Les Papillotes sont
anciennes, & le Papillotage est nouveau. Les Papillotes ne contribuent
qu'à l'ornement des cheveux & le Papillotage embellit toute
une personne. C’est lui qui donne cette semillante legereté,
si propre à faire briller les esprits, & à orner la
société, qui répand ces gentillesses, dont notre
siècle tire avec raison son mérite & sa gloire, qui
chamarre les hommes de graces, & les femmes d’agrémens, qui
communique au moindre geste une impression d’amabilité, au moindre
sourire une nuance d’enchantement, & qui, laissant à l’écart
tout systeme économique & politique ne connoit d’étude
que celle des modes & des plaisirs.
Disons mieux, le Papillotage est le raffinement de l'élégance
& de la volupté, la quintessence de l'aimable & du joli,
le coloris des charmes & des graces, l'excellence & la perfection
des usages du beau monde, l’expression du bon goût l'emblême
de la délicatesse, le vernis des paroles & des manieres,
l'embellissement des fêtes & des amours, le créateur
des parures & des ornemens. Ce n’est que depuis l'époque
du Papillotage qu'on parle, qu'on écrit, qu'on pense, & qu'on
aime artistement ; qu'on subtilise les choses ,qu’on les spiritualise,
& qu’on les divinise ; qu'on dit d'un beau visage qu'il est miraculeux, d'un bel habit qu'il est ravissant, d'un homme à saillies qu'il est étonnant, qu'on escalade les superlatifs pour exprimer
la moindre passion, qu'on a peine à distinguer l'individu male
de l'individu femelle, & qu'on voit l'un & l'autre également
amateurs de tout ce que le luxe & la délicatesse peuvent
imaginer ; que le précieux Doriment est devenu l'homme du jour,
que la sublime Cloé est devenue l'Oracle des beaux esprits, que le
merveilleux Electre a charmé l'Univers par ses Ecrits, que
l'agréable Abbé Floris fait foule à ses Sermons, que les Oeuvres
de Glamine font entre les mains de tout le monde. Il n'y
a rien qui n'éprouve les vicissitudes du tems & des modes.
Au majestueux succéde l'agréable, au beau le joli ; telle
est la marche de la Nature & des Arts. La France fastueuse engendra
la Saxe galante, comme le siecle d'Auguste amena celui de Seneque; &
ces superbes fêtes, & cette noble magnificence qui exciterent
l'admiration de nos Peres, s'éclipserent insensiblement pour
faire place au Papillotage, dont nos meubles, nos habits, nos mœurs,
nos personnes portent la livrée & l'empreinte. Un certain
seigneur, nommé le Marquis de Florimene, & qui le premier parmi nous fut appellé
petit-Maître, s'associa pour compagne la femme la plus sensuelle
& la plus élégante. Couple admirable ! Ils introduisirent
les caprices, les minauderies, les bagatelles de tout genre, en un mot,
le Papillotage ; & il faut avouer qu'ils en étoient dignes.
La plume légere de l'Auteur de Ververt pourroit seule décrire
dignement leur parure & leur maintien, la délicatesse de
leur table & l'élégance de leurs ameublemens, la lesteté de leurs équipages & la somptuosité
de leur garde-robe, la magnificence de leurs bijoux & les graces
de la conversation.
On voyoit leur Hôtel décoré des ornemens les plus
exquis, les glaces y réproduisoient les personnes, la couleur
de rose y contrastoit avec le bleu céleste, l'argent leur donnoit
le plus merveilleux éclat. Les fauteuils, les tabourets, les
sopha n’offroient à la vue que des lacs d'amour admirablement
nués, que des fleurs aussi naturelles que celles qu'on cueille
dans les jardins, que des papillons & des oiseaux, qui sembloient
moins une broderie qu'une miniature ; les cheminées paroissoient
des magasins de bijouterie, les consoles des boëtes de parfums,
les fenêtres des miroirs, les plafonds un firmament. Tout étoit
azuré, surdoré. Les parquets formoient un émail
par l'heureux assortiment du marbre & du porphyre, & les alcoves
ornees de lits pompeusement exhaussés, retraçoient les
trones du Mogol.
Chaque appartement avoit sa toilette, & celle de Monsieur surpassoit
celle de Madame, par les raretés dont elle étoit enrichie.
Les quatre parties du monde avoient contribué à former
ce chef-d’oeuvre d'élégance & de gout. On y trouvoit
les plus superbes pierreries, tous les desseins imaginables exécutés
en argent & en or avec une délicatesse ravissante, &
I'on y respiroit l'odeur des plus agréables parfums. Les boîtes,
les flacons, les cuvettes, les vases, les bagues, les étuis,
les breloques, les montres, annonçoient par leur cizelure &
par leur émail, le goût le plus exquis & le plus raffiné.
Que ne dirois-je point de la garde-robe, ce monde de merveilles, où
les couleurs les plus tendres, & les étoffes les plus rares
formoient des parures relatives à toutes les fetes & à
toutes les saisons, où le goût des plus excellens Tailleurs
répondoit à la beauté des velours, des moires,
des satins, des étoffes, & exprimoit toutes les graces, &
toutes les gentillesses du Papillotage naissant ?
Les jardins ne renfermoient que des berceaux, des terrasses, des amphithéâtres,
des cascades & des bosquets; & il n'y avoit pas jusqu'aux lieux
secrets où l'on n'eût prodigué tous les raffinemens
du luxe & de la mollesse. C'est dans ce même Hôtel qu'on
vît éclore les sucres ambrés, les jus, les coulis,
les essences de tout ce que la terre & les eaux produisent de plus
délicat, & de plus précieux. C'est là que commencerent
les propos décousus, les phrases originales; c'est là
qu’on parla gras pour la premiere fois, & que nâquirent enfin
les vapeurs.
L'anti-chambre étoit une magnifique salle, où des laquais,
presqu'aussi maîtres que le Seigneur qu'ils paroissent servir,
lisoient des romans philosophiques, jouoient, juroient, & décidoient
de la noblesse, ou du mérite du tous ceux qui entroient, qu'ils
daignoient annoncer. La chambre du Portier renfermoit un Suisse gigantesque,
dont la figure & le ton écartoient quiconque n'avoit pas
l'honneur d'être Marquis, Comte ou Duc.
Cependant toute cette pompe extérieure, n'étoit qu'une
légere copie du Seigneur, & de la Dame que j'oserois dépeindre,
si mes crayons étoient plus brillans. Pleins l'un & I'autre
de richesses d'agrémens, & de desirs, ils n'existoient que
pour créer un monde tout nouveau & pour transmettre à
leurs descendans une nouvelle façon de vivre & de jouir de
la vie. Las de ce vieil Univers, comme ils le disoient souvent, ils
ne s'étudioient qu'à subtiliser, qu'a raffiner, &
ils donnoient le modèle de tous leurs raffinemens à des
ouvriers qu'ils vinrent enfin à bout de former. De là
ces générations de Marchandes de Modes & d'Artistes,
dont nos cités sont remplies, ces boutiques & ces magasins,
où l'on apperçoit d'un coup d'œil tout ce qu'une industrieuse
frivolité peut imaginer.
Tant il est vrai qu'un génie créateur peut lui seul renouveller
les coutumes & les mœurs ! Car il est à propos d'observer
que le charmant Marquis & sa Femme n’eurent point d'autres modèles
qu'eux-mêmes à copier. Ils trouverent bien, à la
vérité, des routes battues, des chemins frayés
; on avoit quitté le gothique pour arborer une magnificence aussi
somptueuse que coûteuse; mais il n'y eut que leur imagination
qui leur ouvrit la carriere des gentillesses & des graces, qui leur
enseigna le moyen de rendre les plus petits riens importans & précieux,
de donner de la valeur aux moindres coups d'œil, aux moindres sourires,
d’établir enfin l’agréable sur les ruines de l'utile.
Le dirai-je? ils furent dans la partie des Modes ce que Descartes fut
dans la Philosophie. Comme lui ils s'occuperent de matiere subtile & de tourbillons,
comme lui ils se dépouillerent de tous les Systêmes en
usage, pour en établir un qui devint la manie générale,
& la régle du sçavoir vivre.
Il suffisoit de 1es envisager, & l'on apprenoit tout-à-coup
1'art de se parer avec goût. Quels soins ne se donnoient-ils pas
pour y réussir de maniere à captiver les regards ? Aussi
charmans dans leur négligé, que dans leurs plus beaux
atours, ils étoient toujours également adonisés.
Leur frisure répondoit à leurs habits, & leur parure
étoit le chef-d'œuvre de l’esprit humain.
Tant de merveilles devoient sans doute former un nombre d'imitateurs,
& de curieux. Aussi 1'Hôtel étoit-il toujours plein
; chacun se faisoit gloire de s'y rendre, & les plus clair-voyans
s'appliquoient à copier jusqu'au moindre geste, jusqu'au plus
petit mouvement.Bientôt on ne mania plus l'éventail, que
comme 1a Marquise, on ne croisa plus les jambes que comme le Marquis.
Mais combien leur cœur ne souffroit-il pas, lorsqu'ils se voyoient mal
copiés ? & cette disgrace n'arrivoit que trop souvent : cependant
les Duchesses réussissoient assez bien dans l'art de l'imitation,
quo
affectassent de ne vouloir rien imiter.
Malgré ces succès, il n'y avoit qu'une brillante progéniture
du Marquis, & de la Marquise, capable de bien les rendre : aussi
soupiroient-ils impatiemment après l’instant où leur Hymen
deviendroit fécond, & où ils se verroient renaître
dans le fruit de leur amour; car quoique créateurs des graces
& des modes, ils n'étoient point encore assez petits-maîtres
pour ne pas s'aimer , c'est-à-dire qu'ils tenoient encore à
leur siecle moins raffiné que celui-ci.
Leurs désirs furent exaucés, un Enfant brillant comme
l'aurore combla leurs souhaits , & cet Enfant fut l’aîné
de huit, qui nâquirent dans l'espace de sept ans. Il étoit
sans doute douloureux d'accoucher. mais ces douleurs furent si tempérées,
par tous les enjolivemens qu'on imagina pour chaque couche, que la Marquise
ne s'apperçut presque pas qu'elle accouchoit. Les ajustemens,
les visites & les consommés se succédoient avec une
telle rapidité, qu'on n'avoit pas le loisir de s'occuper de son
mal ; les evanouissemens varioient encore la scéne, & servoient
de spectacles.
On revenoit de sa pamoison , & l'on voyoit une chambre pleine de
femmes alarmées, de Médecins attentifs, de laquais affaires
; les uns soutenoient la tête, les autres tâtoient le pouls
; ceux-ci présentoient des flacons vivifians; celles-là
se lamentoient; celles-ci imposoient silence à de petits chiens
qui étoient hargneux, parce que Madame les avoit gâtés.
Le Marquis eût sans doute été désolé
de n'avoir que des filles; mais il n'en eut que trois, & cinq garçons;
& par un bonheur des plus rares, & Ces heureuses circonstances,
qu'arrange le concours des constellations ou des époux, ils eurent
tous les huit une taille divine, un visage miraculeux. Il est vrai que le pere & la mere excelloient
en ce genre; mais combien d'enfans contrefaits démentent tous
les jours les graces, & la beauté de ceux qui leur donnerent
la naissance. Nos villes sont pleines de Seigneurs, qui paroissent moins
des hommes que des avortons.
A peine les Enfans du Marquis eurent-ils quitté le berceau ,
qu'on les inocula & ils furent les premiers qui goûterent
cette inestimable faveur, comme dignes à tous égards des
honneurs de l'inoculation. On pensa que cela feroit une époque
philosophique; & le Marquis aimoit les époques, quoique le
Livre de l'Esprit, n'eût pas encore paru. (Cet Ouvrage dit
que tes hommes de génie aiment tout ce qui fait époque.)
Les Nourrices avoient été choisies parmi les plus élégantes
de leur profession; & lorsque le tems fut venu, des Précepteurs
poupins l'emporterent sur tous ceux qui se présenterent. On vouloit
donner au monde le spectacle d'une éducation toute originale.
Le siècle ne faisoit que commencer , & il étoit important
qu'il s'annonçât très différemment de ceux
qui l'avoient précédé.
On eut grand soin que les Précepteurs ne fussent point Ecclésiastiques,
car il étoit déjà du bel air de sçavoir,
qu'ils ignorent la législation,
& qu'ils ne sont pas propres à former des Citoyens. On n’enseigna que quelques mots de latin, mais
beaucoup de circonlocutions Angloises & Allemandes, & l'on s'appliqua
sur-tout à apprendre à ces Enfans, quoique les uns n’eussent
que douze à treize ans, & les autres dix à onze, à
devenir économes, peres de famille & hommes d'état, en un mot citoyens; de sorte que je ne crois
pas me tromper, en assurant que cette merveilleuse méthode a
servi de modèle à tous ceux qui viennent de nous donner
des plans d'éducation.
Ainsi le Marquis fut Auteur, sans penser à l'être. Il visitoit
souvent ses fils, pour pouvoir les rendre semblables à lui-même
, & il ne cessoit de leur répéter les beaux mots de
génie & d'humanité, qu'il leur recommandoit de ne
jamais oublier. Ses désirs s'accomplirent ; ses Enfans grandirent,
& ils furent élevés tout différemment que dans
les Colléges, Les termes de méthaphysique, de géométrie,
d'histoire naturelle, leur devinrent si familiers, qu'on les crut grands
Métaphysiciens , grands Géometres & grands Naturalistes.
On étoit enthousiasmé de leur jargon, sans faire attention
que ce n'étoient que des mots, & que 1e premier âge
n'est pas susceptible d'études aussi profondes, mais n'importe,
II ne s'agit dans ce monde que de faire illusion, & ils la faisoient,
de la maniere 1a plus séduisante.
Quant à la Religion, on leur en donna des idées si subtiles
& si alambiquées , que tout cela s'évaporoit ; telle
étoit la volonté du pere, qui ne choisissoit une nouvelle
maniere d'enseigner la Morale & les Dogmes, que pour faire disparoître
les Catéchismes. Madame ne cessoit d'applaudir à cette
excellente méthode , & de déclamer contre les Colléges,
qu'elle appelloit les Ecoles de la déraison. Elle disoit, ainsi
que son illustre Epoux , que Ses fils en avoient plus appris dans quelques
Livres élémentaires, qu'on avoit composé à dessein
de les former, que les Professeurs de Colléges ne savoient eux-mêmes.
Les Demoiselles passoient le jour à étudier l'Anglois,
c'étoit déjà une espece de fureur, à lire
des tragédies & des romans, à danser, à chanter;
& leurs freres, ainsi qu'elles, étoient obligés de
connoître toutes les étoffes à la mode, & les
modes elles-mêmes. On leur avoit même assigné des
prix, pour les engager à se rendre célebres dans l'etude
de la parure & du bon goût. On leur donnoit des questions
à résoudre sur la prééminence des couleurs,
sur l’assortiment des nuances, sur les différentes especes de
frisures, sur le choix des bijoux, sur celui des brochures qui paroissent
à chaque instant, & souvent ils soutinrent Thése sur
ces importantes matieres, en présence de plusieurs petites-Maîtresses,
& de quelques Académiciens.
On ne leur donna pas seulement des Maîtres de musique & de
danse, mais on les mit entre les mains de gens propres à les
maniérer, & qui leur apprirent à cracher avec propreté
, à se moucher avec grace, à prendre du tabac avec élégance,
à grasseyer en parlant, à sourire en pleurant, à
marcher en sautillant, à entrer en fredonnant, à sortir
en pirouettant, à jetter des regards de dédain sur tout
ce qui n'est pas noble ni opulent, à se railler de tout ce qu'on
n'entend point, à ridiculiser tous ceux qu'on n'aime pas.
Ces leçons produisirent leur effet, & chacun s'en apperçut,
lorsqu'ils furent introduits dans le grand monde. Ils y entrerent de
bonne heure, suivant la méthode qu'on suit encore, & bientôt
les Femmes de la Cour raffolerent de leurs manieres, & de leurs airs.
Il est vrai que leur figure, leur coloris , leur parure & leur nom,
leur donnoient un mérite infini. Ils ne sortoient que dans les
équipages les plus lestes, qu’escortés de laquais qu'on
prenoit à la taille, & qui étoient magnifiquement
surdorés ; ils ne s’annonçoient que par des exhalaisons
de bergamote & d'ambre ; ils ne paroissoient que chamarrés
de gentillesses, qu'ornés de bouquets aussi rares qu'éclatans,
que mouchetés & couverts de joyaux.
Tous les jeux leur étoient familiers, & ils savoient agacer
une jolie femme, & perdre en même-tems avec une complaisance
infinie ; moyens infaillibles de plaire, & dont ils furent les inventeurs.
Ils ne se nourrissoient que d'extraits, que d'idées de tout ce qu'on servoit sur la table de plus
exquis, & ils ne buvoient que du vin de champagne avec de l'eau.
Ils interrogeoient quatre personnes à la fois, & ils n’attendoient
jamais la réponse; ils parloient en même-tems de Constantinople,
& du Palais Royal, de la guerre & de leur chien ; ils oublioient
les Convives, pour discourir avec leurs gens , & ils affectoient
de paroître toujours distraits & affairés. Ils décidoient
impérieusement d'un livre qu'ils n'avoient point lu, & il
étoit toujours mauvais & pitoyable, s’il traitoit de la Religion. Ils sçavoient
faire vingt visites dans une heure, voler à trois Spectacles
presqu'en même-tems, lorgner tout le monde, ensuite disparoître.
Ils vouloient être par-tout où ils n'étoient pas,
& souvent ils demandoient à leur Cocher où ils devoient
aller ; en un mot ils enchérissoient sur pere & mere, &
le Marquis & la Marquise en étoient enchantés.
Lorsqu’ils amenerent la mode d'emprunter & de ne point payer, le
pere jugea qu'ils étoient suffisamment versés dans l'art
du sçavoir vivre, qu'il falloit leur faire à chacun un
état. Je dois rendre ici justice à ses intentions. Moins
jaloux de l'avancement de ses fils, que de la réformation du
genre-humain, qu'il brûloit du désir de façonner,
il ne les engagea que dans des professions qu'il crut propres à
son dessein; & pour procéder selon toutes les régles,
& dans toute l'exactitude, il les assembla & leur adressa ce
discours pathétique.
"Puisqu’il a plu, Messieurs, au Moteur
universel, de disposer les événemens,
de sorte que vous soyez heureusement nés d'un pere & d'une
mere également illustres par leur noblesse, & par leurs biens,
& qui ont tout le goût possible en partage, vous devez sans
doute vous ressentir de cette merveilleuse origine & coopérer
avec nous, à renouveler la face de ce monde, & à rendre
le siecle qui commence avec vous ( c'étoit en 1702) l’âge
de l’élégance & des graces.
Vous entrez dans un Univers, où des hommes de génie ont
excité d'heureuses révolutions ; mais que de changemens
ne restent pas encore à faire. Les modes ne sont qu'ébauchées,
& leur perfection doit être votre objet.
Vous avez heureusement tout ce qui est nécessaire pour introduire
une nouvelle maniere de parler, d'agir, & de penser; pour raffiner
sur la façon de s’habiller, de se loger, de se présenter,
pour faire éclipser ce gros bon sens, qui fit par malheur tout le mérite de
nos peres, & pour lui substituer ce bel
esprit, sans le que l’on ne
peut absolument plaire.
Vous sçavez que je n'ai rien épargné jusqu'ici,
pour vous rendre capables de ces succès, J'ai combattu les Coutumes,
les Loix, disons mieux , les préjugés, pour vous procurer
une éducation délicieuse, dont on n'avoit point d'idée
; eh, combien ces moyens n'ont-ils pas réussi, puisque je ne
puis m'empêcher de vous dire, sans vouloir vous flatter, qu'on
vous montre & qu'on vous cite déjà comme les prototypes
de l’élégance & du bon goût ; mais n'allez pas
croire que l’ouvrage est achevé, car la jeunesse est vaine &
paresseuse. Vous n'avez fait voir que ce que vous pouviez devenir, &
il faut prouver ce que vous devez être.
Quelle douleur ne seroit-ce pas pour Madame & pour moi, si nos soins
n'avoient abouti qu'à vous rendre aimables ! Le goût de
la législation & l’amour de l’humanité, nous engagent à désirer &
à accélérer la réformation de tous les hommes
; vous sçavez que le Sage est citoyen du monde, & qu' on
mérite pas d'exister lorsqu’on n’est bon que pour soi.
D’ailleurs quelle gloire ne sera-ce pas pour vous, & quelle satisfaction,
de vivre au milieu d'un monde dont la délicatesse & les manieres
seront votre ouvrage. C'est alors que vous vous contemplerez dans un
si charmant objet, & que vous croirez avoir multiplié votre
Etre, à proportion des personnes que vous aurez éduqué
par vos discours & par vos exemples.
Mais comment parvenir à ce but ? Le voici. Ne lisez que des livres
agreables & semillans, dont une vive imagination ait été
le principe ; ne fréquentez ni ces gens érudits,dont le
sçavoir excéde, ni ces hommes austéres,qui ne parlent
que sagesse & vertu. Votre nom vous dispense de ces qualités
vulgaires, & vous serez toujours assez recommandables, si vous sçavez
être aimables.
Je n’entends point par cette amabilité, le fade désir
de plaire à tout le monde, ni une attention à capter 1a
bienveillance des uns & des autres, à écouter celui-ci,
à saluer celui-là. Vous ne seriez pas riches, s'il falloit
vous asservir à ces façons triviales ; mais j'entends
une élégance dans vos gestes & dans vos expressions
qui charme & qui étonne, une délicatesse dans vos
manieres qui fixe & qui ravisse, un agrément dans votre parure,
qui vous rende l'homme du jour.
Etudiez-vous à ne copier personne , mais à passer vous-mêmes
pour modeles.Il n'y a que les petits esprits qui se bornent à
l'imitation, & c'est par cette raison que le grand nombre vous imitera.
Donnez l'essor à vos idées, & ne concevez que des
choses qui contribuent à l’embellissement de la société
& aux commodités de la vie. On desire toujours grandement,
quand on est assez riche pour contenter ses desirs ; & heureusement
la fortune ne vous manquera pas. Vous l'attacherez au char de vos graces,
si vous faites ce que je vous prescris. Rien ne résiste aux charmes
de l'élégance & du goût. Ceux qui vous critiqueront
en secret, vous imiteront en public.
Faites-vous un passe-tems qui soit varié par mille plaisirs de
votre invention, & regardez comme la chose la plus importante de
votre vie, l’attention que vous devez à vos personnes.
Ne préparez jamais ce que vous devez dire. L'usage des Dictionnaires
& du monde, vous donneront une noble élocution. Le bel esprit
parle toujours bien, & la raillerie vient au défaut des raisons,
si par hazard on étoit embarrassé ; n'écoutez que
lorsque vous entendrez des choses amusantes, ou lorsque vous ne voudrez
pas faire parade d'esprit. Sur-tout jouez souvent le Distrait.
Faites-vous des magasins de brochures, d'étoffes & de bijoux
, que la mode favorise ; ne manquez pas de connoître les Auteurs
& les Artistes qui ont un nom, & formez-en quelques-uns, que
vous mettrez vous-mêmes en vogue. De tels personnages sont des
panégyristes éternels de notre bon goût, & il
convient d'en -avoir de la sorte.
Parcourez exactement tous les Catalogues des Livres nouveaux; &
retenez les termes des principales choses que les Artistes mettent en
oeuvre. Cette connoissance donne beaucoup de relief & de réputation,
& la plupart des Seigneurs n'ont pas d'autre sçavoir.
Ne contractez pas des dettes qui vous obérent, mais soyez toujours
dans le cas de devoir. Il n'y a que la Roture qui paie exactement, parce
qu'elle est timide & minutieuse.
N'ayez jamais plus d'une maîtresse; mais qu'elle soit affichée.
C'est le ton, & il faut le prendre.
Que votre table soit délicate sans être somptueuse, &
qu'on y voie toujours briller quelqu'Auteur à la mode, &
quelqu’Académicien qui ait de l'esprit.
Donnez à vos gens liberté qui les rende en quelque sorte
maîtres. Cela impatiente, mais cela dénote le grand Seigneur.
Ne vous embarrassez pas s'ils sont sages, pourvu qu'ils soient grands.
Que vos chevaux & vos cochers soient prompts comme le vent. Ne vous
inquiétez pas s'ils écrasent quelque personne, mais s'ils
vont avec trop de lenteur. C'est une foiblesse de ménager les
chevaux, & une sottise de craindre les accidens.
Ces avis ne vous regardent pas tous, car je ne vous dissimulerai pas
que j'ai fixé les conditions qui pouvoient par elles-mêmes
donner le ton, & qu'il faut absolument que vous les embrassiez.
Vous serez comme autant de gens préposés dans chaque état,
pour persuader les modes, & pour les introduire. Sans cela point
de réforme à espérer ; mais j'aurai soin que celui
qui sera Ecclésiastique, & celui qui sera Religieux soient
partagés de maniere à n'être pas mécontens."
L'aîné en conséquence devint homme de Cour, le cadet
Militaire, le troisieme Magistrat, le quatrieme Abbé, & le
cinquieme Religieux, afin que les Cours , les Armées, le Barreau,
le Clergé eussent des modèles pour se maniérer.
La Marquise tint la même conduite à égard des Demoiselles,
& elle destina l’une pour un riche Financier, l’aînée
pour le Couvent, la derniere pour demeurer fille, afin que la Finance,
les religieuses, & les Filles qui restent dans le monde sans s'établir,
trouvassent des originaux capables d'être copiés.
Il faut avouer que cet arrangement étoit combiné, &
que le Marquis ne pouvoit mieux s'y prendre pour réussir dans
son projet. D'ailleurs il avoit aucun de ces états qu'il faisoit
embrasser à ses fils, qu'il n'eût besoin d'être façonné.
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