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Le papillotage, ouvrage comique et moral,
À Rotterdam, Chez E.V.D.W & Compagnie, 1765
| Pages 1-29 |

Les Papillotes sont anciennes, & le Papillotage est nouveau. Les Papillotes ne contribuent qu'à l'ornement des cheveux & le Papillotage embellit toute une personne. C’est lui qui donne cette semillante legereté, si propre à faire briller les esprits, & à orner la société, qui répand ces gentillesses, dont notre siècle tire avec raison son mérite & sa gloire, qui chamarre les hommes de graces, & les femmes d’agrémens, qui communique au moindre geste une impression d’amabilité, au moindre sourire une nuance d’enchantement, & qui, laissant à l’écart tout systeme économique & politique ne connoit d’étude que celle des modes & des plaisirs.
Disons mieux, le Papillotage est le raffinement de l'élégance & de la volupté, la quintessence de l'aimable & du joli, le coloris des charmes & des graces, l'excellence & la perfection des usages du beau monde, l’expression du bon goût l'emblême de la délicatesse, le vernis des paroles & des manieres, l'embellissement des fêtes & des amours, le créateur des parures & des ornemens. Ce n’est que depuis l'époque du Papillotage qu'on parle, qu'on écrit, qu'on pense, & qu'on aime artistement ; qu'on subtilise les choses ,qu’on les spiritualise, & qu’on les divinise ; qu'on dit d'un beau visage qu'il est
miraculeux, d'un bel habit qu'il est ravissant, d'un homme à saillies qu'il est étonnant, qu'on escalade les superlatifs pour exprimer la moindre passion, qu'on a peine à distinguer l'individu male de l'individu femelle, & qu'on voit l'un & l'autre également amateurs de tout ce que le luxe & la délicatesse peuvent imaginer ; que le précieux Doriment est devenu l'homme du jour, que la sublime Cloé est devenue l'Oracle des beaux esprits, que le merveilleux Electre a charmé l'Univers par ses Ecrits, que l'agréable Abbé Floris fait foule à ses Sermons, que les Oeuvres de Glamine font entre les mains de tout le monde. Il n'y a rien qui n'éprouve les vicissitudes du tems & des modes. Au majestueux succéde l'agréable, au beau le joli ; telle est la marche de la Nature & des Arts. La France fastueuse engendra la Saxe galante, comme le siecle d'Auguste amena celui de Seneque; & ces superbes fêtes, & cette noble magnificence qui exciterent l'admiration de nos Peres, s'éclipserent insensiblement pour faire place au Papillotage, dont nos meubles, nos habits, nos mœurs, nos personnes portent la livrée & l'empreinte. Un certain seigneur, nommé le Marquis de Florimene, & qui le premier parmi nous fut appellé petit-Maître, s'associa pour compagne la femme la plus sensuelle & la plus élégante. Couple admirable ! Ils introduisirent les caprices, les minauderies, les bagatelles de tout genre, en un mot, le Papillotage ; & il faut avouer qu'ils en étoient dignes. La plume légere de l'Auteur de Ververt pourroit seule décrire dignement leur parure & leur maintien, la délicatesse de leur table & l'élégance de leurs ameublemens, la lesteté de leurs équipages & la somptuosité de leur garde-robe, la magnificence de leurs bijoux & les graces de la conversation.
On voyoit leur Hôtel décoré des ornemens les plus exquis, les glaces y réproduisoient les personnes, la couleur de rose y contrastoit avec le bleu céleste, l'argent leur donnoit le plus merveilleux éclat. Les fauteuils, les tabourets, les sopha n’offroient à la vue que des lacs d'amour admirablement nués, que des fleurs aussi naturelles que celles qu'on cueille dans les jardins, que des papillons & des oiseaux, qui sembloient moins une broderie qu'une miniature ; les cheminées paroissoient des magasins de bijouterie, les consoles des boëtes de parfums, les fenêtres des miroirs, les plafonds un firmament. Tout étoit azuré, surdoré. Les parquets formoient un émail par l'heureux assortiment du marbre & du porphyre, & les alcoves ornees de lits pompeusement exhaussés, retraçoient les trones du Mogol.
Chaque appartement avoit sa toilette, & celle de Monsieur surpassoit celle de Madame, par les raretés dont elle étoit enrichie. Les quatre parties du monde avoient contribué à former ce chef-d’oeuvre d'élégance & de gout. On y trouvoit les plus superbes pierreries, tous les desseins imaginables exécutés en argent & en or avec une délicatesse ravissante, & I'on y respiroit l'odeur des plus agréables parfums. Les boîtes, les flacons, les cuvettes, les vases, les bagues, les étuis, les breloques, les montres, annonçoient par leur cizelure & par leur émail, le goût le plus exquis & le plus raffiné. Que ne dirois-je point de la garde-robe, ce monde de merveilles, où les couleurs les plus tendres, & les étoffes les plus rares formoient des parures relatives à toutes les fetes & à toutes les saisons, où le goût des plus excellens Tailleurs répondoit à la beauté des velours, des moires, des satins, des étoffes, & exprimoit toutes les graces, & toutes les gentillesses du Papillotage naissant ?
Les jardins ne renfermoient que des berceaux, des terrasses, des amphithéâtres, des cascades & des bosquets; & il n'y avoit pas jusqu'aux lieux secrets où l'on n'eût prodigué tous les raffinemens du luxe & de la mollesse. C'est dans ce même Hôtel qu'on vît éclore les sucres ambrés, les jus, les coulis, les essences de tout ce que la terre & les eaux produisent de plus délicat, & de plus précieux. C'est là que commencerent les propos décousus, les phrases originales; c'est là qu’on parla gras pour la premiere fois, & que nâquirent enfin les vapeurs.
L'anti-chambre étoit une magnifique salle, où des laquais, presqu'aussi maîtres que le Seigneur qu'ils paroissent servir, lisoient des romans philosophiques, jouoient, juroient, & décidoient de la noblesse, ou du mérite du tous ceux qui entroient, qu'ils daignoient annoncer. La chambre du Portier renfermoit un Suisse gigantesque, dont la figure & le ton écartoient quiconque n'avoit pas l'honneur d'être
Marquis, Comte ou Duc.
Cependant toute cette pompe extérieure, n'étoit qu'une légere copie du Seigneur, & de la Dame que j'oserois dépeindre, si mes crayons étoient plus brillans. Pleins l'un & I'autre de richesses d'agrémens, & de desirs, ils n'existoient que pour créer un monde tout nouveau & pour transmettre à leurs descendans une nouvelle façon de vivre & de jouir de la vie. Las de ce vieil Univers, comme ils le disoient souvent, ils ne s'étudioient qu'à subtiliser, qu'a raffiner, & ils donnoient le modèle de tous leurs raffinemens à des ouvriers qu'ils vinrent enfin à bout de former. De là ces générations de Marchandes de Modes & d'Artistes, dont nos cités sont remplies, ces boutiques & ces magasins, où l'on apperçoit d'un coup d'œil tout ce qu'une industrieuse frivolité peut imaginer.
Tant il est vrai qu'un génie créateur peut lui seul renouveller les coutumes & les mœurs ! Car il est à propos d'observer que le charmant Marquis & sa Femme n’eurent point d'autres modèles qu'eux-mêmes à copier. Ils trouverent bien, à la vérité, des routes battues, des chemins frayés ; on avoit quitté le gothique pour arborer une magnificence aussi somptueuse que coûteuse; mais il n'y eut que leur imagination qui leur ouvrit la carriere des gentillesses & des graces, qui leur enseigna le moyen de rendre les plus petits riens importans & précieux, de donner de la valeur aux moindres coups d'œil, aux moindres sourires, d’établir enfin l’agréable sur les ruines de l'utile.
Le dirai-je? ils furent dans la partie des Modes ce que Descartes fut dans la Philosophie. Comme lui ils s'occuperent de
matiere subtile & de tourbillons, comme lui ils se dépouillerent de tous les Systêmes en usage, pour en établir un qui devint la manie générale, & la régle du sçavoir vivre.
Il suffisoit de 1es envisager, & l'on apprenoit tout-à-coup 1'art de se parer avec goût. Quels soins ne se donnoient-ils pas pour y réussir de maniere à captiver les regards ? Aussi charmans dans leur négligé, que dans leurs plus beaux atours, ils étoient toujours également adonisés. Leur frisure répondoit à leurs habits, & leur parure étoit le chef-d'œuvre de l’esprit humain.
Tant de merveilles devoient sans doute former un nombre d'imitateurs, & de curieux. Aussi 1'Hôtel étoit-il toujours plein ; chacun se faisoit gloire de s'y rendre, & les plus clair-voyans s'appliquoient à copier jusqu'au moindre geste, jusqu'au plus petit mouvement.Bientôt on ne mania plus l'éventail, que comme 1a Marquise, on ne croisa plus les jambes que comme le Marquis. Mais combien leur cœur ne souffroit-il pas, lorsqu'ils se voyoient mal copiés ? & cette disgrace n'arrivoit que trop souvent : cependant les Duchesses réussissoient assez bien dans l'art de l'imitation, quo
affectassent de ne vouloir rien imiter.
Malgré ces succès, il n'y avoit qu'une brillante progéniture du Marquis, & de la Marquise, capable de bien les rendre : aussi soupiroient-ils impatiemment après l’instant où leur Hymen deviendroit fécond, & où ils se verroient renaître dans le fruit de leur amour; car quoique créateurs des graces & des modes, ils n'étoient point encore assez petits-maîtres pour ne pas s'aimer , c'est-à-dire qu'ils tenoient encore à leur siecle moins raffiné que celui-ci.
Leurs désirs furent exaucés, un Enfant brillant comme l'aurore combla leurs souhaits , & cet Enfant fut l’aîné de huit, qui nâquirent dans l'espace de sept ans. Il étoit sans doute douloureux d'accoucher. mais ces douleurs furent si tempérées, par tous les enjolivemens qu'on imagina pour chaque couche, que la Marquise ne s'apperçut presque pas qu'elle accouchoit. Les ajustemens, les visites & les consommés se succédoient avec une telle rapidité, qu'on n'avoit pas le loisir de s'occuper de son mal ; les evanouissemens varioient encore la scéne, & servoient de spectacles.
On revenoit de sa pamoison , & l'on voyoit une chambre pleine de femmes alarmées, de Médecins attentifs, de laquais affaires ; les uns soutenoient la tête, les autres tâtoient le pouls ; ceux-ci présentoient des flacons vivifians; celles-là se lamentoient; celles-ci imposoient silence à de petits chiens qui étoient hargneux, parce que Madame les avoit gâtés.
Le Marquis eût sans doute été désolé de n'avoir que des filles; mais il n'en eut que trois, & cinq garçons; & par un bonheur des plus rares, & Ces heureuses circonstances, qu'arrange le concours des constellations ou des époux, ils eurent tous les huit une taille
divine, un visage miraculeux. Il est vrai que le pere & la mere excelloient en ce genre; mais combien d'enfans contrefaits démentent tous les jours les graces, & la beauté de ceux qui leur donnerent la naissance. Nos villes sont pleines de Seigneurs, qui paroissent moins des hommes que des avortons.
A peine les Enfans du Marquis eurent-ils quitté le berceau , qu'on les inocula & ils furent les premiers qui goûterent cette inestimable faveur, comme dignes à tous égards des honneurs de l'inoculation. On pensa que cela feroit une époque philosophique; & le Marquis aimoit les époques, quoique le Livre de
l'Esprit, n'eût pas encore paru. (Cet Ouvrage dit que tes hommes de génie aiment tout ce qui fait époque.)
Les Nourrices avoient été choisies parmi les plus élégantes de leur profession; & lorsque le tems fut venu, des Précepteurs poupins l'emporterent sur tous ceux qui se présenterent. On vouloit donner au monde le spectacle d'une éducation toute originale. Le siècle ne faisoit que commencer , & il étoit important qu'il s'annonçât très différemment de ceux qui l'avoient précédé.
On eut grand soin que les Précepteurs ne fussent point Ecclésiastiques, car il étoit déjà du bel air de sçavoir, qu'ils ignorent
la législation, & qu'ils ne sont pas propres à former des Citoyens. On n’enseigna que quelques mots de latin, mais beaucoup de circonlocutions Angloises & Allemandes, & l'on s'appliqua sur-tout à apprendre à ces Enfans, quoique les uns n’eussent que douze à treize ans, & les autres dix à onze, à devenir économes, peres de famille & hommes d'état, en un mot citoyens; de sorte que je ne crois pas me tromper, en assurant que cette merveilleuse méthode a servi de modèle à tous ceux qui viennent de nous donner des plans d'éducation.
Ainsi le Marquis fut Auteur, sans penser à l'être. Il visitoit souvent ses fils, pour pouvoir les rendre semblables à lui-même , & il ne cessoit de leur répéter les beaux mots de génie & d'humanité, qu'il leur recommandoit de ne jamais oublier. Ses désirs s'accomplirent ; ses Enfans grandirent, & ils furent élevés tout différemment que dans les Colléges, Les termes de méthaphysique, de géométrie, d'histoire naturelle, leur devinrent si familiers, qu'on les crut grands Métaphysiciens , grands Géometres & grands Naturalistes. On étoit enthousiasmé de leur jargon, sans faire attention que ce n'étoient que des mots, & que 1e premier âge n'est pas susceptible d'études aussi profondes, mais n'importe, II ne s'agit dans ce monde que de faire illusion, & ils la faisoient, de la maniere 1a plus séduisante.
Quant à la Religion, on leur en donna des idées si subtiles & si alambiquées , que tout cela s'évaporoit ; telle étoit la volonté du pere, qui ne choisissoit une nouvelle maniere d'enseigner la Morale & les Dogmes, que pour faire disparoître les Catéchismes. Madame ne cessoit d'applaudir à cette excellente méthode , & de déclamer contre les Colléges, qu'elle appelloit les Ecoles de la déraison. Elle disoit, ainsi que son illustre Epoux , que Ses fils en avoient plus appris dans quelques Livres
élémentaires, qu'on avoit composé à dessein de les former, que les Professeurs de Colléges ne savoient eux-mêmes.
Les Demoiselles passoient le jour à étudier l'Anglois, c'étoit déjà une espece de fureur, à lire des tragédies & des romans, à danser, à chanter; & leurs freres, ainsi qu'elles, étoient obligés de connoître toutes les étoffes à la mode, & les modes elles-mêmes. On leur avoit même assigné des prix, pour les engager à se rendre célebres dans l'etude de la parure & du bon goût. On leur donnoit des questions à résoudre sur la prééminence des couleurs, sur l’assortiment des nuances, sur les différentes especes de frisures, sur le choix des bijoux, sur celui des brochures qui paroissent à chaque instant, & souvent ils soutinrent Thése sur ces importantes matieres, en présence de plusieurs petites-Maîtresses, & de quelques Académiciens.
On ne leur donna pas seulement des Maîtres de musique & de danse, mais on les mit entre les mains de gens propres à les maniérer, & qui leur apprirent à cracher avec propreté , à se moucher avec grace, à prendre du tabac avec élégance, à grasseyer en parlant, à sourire en pleurant, à marcher en sautillant, à entrer en fredonnant, à sortir en pirouettant, à jetter des regards de dédain sur tout ce qui n'est pas noble ni opulent, à se railler de tout ce qu'on n'entend point, à ridiculiser tous ceux qu'on n'aime pas.
Ces leçons produisirent leur effet, & chacun s'en apperçut, lorsqu'ils furent introduits dans le grand monde. Ils y entrerent de bonne heure, suivant la méthode qu'on suit encore, & bientôt les Femmes de la Cour
raffolerent de leurs manieres, & de leurs airs.
Il est vrai que leur figure, leur coloris , leur parure & leur nom, leur donnoient un mérite infini. Ils ne sortoient que dans les équipages les plus lestes, qu’escortés de laquais qu'on prenoit à la taille, & qui étoient magnifiquement surdorés ; ils ne s’annonçoient que par des exhalaisons de bergamote & d'ambre ; ils ne paroissoient que chamarrés de gentillesses, qu'ornés de bouquets aussi rares qu'éclatans, que mouchetés & couverts de joyaux.
Tous les jeux leur étoient familiers, & ils savoient agacer une jolie femme, & perdre en même-tems avec une complaisance infinie ; moyens infaillibles de plaire, & dont ils furent les inventeurs. Ils ne se nourrissoient que d'
extraits, que d'idées de tout ce qu'on servoit sur la table de plus exquis, & ils ne buvoient que du vin de champagne avec de l'eau. Ils interrogeoient quatre personnes à la fois, & ils n’attendoient jamais la réponse; ils parloient en même-tems de Constantinople, & du Palais Royal, de la guerre & de leur chien ; ils oublioient les Convives, pour discourir avec leurs gens , & ils affectoient de paroître toujours distraits & affairés. Ils décidoient impérieusement d'un livre qu'ils n'avoient point lu, & il étoit toujours mauvais & pitoyable, s’il traitoit de la Religion. Ils sçavoient faire vingt visites dans une heure, voler à trois Spectacles presqu'en même-tems, lorgner tout le monde, ensuite disparoître. Ils vouloient être par-tout où ils n'étoient pas, & souvent ils demandoient à leur Cocher où ils devoient aller ; en un mot ils enchérissoient sur pere & mere, & le Marquis & la Marquise en étoient enchantés.
Lorsqu’ils amenerent la mode d'emprunter & de ne point payer, le pere jugea qu'ils étoient suffisamment versés dans l'art du sçavoir vivre, qu'il falloit leur faire à chacun un état. Je dois rendre ici justice à ses intentions. Moins jaloux de l'avancement de ses fils, que de la réformation du genre-humain, qu'il brûloit du désir de façonner, il ne les engagea que dans des professions qu'il crut propres à son dessein; & pour procéder selon toutes les régles, & dans toute l'exactitude, il les assembla & leur adressa ce discours pathétique.
"Puisqu’il a plu, Messieurs, au Moteur universel, de disposer les événemens, de sorte que vous soyez heureusement nés d'un pere & d'une mere également illustres par leur noblesse, & par leurs biens, & qui ont tout le goût possible en partage, vous devez sans doute vous ressentir de cette merveilleuse origine & coopérer avec nous, à renouveler la face de ce monde, & à rendre le siecle qui commence avec vous ( c'étoit en 1702) l’âge de l’élégance & des graces.
Vous entrez dans un Univers, où des hommes de génie ont excité d'heureuses révolutions ; mais que de changemens ne restent pas encore à faire. Les modes ne sont qu'ébauchées, & leur perfection doit être votre objet.
Vous avez heureusement tout ce qui est nécessaire pour introduire une nouvelle maniere de parler, d'agir, & de penser; pour raffiner sur la façon de s’habiller, de se loger, de se présenter, pour faire éclipser ce gros
bon sens, qui fit par malheur tout le mérite de nos peres, & pour lui substituer ce bel esprit, sans le que l’on ne peut absolument plaire.
Vous sçavez que je n'ai rien épargné jusqu'ici, pour vous rendre capables de ces succès, J'ai combattu les Coutumes, les Loix, disons mieux , les préjugés, pour vous procurer une éducation délicieuse, dont on n'avoit point d'idée ; eh, combien ces moyens n'ont-ils pas réussi, puisque je ne puis m'empêcher de vous dire, sans vouloir vous flatter, qu'on vous montre & qu'on vous cite déjà comme les prototypes de l’élégance & du bon goût ; mais n'allez pas croire que l’ouvrage est achevé, car la jeunesse est vaine & paresseuse. Vous n'avez fait voir que ce que vous pouviez devenir, & il faut prouver ce que vous devez être.
Quelle douleur ne seroit-ce pas pour Madame & pour moi, si nos soins n'avoient abouti qu'à vous rendre aimables ! Le goût de la
législation & l’amour de l’humanité, nous engagent à désirer & à accélérer la réformation de tous les hommes ; vous sçavez que le Sage est citoyen du monde, & qu' on mérite pas d'exister lorsqu’on n’est bon que pour soi.
D’ailleurs quelle gloire ne sera-ce pas pour vous, & quelle satisfaction, de vivre au milieu d'un monde dont la délicatesse & les manieres seront votre ouvrage. C'est alors que vous vous contemplerez dans un si charmant objet, & que vous croirez avoir multiplié votre Etre, à proportion des personnes que vous aurez éduqué par vos discours & par vos exemples.
Mais comment parvenir à ce but ? Le voici. Ne lisez que des livres agreables & semillans, dont une vive imagination ait été le principe ; ne fréquentez ni ces gens érudits,dont le sçavoir excéde, ni ces hommes austéres,qui ne parlent que sagesse & vertu. Votre nom vous dispense de ces qualités vulgaires, & vous serez toujours assez recommandables, si vous sçavez être aimables.
Je n’entends point par cette amabilité, le fade désir de plaire à tout le monde, ni une attention à capter 1a bienveillance des uns & des autres, à écouter celui-ci, à saluer celui-là. Vous ne seriez pas riches, s'il falloit vous asservir à ces façons triviales ; mais j'entends une élégance dans vos gestes & dans vos expressions qui charme & qui étonne, une délicatesse dans vos manieres qui fixe & qui ravisse, un agrément dans votre parure, qui vous rende
l'homme du jour.
Etudiez-vous à ne copier personne , mais à passer vous-mêmes pour modeles.Il n'y a que les petits esprits qui se bornent à l'imitation, & c'est par cette raison que le grand nombre vous imitera. Donnez l'essor à vos idées, & ne concevez que des choses qui contribuent à l’embellissement de la société & aux commodités de la vie. On desire toujours grandement, quand on est assez riche pour contenter ses desirs ; & heureusement la fortune ne vous manquera pas. Vous l'attacherez au char de vos graces, si vous faites ce que je vous prescris. Rien ne résiste aux charmes de l'élégance & du goût. Ceux qui vous critiqueront en secret, vous imiteront en public.
Faites-vous un passe-tems qui soit varié par mille plaisirs de votre invention, & regardez comme la chose la plus importante de votre vie, l’attention que vous devez à vos personnes.
Ne préparez jamais ce que vous devez dire. L'usage des Dictionnaires & du monde, vous donneront une noble élocution. Le bel esprit parle toujours bien, & la raillerie vient au défaut des raisons, si par hazard on étoit embarrassé ; n'écoutez que lorsque vous entendrez des choses amusantes, ou lorsque vous ne voudrez pas faire parade d'esprit. Sur-tout jouez souvent le Distrait.
Faites-vous des magasins de brochures, d'étoffes & de bijoux , que la mode favorise ; ne manquez pas de connoître les Auteurs & les Artistes qui ont un nom, & formez-en quelques-uns, que vous mettrez vous-mêmes en vogue. De tels personnages sont des panégyristes éternels de notre bon goût, & il convient d'en -avoir de la sorte.
Parcourez exactement tous les Catalogues des Livres nouveaux; & retenez les termes des principales choses que les Artistes mettent en oeuvre. Cette connoissance donne beaucoup de relief & de réputation, & la plupart des Seigneurs n'ont pas d'autre sçavoir.
Ne contractez pas des dettes qui vous obérent, mais soyez toujours dans le cas de devoir. Il n'y a que la Roture qui paie exactement, parce qu'elle est timide & minutieuse.
N'ayez jamais plus d'une maîtresse; mais qu'elle soit affichée. C'est le ton, & il faut le prendre.
Que votre table soit délicate sans être somptueuse, & qu'on y voie toujours briller quelqu'Auteur à la mode, & quelqu’Académicien qui ait de l'esprit.
Donnez à vos gens liberté qui les rende en quelque sorte maîtres. Cela impatiente, mais cela dénote le grand Seigneur. Ne vous embarrassez pas s'ils sont sages, pourvu qu'ils soient grands.
Que vos chevaux & vos cochers soient prompts comme le vent. Ne vous inquiétez pas s'ils écrasent quelque personne, mais s'ils vont avec trop de lenteur. C'est une foiblesse de ménager les chevaux, & une sottise de craindre les accidens.
Ces avis ne vous regardent pas tous, car je ne vous dissimulerai pas que j'ai fixé les conditions qui pouvoient par elles-mêmes donner le ton, & qu'il faut absolument que vous les embrassiez. Vous serez comme autant de gens préposés dans chaque état, pour persuader les modes, & pour les introduire. Sans cela point de réforme à espérer ; mais j'aurai soin que celui qui sera Ecclésiastique, & celui qui sera Religieux soient partagés de maniere à n'être pas mécontens.
"
L'aîné en conséquence devint homme de Cour, le cadet Militaire, le troisieme Magistrat, le quatrieme Abbé, & le cinquieme Religieux, afin que les Cours , les Armées, le Barreau, le Clergé eussent des modèles pour se maniérer.
La Marquise tint la même conduite à égard des Demoiselles, & elle destina l’une pour un riche Financier, l’aînée pour le Couvent, la derniere pour demeurer fille, afin que la Finance, les religieuses, & les Filles qui restent dans le monde sans s'établir, trouvassent des originaux capables d'être copiés.
Il faut avouer que cet arrangement étoit combiné, & que le Marquis ne pouvoit mieux s'y prendre pour réussir dans son projet. D'ailleurs il avoit aucun de ces états qu'il faisoit embrasser à ses fils, qu'il n'eût besoin d'être façonné.

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