| Vous serez peut estre surprise de recevoir une lettre de
         la part d'une fille que vous ne visitez jamais et qui n'a
         l'honneur de vous connoistre que par reputation ; mais, en
         verité, nous autres personnes du grand nom, et
         personnes extraordinaires, ne devons pas nous attacher aux
         maximes vulgaires, et ne sommes pas nez pour estre esclaves
         de ces petites formalitez que le commun observe. Aussi ay-je
         voulu m'en affranchir en cette rencontre ; et, connoissant
         desjà votre belle humeur et votre bonté, j'ay
         cru que vous ne seriez pas faschée que la bonne
         faiseuse de mouches prist la liberté de vous ecrire
         et de vous en envoyer de sa façon. J'appris mesme, il
         y a quelque temps, que quelques uns de vos galants de
         Toulouse en avoient donné à mademoiselle votre
         soeur sans vous en faire part, et je ne sceus pas plus tost
         cette nouvelle que je resolus de vous en envoyer de plus
         belles et de meilleures que les siennes, car nous en avons
         à tout prix et pour toute sorte de gens. J'en ay en
         mon particulier de toutes les façons,
 Pour adoucir les yeux, pour parer le visage,
 Pour mettre sur le front, pour placer sur le sein,
 Et, pourveu qu'une adroite main
 Les sçache bien mettre en usage,
 On ne les met jamais en vain.
 Si ma mouche est mise en prattique,
 Tel galant qui vous fait la nique,
 S'il n'est aujourd'huy pris, il le sera demain ;
 Qu'il soit indiférent ou qu'il fasse le vain,
 A la fin la mouche le pique.
 
 Au reste, Mademoiselle, ne vous imaginez pas que mes mouches
         ne soient diferentes que par la taille on par la figure ;
         elles ont en particulier des qualitez qui les font
         distinguer les unes des autres ; et je vous adverty que
         parmy celles-ci l'on y trouve de fines mouches, et que
         toutes ensemble ont l'inclination des abeilles, qui ne se
         posent d'ordinaire que sur des fleurs. Cependant, pour ne
         pas faire un grand discours sur un pied de mouche, et pour
         venir à ce qui est de plus important en cette
         matière, il faut que je vous apprenne qu'entre celles
         que je vous envoye, les longues se doivent mettre au bal (2)
         le plus souvent, parcequ'elles paroissent et se plaisent
         davantage au flambeau. Les plus grandes et les plus larges
         sont vraies mouches de cours, et pour les lieux d'où
         l'on les voit de loin, car elles portent 30 ou 40 pas, pour
         le moins, et vont attaquer un homme à la
         portée d'un pistolet. Nous en remarquons encore
         d'autres par dessus toutes, fort petites et coquettes
         à merveille, et celles-là sont vraies mouches
         de ruelle, qui ne tirent qu'à brusle pourpoint, et
         qu'on doit mestre enjeu quelque jour de collation ou de
         feste. Il ne dependra maintenant que de vous d'en tirer
         l'usage qu'il vous plaira ; je veux pourtant vous apprendre
         à vous en servir avec succez quand il vous prendra
         fantaisie de saisir un coeur dans un moment, ou le prendre
         d'assaut, si faut ainsi dire.
 
 Prenez une mouche de bal
 Avec deux mouches de ruelle,
 Renoncez un moment à vostre humeur cruelle
 Quand le galant viendra, radoucissez vos yeux
 Lors, d'un ton de voix gracieux
 S'il dit qu'il meurt d'amour, et qu'il mourra
         fidèle,
 Répondez en biaisant, flattez un peu son mal
 Que s'il parle encor de son feu,
 Taschez de paroistre resveuse,
 Et, pour deguiser vostre jeu
 Contrefaite la serieuse,
 Dites : Les hommes sont trompeurs,
 Ils sont fins et bien dangereux ;
 Ils feignent d'estre malheureux,
 Pour tromper une malheureuse
 Mais une fille est sans excuse
 Quand elle croit ces imposteurs !
 Que si pour lors le galant jure
 Qu'il n'est ny menteur ny parjure,
 Qu'il ne feint pas les maux qu'Amour luy fait souffrir
 Sans vous faire tirer l'oreille,
 Dites-lui, divine merveille,
 Que le temps peut tout decouvrir.
 Cependant, blamez l'inconstance,
 Dites qu'un vray galant est un tresor de prix
 Au reste, donnez-luy quelque douce esperance,
 Et tenez celui-là pour pris.
 
 Cependant je viens de m'adviser, Mademoiselle, que je
         sème des vers, parcy, par-là, dans une lettre
         que j'avois resolu d'ecrire en prose ; mais n'importe, puis
         que j'ai commencé, j'ai envie de ne pas me
         contraindre et de vous envoyer pour le moins autant de vers
         que de prose : car aussi bien, quand la fantaisie en prend,
         on ne sçauroit s'empescher d'en faire. Je vais donc
         vous conter une histoire en rimes ; elle est de mon mestier,
         et vous apprendra d'où sont venuës les mouches.
         et qui en inventa l'usage. Mais avant toutes choses je vous
         proteste que c'est un grand secret et un grand
         mystère, que je n'ai encore revélé
         à personne. Quand vous l'aurez sceu, je vous prie de
         n'en faire confidence à qui que ce soit qu'à
         Mademoiselle votre soeur.
 
 Ecoutez, fille divine,
 Je vous apprendray l'origine
 De ces mouches que vous portez ;
 Que vous autres, rares beautez
 Mettez si souvent en usage
 Pour embellir vostre visage.
 Ce dieu redouté des humains,
 Qui fait toujours mille desseins
 Contre la liberté des hommes,
 Mit en vogue, au siècle où nous sommes,
 Toutes ces belles mouches-là,
 Et voici comme tout alla :
 Un jour, près de Venus, sa mère,
 Et faute de meilleure affaire,
 L'Amour, sans dire un pauvre mot,
 Chassoit aux mouches comme un sot ;
 Si qu'enfin la belle déesse,
 En se moquant de sa jeunesse,
 Luy dit : "Arreste-toy, fripon,
 Et fais quelque chose de bon !"
 Mais certes elle oust beau luy dire,
 Le badin ne fit qu'en rire,
 Et toujours aux mouches chassa.
 Venus le vit et s'en fascha,
 Et, comme la chose la touche,
 Ayant, comme on dit, pris la mouche,
 Voulut luy donner sur les doigts,
 Mais il esquiva, le matois !
 Et, pour eviter la colère
 De sa maman, sut si bien faire,
 Qu'il lascha du creux de sa main
 Une mouche dessus son sein.
 Cette mouche à peine fut-elle
 Sur le sein de cette immortelle,
 Que l'on vit, dans le même instant,
 Qu'il en parut plus eclatant,
 Comme, quand un sombre nuage
 Cache le ciel par son ombrage,
 A l'entour de ce corps obscur
 Le ciel prend un nouvel azur,
 Et, rehaussé par son contraire,
 Brille d'une façon plus claire.
 Venus, dans ce ravissement,
 Benit ce bienheureux moment,
 Et fut tout-à-fait satisfaite,
 Car elle n'a rien plus en teste
 Et ne s'occupe tous les jours
 Qu'à chercher de nouveaux atours.
 Elle fit cent douces grimaces.
 Mais Dieu sait! quand une des Graces.
 Qui se trouva là par hazard
 Luy dit que jamais aucun fard
 Ne sçauroit la rendre plus belle
 Que cette invention nouvelle.
 Pour lors, se tournant vers l'Amour
 "Je veux te payer ce bon tour,
 Luy dit-elle, et, pour récompence,
 Deux tourterelles d'importance
 Seront aujourd'huy le prix
 De cette mouche icy, mon fils.
 - J'aurai donc deux tourterelles ?
 Dit l'Amour en battant des ailes
 Attendez, je veux faire mieux."
 Lors, de ses doigts industrieux
 Decoupant une étoffe noire,
 Il fit, si l'on en croit l'histoire,
 Mille mouches sans se lasser,
 Puis aussy test les vint placer,
 Une près de l'oeil de sa mere (3)
 (La chose icy n'est pas bien claire
 Si ce fut le gauche ou le droit) ;
 Il en mit encor dans l'endroit
 Où vola la première mouche,
 Sur les temples (4), sur la bouche (5),
 A costé du nez (6), sur le front (7),
 Sur les joues (8), sur le menton.
 Cependant la trouppe celeste,
 Apercevant Venus si leste,
 Mit des mouches pour l'imiter.
 Junon, pour plaire à Jupiter,
 En mit autant que Venus mesme.
 Pallas eut un desir extresme
 D'en mettre sur son front guerrier
 Et d'abandonner le laurier.
 Quand à Mars, pour plaire à Cyprine,
 Il en orna sa bonne mine,
 Et, depuis, en porta toujours
 Une fort grande de velours (9).
 Aussy test, les beautez mortelles
 En ayant appris des nouvelles,
 Voulurent en mettre à leur tour
 Sous le bon plaisir de l'Amour,
 D'abord qu'elles furent connues,
 Il sembloit qu'il en plût des nues ;
 La moindre bourgeoise en portoit,
 Et la soubrette s'en paroit,
 Comme eust pu faire une princesse,
 Car c'estoit la belle ajustesse (10) ;
 Enfin tout le monde en voulut,
 Et tout le monde en eut (11).
 
 1.
         Nous trouvons cette pièce dans la quatriesme partie, p.
         54-63, du Recueil de pièces
         en prose les plus agreables de ce temps, composées
         par divers autheurs. Paris,
         Ch. Sercy,
 MDCLXI 1 in-12. - La
         faiseuse dont il s'agit ici est sans doute celle chez qui
         il étoit de bon ton d'aller se fournir, et qui se
         trouve vantée dans le dernier couplet d'une chanson
         sur les mouches que Tallemant cite dans son historielle du P.
         André (Ire édit., t. 3, p. 326) :
 Mais surtout soyez curieuse
 Et difficile au dernier point,
 Et gardez de n'en porter point
 Que de chez la bonne faiseuse.
 Sur cette mode, on peut lire la note 368e du Palais Mazarin.
 2. Les
         mouches rondes étoient, les plus vantées. On les
         appeloit assassins.
         On lit dans la chanson que cite
         Tallemant :
 Vous auriez beau être frisée
 Par anneaux tombant sur le sein,
 Sans un amoureux assassin
 Vous ne serez guère prisée.
 Les hommes eux-mêmes en portoient : "Il sera encore
         permis à nos galants de la meilleure mine de porter
         des mouches rondes et longues." (Les lois de la galanterie 1644, édit. Aug. Aubry, p. 18.)
 3. La
         mouche collée près de l'oeil s'appeloit la
         passionnée.
 4. Partez-en à l'oeil, à la
         temple,
 Ayant le front chamarré,
 Et sans craindre votre curé
 Portez-en jusque dans le temple.
 Les hommes portoient "l'emplastre noire assez grande sur la
         temple, ce que l'on appelle l'enseigne du mal de dent ;
         mais pour ce que les cheveux la peuvent cacher, plusieurs
         ayant commencé depuis peu de la porter au-dessous de
         l'os de la joue, nous y avons trouvé beaucoup de
         bienséance et d'agrément. Que si les critiques
         nous pensent reprocher que c'est imiter les femmes, nous les
         estonnerons bien lorsque nous leur respondrons que nous ne
         scaurions faire autrement que de suivre l'exemple de celles
         que nous admirons et adorons." (Les loix de la galanterie, p. 19.)
 5.
         Au coin de la bouche,
         c'étoit la baiseuse
         ;
         sur les lèvres,
         la coquette.
 6.
         Sur le nez, c'étoit l'effrontée.
 7. La majestueuse.
 8. Au milieu de la joue,
         la galante ; sur le pli de la joue en riant, l'enjouée
 9. C'est l'emplâtre
         dont il est parlé dans l'une des
         précédentes notes.
 10.
         Parure. "Elle estoit tousjours
         quatre heures à sa toilette à compasser son
         ajustesse." (Contes de la reine de
         Navarre, nouv.
         36e.)
 11.
         Tout le monde en eut, si bien que dans une rnazarinade,
         Maximes morales et
         chrétiennes pour le repos des consciences dans les
         affaires présentes, etc.,
         1649, in-4., il est dit qu'on voit "abbés
         frisés, poudrés, le
         visage couvert de mouches, tous
         les jours dans un habit libertin parmi les cajoleries des
         Cours et des Tuileries."
 Edouard Fournier,
         1857
  
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