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B. E. L. Maublanc, De l'existence du genre neutre dans la langue française, 1814

NOTIONS PRELIMINAIRES.

Toutes les langues connues paraissent avoir été formées d'après les mêmes principes. Simples dans leur origine, grossières même, comme ceux qui les parlaient, elles ont suivi leur fortune. Elles se sont enrichies à mesure que les peuples ont acquis des connaissances et contracté des besoins; elles se sont corrompues, lorsque ces peuples sont retombés dans la barbarie. Ainsi l'on peut dire que, suivant le degré d'élévation ou d'abaissement des nations qui ont parlé les différentes langues que nous connaissons; elles ont toutes eu un commencement, un état de splendeur et un état de décadence.
Mais toutes ces langues ont suivi dans leur origine, peut-être sans les connaître, les mêmes principes analytiques (3), parce que ces principes sont dans la nature, et que dans tous les temps les hommes ont eu à exprimer les mêmes sensations et les mêmes rapports: s'ils ont employé des signes différents, les principes ont toujours été les mêmes.
Lorsqu'un objet frappe nos sens, notre première idée est de nommer cet objet, ou ta sensation qu'il nous fait éprouver. Le nom est donc le premier élément du discours.
Observons le langage d'un enfant qui commence à parler, il sera l'image vivante de l'enfance des peuples; car, sans remonter à l'origine du monde, nous pouvons nous convaincre que tous les peuples du monde ont eu leur enfance, leur âge viril, leur vieillesse, je dirai même, leur décrépitude. En un mot.. Ouvrons l'histoire, et nous y verrons que les différents peuples qui ont paru sur la terre, ont éprouvé en grand les mêmes vicissitudes que chaque homme éprouve en son particulier: ils sont nés, ils ont vécu avec plus ou moins d'éclat, et sont morts, pour faire place à d'autres. La différence qu'il y a entre l'enfance des peuples et "enfance des hommes, c'est qu'elle est proportionnée à la durée de leur existence : un enfant fait dans six mois autant de progrès qu'un peuple dans deux ou trois siècles (4). L'enfant qui commence à parler, et qui répéte ce qu'il entend dire, prend donc tout pour des noms, et la manière dont il emploie les mots qu'il répéte, en est la preuve.
Bientôt le nom dut être insuffisant, parce que, se bornant à nommer l'objet, il n'exprimait pas l'idée accessoire qui frappe les sens ou l'esprit en même-temps que l'objet nommé. Plusieurs objets de forme semblable, et nommés conséquemment de la même manière, pouvaient avoir des différences qu'il allait indiquer. L'adjectif exprima cette idée accessoire, qui faisait la différence; et bientôt multiplié a l'infini, il dut servir à indiquer, non seulement les qualités et les modifications, mais encore les manières d'être différentes, produites par les sensations.
Cette manière de parler avec des noms et des adjectifs a pu suffire pendant long-temps ; mais le premier homme qui aura eu un peu plus de raisonnement que les autres, aura senti que le nom et l'adjectif ne représentaient que deux idées déjointes, qui avaient besoin être liées ensemble par un mot nouveau; et sans doute le verbe être, ou son équivalent doit son origine à une semblable remarque.
La préposition, après avoir marqué les rapports entre les objets sensibles, fut étendue ensuite aux idées abstraites, à mesure qu'on en forma.
Telle a dû être l'origine des éléments du discours, et j'appelle de ce nom tout mot qui n'est pas susceptible d'être décomposé. Les éléments du discours sont donc le nom, l'adjectif, la préposition et le verbe être (5), puisqu'ils sont les seuls mots nécessaires à l'expression de la pensée : les autres mots qui entrent dans la composition du discours, sont des objets de commodité, et même de luxe.
Lorsque le langage s'est perfectionné, les noms se sont subdivisés : on a distingué des noms propres, des noms généraux, des noms abstraits et des noms de personnes. Ces derniers sont ce qu'on a mal-à-propos nommé pronoms, parce qu'on a cru qu'ils remplaçaient les noms des personnes (6) ; mais l'analyse démontre qu'ils ne remplacent aucun nom, et qu'ils représentent ou nomment, ou la personne qui parle, ou celle à qui l'on parle, ou enfin celle de qui l'on parle: ce sont donc de véritables noms.
Les fonctions de l'adjectif ne se sont plus bornées à qualifier les noms des objets; on les a étendues, en y ajoutant la faculté de déterminer les noms; et c'est dans cette circonstance que l'adjectif a été nommé article. Cet adjectif, employé, dans quelques occasions, avec ellipse du nom qu'il détermine, est devenu nom, et en a rempli les fonctions, parce qu'il en réveillait l'idée, et en tenait même quelquefois la place.
L'adjectif combiné avec le verbe être, forma le verbe adjectif, qui s'est multiplié autant que nous avons d'actions, de sensations, ou de manières d'être différentes à exprimer.
Le nom combiné avec la préposition, servit de modification à l'adjectif, sous le nom d'adverbe.
Enfin, la conjonction devint l'abrégé de plusieurs mots, et tout en liant les propositions évita la répétition des mots qui les auraient unies, et même de ceux qui en auraient fait partie.
C'est ainsi que le luxe, s'introduisant dans le discours, en a altéré la simplicité primitive au point qu'il faut être très-exercé pour démêler ce qui nous reste de cette antique forme de langage, et c'est cependant sur cette forme antique que reposent les fondements de notre syntaxe.
Les Francs, en empruntant des mots de la langue romaine, les ployèrent sous le joug de leur syntaxe, bien différente de celle des Romains. C'est ce qui rend la traduction des auteurs Latins si difficile, parce que lés deux langues se rapprochent dans des points de peu de conséquence, dans les mots, et s'éloignent dans le point le plus essentiel, dans la syntaxe ; car, dit M.Beauzée ce ne sont pas les mots qui constituent une langue, c'est la syntaxe ou la manière de les employer.

(1) Dans le huitième chapitre.
(2) Grammaire, IIe partie, chapitre 5.
(3 ) Condillac, Grammaire, Ire partie, chapitre 6.
(4) Grammaire de Condillac, Ire partie
(5) C'est le système de M. de Condillac. Je n'ai fait que le réduire à sa plus simple expression. Voyez sa Grammaire, Ire partie.
(6) Grammaire de Condillac, IIe partie.

 

CHAPITRE VIII
Conclusion.

Tous les exemples que j'ai donnés et analysés dans le cours de cet ouvrage, sont bien suffisants pour prouver même aux plus incrédules, qu'il existe dans notre langue des circonstances ou l'adjectif, ne pouvant être ni au masculin ni au féminin conserve sa forme primitive; et comme les mêmes circonstances peuvent se rencontrer dans toutes les langues, j'en conclus que cette distinction est dans la nature, et est un de ces traits du langage primitif, que le perfectionnement des langues n'a pu altérer.

M. Adam Smith de Glascow, dit que plus une langue a de mots, moins elle a de variations, et plus elle es simple dans ses formes. En effet, notre langue, plus riche en mots que la langue romaine a bien moins d'inflexions différentes; et la langue anglaise, qui a plus de mots que toutes les autres n'a presque aucun e variation. Elle marque les différents rapports ou par des prépositions, ou par des particules, ou par des auxiliaires. Mais quel que soit le nombre des mots ou des inflexions, ce sont toujours à peu près les mêmes idées que les langues ont à rendre parce que tous les hommes éprouvent les mêmes sensations, et les expriment de la même manière, quoique avec des signes différents.

Si nommer les objets, les qualifier, en indiquer les rapports, et joindre la qualification au nom sont les principes fondamentaux de toutes les langues', j'ajouterai que la distinction des genres dans les noms des animaux est également indiquée par la nature. La langue anglaise, qui n'a point de genre pour les noms généraux distingue bien les sexes des animaux, et admet les genres dans les noms de la troisième personne, avec un nom neutre pour les objets qui ne sont pas susceptibles de sexe. Ainsi la suppression des genres, dans la langue anglaise, se borne aux noms des objets inanimés et des idées abstraites, et a l'invariabilité de l'adjectif. Cette langue, qui se rapproche plus que la notre du langage primitif, nous montre à découvert des principes que nous nous obstinons a méconnaitre. Nous y trouvons un nom de la troisième personne, it, qui n'est d'aucun genre, plusieurs expressions, what, which, that, uniquement employées pour désigner des idées abstraites et des objets inanimés : en un mot, cette langue posséde le genre neutre, et l'admet dans ses grammaires. Il paraît , d'après Johnson, qu'autrefois le même nom de la troisième personne servait dans la langue anglaise pour le masculin et pour le neutre, mais que cet abus a été réformé.

Pourquoi, si cet abus existe dans la langue française; si nous n'avons qu'un seul mot pour désigner le genre masculin et le genre neutre dans les adjectifs et dans les noms de la troisième personne; pourquoi, dis-je, voulons-nous voir le masculin où il n'existe pas? Pourquoi méconnaissons-nous le genre neutre dont l'admission nous donnerait tant de facilité pour expliquer certaines difficultés de notre syntaxe ? Pourquoi nommer bizarreries de notre langue des régles qui ne sont que des conséquences d'un raisonnement juste, plutôt que d'admettre le principe sur lequel elles sont fondées? En vain nous nous refusons à l'évidence; l'usage, qui n'a jamais tort, nous force de nous en servir, pour traduire le genre neutre des latins et des anglais, et ne nous laisse que la liberté de lui donner une dénomination fausse, qui multiplie les difficultés.

Si M. Douchet avait voulu remonter à l'origine de l'usage, il n'aurait pas dit, après son exclamation : « Ce doit appartenir à l'un des deux genres; et il est effectivement masculin, puisque l'on donne la terminaison masculine aux adjectif corélatifs de ce, comme ce que j'avance est certain . Quelles pouvaient donc être les vues de notre illustre auteur (Dumarsais), quand il prétendait qu'on ne pouvait pas dire de ce qu'il fût masculin ni qu'il fut féminin ? Si c'est parce que c'est le hoc des Latins, comme il semble l'insinuer, disons donc aussi que temple est neutre comme templum. »

Ce n'est pas parce que hoc est neutre en latin, que ce est neutre en français, c'est parce qu'il a en français la même fonction que hoc en latin, celle de représenter une idée, d'en former un point, pour y lier une proposition incidente; et quand vous diriez en Latin au féminin : ea res quam dico est certa, vous traduiriez en français, à l'expression primitive: ce que je dis est certain. Ce n'est donc pas le genre de la langue latine, mais la nature des idées qui influe sur l'emploi de l'expression primitive dans la nôtre Nous pourrions de même traduire, hoc est certum par cette chose est certaine, sans que le principe fut altéré en rien. Concluons donc que, dans toutes les langues qui admettent des genres, cette distinction se borne aux noms des objets réels ou imaginaires; que les idées qui ne sont point exprimées par des noms, ne peuvent avoir ni genre ni nombre et sont conséquemment neutres ; enfin, que l'adjectif français, qui n'a en apparence que deux expressions, en posséde une troisième, semblable a celle du masculin dont la fonction est de modifier les idées qui ne peuvent être ni du genre masculin ni du féminin.

 

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