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Julien de la Gravière (Vice-amiral),
Voyage en Chine pendant les années
1847-1848-1849-1850,
1864
Chapitre XII

Singapore

Après avoir visité les Indes néerlandaises et les colonies espagnoles, nous avions hâte de regagner les côtes du Céleste Empire. Nous ne pouvions cependant songer à rentrer à Macao sans nous être arrêtés à Singapore. Ce comptoir anglais est un des points de la Malaisie qu'il faut nécessairement connaître, si l'on veut se faire une idée exacte du triple rôle qu'affecte l'intervention européenne dans les mers de l'Indo-Chine.

Partis de Batavia le 11 août 1849, nous franchîmes rapidement le canal qui sépare l'île de Banca, célèbre par ses mines d'étain, des côtes basses et marécageuses de Sumatra. Sept jours après notre départ, nous nous trouvions à la hauteur de l'île Bintang, dont le pie aigu se perdait dans les nuages. La brise était fraîche, et nous pûmes, avant le coucher du soleil, dépasser le rocher de Pedra Branca, posté comme un dieu Terme à l'entrée du détroit de Singapore. Nous nous dirigions, guidés par les dernières lueurs du jour, vers cette île, encore cachée sous l'horizon quand une longue pirogue, montée par deux rameurs, réussit à nous accoster. Équipage et pirogue nous crûmes un instant que tout allait disparaître dans l'écume que nous soulevions autour de nous ; mais, avant que nous eussions pu carguer une seule voile, le frôle et gracieux esquif s'était rangé dans les eaux de la Bayonnaise, laissant accroché à nos chaînes de haubans un passager que nous vîmes, non sans surprise, arriver en un clin d'oeil sur le pont de la corvette. Cet étranger, dont le teint bruni offrait je ne sais quel reflet de cuivre et d'or, n'appartenait à aucune des races que nous avions pu observer depuis notre départ de France. Il avait le nez aquilin, le front haut, le costume et la démarche que mon imagination s'était plu à prêter aux princes des Mille et une Nuits. Ce n'était pas un prince cependant qui venait, à quinze milles en mer, saluer l'arrivée de la corvette française ; c'était un simple comprador, qui avait voulu, par cet empressement, s'assurer le monopole de notre clientèle.

Ce comprador, il est vrai, ne ressemblait guère au grave et placide fournisseur que nous avions laissé à Macao. Né sur la côte de Coromandel et sujet français, il n'eût point déparé, avec son épais turban de mousseline et sa longue robe blanche, le cortége de Dupleix. Nous avions vu des Malais et des Chinois à en être lassés ; nous trouvâmes quelque plaisir à contempler ce type d'une nation jadis descendue des sommets de l'Himalaya, et nous pressentîmes le genre d'intérêt qu'allait nous offrir notre nouvelle relâche. Singapore, en effet, ce n'est déjà plus ni la Malaisie ni la Chine ; ce n'est pas encore l'Inde. C'est le centre commun vers lequel convergent, pour apprendre à se connaître et peut-être à se confondre un jour, les trois grands peuples de l'extrême Orient, les Malais, les Chinois et les Hindous.

Nous ne pûmes jeter l'ancre sur la rade avant le milieu de la nuit. Le jour nous montra un de ces gracieux paysages dont le spectacle excitait de si vifs transports à bord de la Bayonnaise avant que trois années de campagne nous eussent appris à contempler les charmes de la nature tropicale avec plus d'indifférence. Au fond de la baie, encore enveloppée des vapeurs du matin, l'oeil ne distinguait qu'un noir rideau de palmiers derrière lequel apparaissaient quelques huttes malaises avec leurs toits de feuillage. En face de la corvette, deux clochers de hauteur presque égale, pareils aux phares qu'un architecte hardi bâtit sur des écueils, semblaient indiquer l'existence d'une ville submergée par des flots de verdure. Non loin de ces clochers et faite pour attirer les premiers regards, une riante colline, aux flancs tout chargés d'ombre, portait sur sa cime, comme une arche sauvée du naufrage, le palais au toit avancé, au vaste et frais portique, qu'habitait le gouverneur. Pendant que nos yeux s'arrêtaient tour à tour sur les mille détails de ce curieux panorama, un drapeau semblable à celui qui flottait à la poupe de notre corvette vint signaler à notre attention, sur le bord de la plage et non loin du quartier malais, la maison du consul. de France. Malgré l'heure matinale, nous n'hésitâmes plus à descendre. Nous savions que nous allions frapper à la porte d'un exilé comme nous, et nous avions hâte d'entendre pa rler de la France avec cet amour qu'une longue absence a toujours le don de raviver. Notre attente ne fut point trompée. Nous retrouvâmes sous le toit consulaire, à Singapore comme à Macao et à Manille, cette franche hospitalité qu'il est doux quelquefois de re cevoir d'a' mables et bienveillants étrangers, qu'il est plus doux encore de devoir à des compatriotes.

Nous n'avions que peu de jours à passer à Singapore ; il nous importait de les bien employer. Quand nous eûmes parcouru à la hâte les divers quartiers de la ville, traversé plusieurs fois le bras de mer qui sépare la cité marchande, aux magasins voûtés et aux lourdes arcades, des longues avenues de villas et de cottages qui s'étendent sur la rive opposée, quand nous eûmes visité la pagode chinoise, la mosquée malaise et le temple voué par les Hindous au culte de Brahma, nous préférâmes à de nouvelles courses les récits pleins d'intérêt du consul de France et des missionnaires catholiques, qui, de ce poste avancé, sont toujours prêts à se porter sur les côtes de la presqu'île malaise ou sur les côtes du royaume de Siam. C'est grâce à ces communications bienveillantes que nous pûmes, malgré la rapidité de notre passage, nous faire une idée assez précise de la situation présente et de l'avenir de Singapore. On sait comment le patriotisme ambitieux d'un homme de génie dota la Grande-Bretagne, enrichie presque à son insu, d'une colonie nouvelle. Sir Stamford Raffles n'avait pu voir sans un profond regret l'île de Java, dont il avait pressenti le développement agricole, échapper, en 1816, aux mains de l'Angleterre. Devenu gouverneur de Bencoulen, sur la côte occidentale de Sumatra, il chercha pour son pays un dédommagement au sacrifice, contre lequel il avait en vain protesté. Après bien des recherches, il finit par arrêter ses vues sur la petite île de Singapore, alors inculte et presque inhabitée, mais qui commandait l'entrée des détroits de Rhio, de Dryon et de Malacca. Vers le commencement de l'année 1819, il obtint du sultan de Johore, vassal impatient de la Hollande, la cession de ce territoire, dont la superficie n'excédait pas 500 kilomètres carrés, et que nulle puissance européenne n'avait encore eu la pensée de convoiter. Par cette acquisition, si insignifiante en apparence, Raffles jeta les fondements d'une ville qui ne devait point tarder à devenir la rivale de Manille et de Batavia. Des deux portes de l'extrême Orient, il occupait celle que le commerce anglais a le plus d'intérêt à ne pas laisser au pouvoir d'une nation étrangère. Le détroit de la Sonde ne met en communication que l'Europe et la Chine ; le détroit de Malacca est la grande route de Calcutta ou de Bombay à Canton. Moins de cinq cents lieues séparent Singapore des côtes du Bengale et de celles du Céleste Empire. Du sommet de ce triangle, l'Angleterre peut donc aisément surveiller les deux mers où son ambition l'appelle à dominer. Elle n'est plus qu'à cent lieues des côtes de Bornéo, qu'à cent quatre-vingts des rivages de Java ; elle ouvre un nouveau débouché aux produits de la Malaisie, et attire insensiblement sous son égide tout ce qui n'a point encore subi la tutelle de l'Espagne et de la Hollande. Grâce à une telle position, le succès de l'établissement nouveau ne fut point, un instant douteux. Avant de mourir, en 1827, Raffles put voir les opérations du comptoir qu'il avait fondé acquérir un degré, d'importance que nul économiste n'aurait osé prévoir.

La prospérité de Singapore ne fit que grandir jusqu'au jour où la guerre de l'opium ouvrit aux vaisseaux anglais l'accès de nouveaux ports sur les côtes du Céleste Empire. Les transactions commerciales dont cet établissement était devenu le centre s'élevaient, année moyenne, à plus de 120 millions de francs. Depuis cette époque, le marché de Singapore est demeuré stationnaire, s'il n'a même subi un mouvement rétrograde : le commerce du thé s'est concentré dans les ports de la Chine, et les opérations directes avec la Grande-Bretagne ont à peine dépassé le chiffre de quelques millions ; mais Singapore n'a point cessé d'être l'entrepôt où les divers États asiatiques viennent, par l'intermédiaire des négociants anglais, échanger leurs produits. C'est sur ce marché, ouvert à tous les pavillons, que les pros de Célèbes apportent la cire et le tripang de Timor, l'antimoine et l'or de Bornéo, la nacre et l'écaille de tortue pêchées dans la mer de Soulou.

l'Angleterre foui-nit presque seule les marchandises dont ces barques indigènes composent leurs cargaisons de retour. Singapore cependant n'est pas une ville anglaise : on y compte à peine quatre cents Européens sur une population de soixente mille âmes. ce n'est pas même une ville chinoise, bien que les Chinois y soient en majorité. C'est un pandoemonium où tout ce qui veut trafiquer d'une industrie légitime ou illicite *est assuré de trouver un asile. Le quartier européen, avec ses fraîches retraites, candides et pures comme- des nids de colombes, est assis entre un repaire de forbans et un village de fumeurs d'opium. Si la sécurité de la colonie n'est pas plus souvent compromise par la présence de ces hôtes dangereux, c'est qu'ils redoutent les procédés sommaires de la police anglaise, ou qu'ils respectent peut-être cet unique refuge ouvert à leurs rapines. C'est ailleurs qu'ils vont porter la dévastation. Les côtes de Bornéo et l'entrée du golfe de Siam sont infestées par ces écumeurs de mer. Malheur à eux s'ils rencontrent alors les croiseurs britanniques! La main qui les arma ne craint plus de les châtier, et les journaux anglais proclament avec orgueil ces sanglantes victoires, qu'il eût été plus humain, sinon plus profitable, de prévenir.

Il faut l'avouer pourtant, si la police de Singapore se montrait plus rigide oit plus tracassière, les Orangs Laüt (Orangs Laüt homme de mer en malais) s'enfuiraient comme une troupe d'oiseaux effarouchés. Ce qui les charme dans l'établissement anglais, ce qui les y ramène en dépit des efforts des Hollandais pour les retenir à Java, ce sont les merveilleuses facilités qu'ils trouvent dans ce port franc Pour soustraire leurs personnes et leurs moyens d'existence à d'importunes investigations. Romulus n'eût point peuplé la cité éternelle, s'il eût exigé de chacun de ses nouveaux sujets un certificat de moralité ; Singapore, pour grandir, a du suivre l'exemple de Rome et des États-Unis. Vue de près, la liberté est rarement belle à voir ; on ne peut méconnaître les grandes choses qu'elle enfante. Singapore est l'oeuvre de cette politique qui fait tomber d'un seul coup toutes les entraves capables d'arrêter l'essor des transactions et de paralyser l'énergie des forces individuelles. Le free trade y est la loi suprême, le gouvernement et l'administration de la justice n'y semblent qu'une superfétation. Quel contraste avec l'ordre parfait, avec la discipline que nous venions d'admirer à Java ! Sir Stamford Raffles et le comte Van den Bosch auront néanmoins, par des voies opposées, contribué à la transformation de l'Archipel indien : le premier par l'ébranlement moral qu'il a imprimé, en fondant Singapore, à tous les États encore indépendants de la Malaisie ; le second par le soin qu'il a pris d'assujettir les populations asiatiques aux travaux d'une culture régulière.

Les Chinois ont toujours été dans la Malaisie les premiers auxiliaires de la colonisation européenne. Ce sont eux qui ont défriché la partie aujourd'hui cultivée de Singapore. Ils s'avancent hardiment jusqu'au centre des forêts vierges, où le tigre recule pas à pas devant eux. Ce roi des déserts de l'Asie trouve dans le Chinois un ennemi aussi patient que rusé. Des fosses recouvertes d'une claie de bambou coupent en maint endroit les sentiers qu'il peut suivre. Malheureusement ces piéges, dont aucun indice ne trahit la présence, constituent pour le promeneur un danger plus redoutable que les griffes du monstre qu'ils sont destinés à détruire. La mission catholique de Singapore était encore attristée, au moment de notre passage, d'un affreux accident dont la province anglaise, qui fait face à l'île de Poulo-penang, venait d'être le théâtre. Un jeune missionnaire que nous avions connu à Hong-kong, M. Thivet, traversant le canal dans une pirogue, s'était fait déposer sur le rivage de Batoukaouan avec un de ses amis. Il allait pénétrer dans un enclos entouré d'une haie épineuse, quand tout à coup le sol s'enfonça sous ses pieds. Son compagnon accourt ; arrivé sur le bord de l'abîme où M. Thivet vient de disparaître, il recule d'horreur. C'est dans une fosse à tigres, de plus de vingt pieds de profondeur, qu'est tombé le malheureux missionnaire. Au fond de ce gouffre, son ami. l'aperçoit gisant et le corps traversé par un épieu de palmier sauvage. Des secours arrivent. On se procure une corde, on descend jusqu'auprès du blessé, mais c'est en vain qu'on essaye de l'arracher à l'épouvantable supplice qu'il endure. Il faut scier lentement l'épieu à quelques pouces de terre. M. Thivet est transporté avec le bois qui l'a percé à Poulo-penang, où il expire au milieu de la nuit, toujours calme et résigné malgré d'atroces souffrances, la prière sur les lèvres, l'espérance dans le coeur, et souriant à cette mort imprévue comme il eût souri au martyre.

Les Chinois qui se dévouent au rude métier de défricheurs viennent presque tous du Fo-kien, et l'on sait que cette province renferme la population la plus virile du Céleste Empire. Ils trouvent d'ailleurs de puissants encouragements dans les mesures libérales adoptées par la compagnie des Indes. Pendant les deux premières années, le trésor colonial ne prélève aucune taxe sur les champs défrichés. Il n'exige qu'un impôt presque insignifiant pendant les vingt années qui suivent. C'est ainsi que s'est acclimatée sur le territoire anglais la culture de la muscade, de la canne à sucre, du poivre, etc. L'émigration chinoise, sans cesse renouvelée, ne joue encore quun rôle secondaire dans les îles de la Malaisie ; mais on ne peut s'empêcher de pressentir le rôle important qu'elle est appelée à y jouer tôt ou tard. Que la barrière qui a jusqu'ici contenu dans des limites devenues trop étroites les habitants du territoire céleste, s'écroule enfin sous les assauts réitérés de l'Europe, et vous verrez, comme un torrent qui a rompu ses digues, toute cette population nécessiteuse se déverser sur l'archipel dont elle connaît déjà le chemin. On ose à peine mesurer les conséquences d'un événement qui ferait sortir l'empire chinois de son apathie. C'est une eau stagnante qui dort depuis des siècles. Le jour où elle s'écoulerait vers l'Occident, elle serait encore capable, comme au temps des Barbares, de couvrir la face du monde.

Ce que les lois de Confucius ont fait pour la Chine, les préceptes des brahme l'ont fait pour l'Indoustan. Un préjugé religieux enchaîne les habitants du Bengale sur les bords du Gange. Les Hindous que l'on. rencontre à Singapore sont nés presque tous sur la côte de Malabar. Ils ont leur industrie que nul ne songe à leur disputer. Ce sont eux qui courent en avant du palanquin, étroite et longue voiture au brancard de laquelle on attelle d'ordinaire un petit cheval persan. Ils conduisent à la main le poney qui galope, moins noir sous sa robe d'ébène et moins prompt que le palefrenier demi-nu qui le guide. Assis face à face sur nos siéges à peine assez larges pour une seule personne, nous prenions en pitié ces longs corps amaigris qui semblaient ignorer la fatigue. Quand ils couraient ainsi dans les rues dé Singapore, projetant leur brune silhouette sur les murs blanchis à la chaux des store keepers, on eût dit des ombres chinoises qui allaient s'évanouir après avoir passé sur l'écran d'une lanterne magique. A l'exception de ces piétons efflanqués qui eussent dignement figuré dans les jeux du stade, l'Inde n'envoie guère à Singapore que des meurtriers endurcis, On les marque au front de deux lignes d'écriture hindoue qui racontent à la fois leur crime et leur sentence. Ce sont ces malheureux qu'on emploie aux travaux des routes, tronçons inachevés qui viennent mourir à deux ou trois milles de la ville, sur la lisière de, forêts et dei ungles encore impénétrables.

Singapore, à tout prendre, m'a paru le plus triste séjour de la Malaisie. Le climat n'y est point insalubre, mais les chaleurs y sont excessives. On y peut admirer un instant l'activité d'un comptoir qui se vide et se remplit sans cesse, le mélange de toutes les races, l'étonnant assemblage de tous les types et de toutes les couleurs. On ne tarde point à se lasser d'avoir constamment sous les yeux des ballots qu'on débarque ou qu'on charge, et de se sentir entouré d'un peuple immonde qui semble avoir apporté sur cette terre trop indulgente les vices de la civilisation et ceux de la barbarie. Nous eussions donc vu arriver sans regret le jour de notre départ, si nous n'eussions dû nous séparer à Singapore de notre aimable compagnon de voyage, le jeune due Édouard de Fitz-James, et si nous n'eussions laissé sur cette terre d'exil un Français dont notre reconnaissance devait associer le souvenir à celui de nos amis de Macao, de Shanghaï et de Manille. Le 19 août, dans la matinée, nous serrâmes une dernière fois la main du compagnon que nous allions perdre, nous échangeâmes un affectueux adieu avec le consul de France, et la Bayonnaise, dont la mousson du sud-ouest enflait déjà les voiles, fit route vers la mer de Chine pour ne plus jeter l'ancre que sur la rade de Hong-kong ou sur celle de Macao.