de cent hommes hors de combat ; elle se trouve en présence d'un ennemi invisible qu'elle ne peut atteindre qu'en jetant des obus ou des grenades par-dessus les retranchements derriére lesquels il se cache. Malgré ses pertes, elle gagne cependant du terrain ; ses batteries ne sont plus qu'à cent quatre-vingts métres du bastion qu'elles foudroient. Malheureusement, les boulets s'enfoncent dans les boulevards de terre, que soutient un double rang de troncs d'arbres, sans y pratiquer la moindre bréche. Le général Michiels hésite à donner le signal d'un assaut qui semble impraticable, quand vers midi une vive fusillade se fait entendre du côté de Djaga-Raga. Le colonel de Brauw a débordé les positions de l'ennemi. Ce jeune et héroïque officier n'a pas craint, pour accomplir sa mission, d'engager la colonne qu'il commande dans le lit du Sangsit. Pendant deux heures et demie, les troupes hollandaises ont cheminé en silence au fond d'un précipice dont les parois taillées à pic atteignent une élévation de soizante-quinze métres. Si l'ennemi eût découvert ce mouvement, il eût anéanti la division du colonel de Brauw à coups de pierres ; mais le succés a couronné une audace dont les fastes de la guerre offrent peu d'exemples. La colonne hollandaise escalade homme par homme le bord du ravin, et vient se ranger en bataille sur le plateau avant que les Balinais aient pu soupçonner sa présence. Ils aperçoivent enfin sur leurs derriéres ce corps de troupes qui semble tombé du ciel. L'action s'engage : le colonel de Brauw fait enlever au pas de course les redoutes qui protégent la gauche de l'ennemi. Le général Michiels, de son côté, porte ses troupes en avant ; il trouve les abords des fortifications hérissés d'obstacles. Les Hollandais sont encore une fois repoussés avec perte. Ce succés momentané enflamme le courage des Balinais, veulent tenter une double sortie et reprendre les positions qu'ils ont perdues. Ils sont accueillis par des charges vigoureuses, et poussés, la baïonnette dans les reins, jusque dans leurs retranchements. Toutefois ils sont bloqués plutôt que vaincus, car on n'a pas pu réussir encore à entamer leur position, et déjà le général Michiels redoute les lenteurs d'un siége. Il comptait sans l'intimidation des Balinais, qui prennent le parti, dés la nuit close, de commencer leur mouvement de retraite. Le colonel de Brauw croit distinguer des masses confuses qui, défilant le long des lignes ennemies, se portent à travers champs du côté de Djaga-Raga. Il fait éveiller ses troupes, et marche sur les redoutes avant qu'elles aient été complétement évacuées. Attaqués à l'improviste, les Balinais se battent en désespérés ; une centaine d'hommes est passée au fil de l'épée. Au bruit de la fusillade, le corps du général Michiels s'est aussi porté contre les fortifications. L'ennemi fuit de toutes parts, et les premiers rayons du jour apprennent aux Hollandais que leur victoire est compléte.

Avec les lignes formidables que l'armée hollandaise venait d'enlever, le gousti Djilantik voyait tomber le royaume de Bleling. Échappé au carnage, il avait pris pendant la nuit, avec le rajah de Karang-Assam, la route de cette derniére principauté, où il se flattait de trouver encore les moyens de prolonger la guerre ; mais la consternation était générale dans l'île : les soumissions arrivaient de toutes parts, et le succés n'était plus douteux pour les Hollandais. Il fallait cependant une nouvelle expédition pour briser la résistance des États de Karang-Assam et de Klong-Kong, dans lesquels Djilantik ne cessait d'attiser l'incendie. Le 8 mai, vingt-deux jours aprés la prise de Djaga-Raga, le général Michiels fit rembarquer ses troupes, et vint attaquer la partie orientale de l'île. Affaibli par les pertes qu'il avait essuyées en secourant le rajah de Bleling, le rajah de Karang-Assam n'était plus en état d'arrêter la marche de l'armée victorieuse. Il se vit bientôt abandonné par ses troupes et fut massacré par ses propres sujets. Poursuivi dans les montagnes où il s'était h'té de chercher un refuge, le gousti Djilantik tomba également victime de la fureur populaire. En lui périssait le plus implacable ennemi que, depuis Dipo-Negoro, eût rencontré la domination hollandaise.

Gouverné par le chef spirituel de lîle, le dewa-agoung, l'État de Klong-Kong avait pris une part moins active à la défense de Djaga-Raga ; ses forces étaient presque intactes, et son territoire avait, aux yeux de la population, un caractére sacré qui devait en rendre la défense plus opini'tre. Le général Michiels savait que la soumission compléte de Bali ne pouvait s'obtenir que sous les murs de Klong-Kong. Aussi transporta-t-il, sans perdre un instant, son armée, épuisée par deux mois de marches et de combats, sur ce nouveau thé'tre d'opérations. Il fallut une lutte acharnée de trois heures pour s'emparer d'une hauteur qui dominait la baie, sur le bord de laquelle avaient campé les troupes. Les Balinais défendirent pied à pied cette position consacrée par la superstition publique ; ils opérérent leur retraite en bon ordre, et l'armée hollandaise, accablée de fatigue, ne put songer à les poursuivre. Le général Michiels fit bivouaquer ses troupes sur le champ de bataille ; chaque soldat se coucha tout habillé, et se tint prêt à saisir ses armes au premier signal : cette précaution sauva l'armée. Vers trois heures du matin,au milieu d'une obscurité profonde,des coups de feu et d'horribles hurlements se font entendre aux avant-postes. Les Hollandais forment leurs rangs en silence. Une troupe de furieux enivrés d'opium se ruent sur eux la lance en arrêt. Victimes populaires, ces premiers combattants sont destinés à mourir ; ils ne cherchent ni n'espérent la victoire, ils crient amok (tue ! tue !) et n'ont d'autre but que d'ouvrir un passage aux masses compactes qui les suivent. Leur frénésie vient se briser contre les baïonnettes hollandaises ; ils tourbillonnent le long de ce mur d'airain, sans pouvoir en ébranler les assises. Ces fanatiques luttent en désespérés, l'écume à la bouche, jusqu'à ce qu'ils tombent sous les coups qu'on leur porte, ou qu'ils s'affaissent épuisés. Cependant le nombre des combattants grossit sans cesse ; l'artillerie européenne fait en vain de larges trouées dans cette cohue que les lueurs de l'incendie ont rendue visible. Au centre de la position occupée par l'armée hollandaise se tenait le général Michiels, avec deux bataillons formés en carrés et une batterie de campagne. Habitué à de pareils assauts, il ne se laissait émouvoir ni par les cris des assaillants, ni par les gémissements des blessés. On l'entendait donner ses ordres avec calme, et dominer par son énergie l'horreur de la mêlée. Sa voix claire et bréve savait porter la confiance jusqu'au cúur du moindre soldat il était l''me de cette bande glorieuse, qui, depuis deux heures, opposait sa fermeté et sa discipline à la furie d'une troupe fanatisée. Tout à coup un corps de Balinais parvient, à la faveur des ténébres, à se glisser au milieu des lignes hollandaises : une décharge à bout portant atteint le général Michiels, qui tombe la cuisse droite fracassée par une balle. Le jour vient alors éclairer une scéne de désolation et mettre les Balinais en fuite. Prés de deux mille morts ou blessés jonchaient le champ de bataille. La perte des Hollandais eût été insignifiante sans le coup malheureux qui avait atteint leur général. Ils n'avaient à regretter que sept morts et vingt-huit blessés, tant le sang-froid et la discipline ont d'avantage sur le désordre d'un courage aveugle ! Il fallut amputer le général Michiels sur le champ de bataille ; il succomba le soir même aux suites de l'opération.

L'armée pleura ce soldat intrépide, mais ne songea point à le venger. La perte du général dans lequel elle avait mis sa confiance la laissait désormais sans ardeur. Elle comptait d'ailleurs de nombreux malades. Les moyens de transport manquaient, car la plupart des coulis saisis d'effroi pendant la terrible nuit du 25 mai, avaient pris la fuite. Au lieu de marcher sur Klong-Kong, on se retira sur le territoire de Karang-Assam. Les pertes de l'ennemi avaient été heureusement trop sérieuses pour que cette retraite inopportune pût lui rendre son audace. Aprés quelques tergiversations, il accepta sans réserve les conditions du gouvernement hollandais. Les dynasties de Bleling et de Karang-Assam furent déclarées déchues du trône. Les autres princes conservérent leur couronne et l'administration indépendante de leurs États, et cependant, malgré cet usage modéré de la victoire, le triomphe des armes hollandaises eut un immense retentissement dans tout l'archipel. Les velléités d'indépendance qu'auraient pu entretenir les déclamations perfides des journaux de Singapore s'éteignirent dans la terreur qui suivit la troisiéme expédition de Bali.

C'était en ce moment même qu'une chance inespérée ouvrait à notre corvette le chemin des Indes néerlandaises. Java dans tout l'éclat de sa prospérité, Célébes dans la ferveur de ses espérances naissantes, l'armée hollandaise dans l'ivresse d'une victoire trop chérement achetée, tels furent les souvenirs que nous conserv'mes de notre passage au milieu de l'empire indo-néerlandais.

Nous venons de retracer l'histoire de cet empire depuis les premiers progrés de sa puissance jusqu'aux récentes tentatives que lui ont imposées d'inflexibles nécessités. Cette histoire nous indique la voie où tend à s'engager de plus en plus la politique coloniale de la Hollande. L'occupation restreinte vis-à-vis de peuples sauvages, il faut bien se l'avouer, n'est qu'un rêve. Les Hollandais dans la Malaisie, les Anglais sur le continent indien, comme au cap de Bonne-Espérance, les Français en Afrique, se sont vus également contraints d'étendre leurs conquêtes au delà de leurs désirs et de leur ambition. La domination européenne ne sera solidement assise dans l'archipel Indien, elle ne portera tous ses fruits bienfaisants que le jour où tant de royaumes divisés, tant de fragments d'autorité conquis par de misérables pirates qui ne vivent aujourd'hui que d'exactions et de rapines, auront disparu dans la grande unité politique dont Java est le centre. C'est vers ce but que la Hollande doit marcher et que tous nos vúux la convient. Sans l'influence du gouvernement néerlandais, sans son autorité active, sans l'organisation qui est son ouvrage, les peuples de Sumatra et de Célébes retomberaient dans le chaos de leur anarchie. La Hollande, il est vrai, rassurée sur la possession de Java, ne croit point les autres parties de son empire si bien cimentées qu'une guerre maritime ne puisse les détacher de sa domination au profit d'une autre puissance. Elle se sentirait donc disposée à concentrer ses efforts à Java, comme, en cas de guerre, elle y concentrerait ses moyens de défense ; mais cette politique timide, si elle pouvait un instant prévaloir, aménerait un jour ou l'autre de dangereuses complications. L'Europe, encombrée d'une population toujours croissante, trop à l'étroit dans ses anciennes limites, ne tarderait point à contester à la Hollande la possession d'un champ que cette puissance n'oserait défricher. L'audace, dans certains cas, peut donc être de la prudence ; je ne crains point de la conseiller à l'Espagne et à la Hollande. L'héroïsme des siécles passés leur a ouvert un immense domaine. Qu'elles suivent d'un effort commun cette voie fructueuse ! Leur intérêt est de s'entendre et de s'unir. J'ajouterai que le nôtre est de les défendre. Il faut prévoir le jour où la race anglo-saxonne, rapprochée par ses affinités secrétes, ne fera plus qu'un seul peuple sous deux gouvernements divers. Assise d'un côté sur la rive occidentale du Nouveau-Monde, de l'autre sur les bords du continent indien, cette race envahissante régnerait sans partage dans les mers de l'extrême Orient, si la sagesse de l'Europe ne songeait à lui opposer comme barriére l'indépendance des Indes néerlandaises et celle des colonies espagnoles. Tout ce qui se rattache à l'avenir de ces riches possessions a donc un intérêt européen : c'est à l'Espagne et à la Hollande de juger de quel côté sont leurs alliés véritables et leurs protecteurs naturels.

 

 

1. En l'absence du lion, inconnu dans la Malaisie, le tigre est devenu, pour les populations de l'archipel Indien, lembléme du courage, et non pas celui de la férocité.

2. Ousti, noble, d'origine princiére.