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Marmontel**, Contes Moraux
Paris, édition de 1829
Les promenades de Platon en Sicile | 1 | 2 | 3

Troisième partie

La réputation de bonté, de sagesse dont Platon commençait à jouir en Sicile, croissait de jour en jour et s'étendait dans les campagnes. Ses promenades se passaient à inspirer aux villageois l'amour de leur état et les vertus de la nature, à leur donner le goût de la frugalité, du travail, de la tempérance, et leur faire sentir le prix de leur paisible obscurité. Il avait composé pour eux un traité des vrais biens au nombre desquels n'était compris aucun des objets de l'ambition ni de la vaité des villes. Il leur montrait comment l'avarice, l'oisiveté, le luxe, la mollesse, châtiaient leurs esclaves ; et le traits dont il leur dépeignait la maligne fortune se jouant de ses favoris, il les leur faisait prendre en pitié. Dès qu'il voyait à ces villageois quelque peine d'esprit, quelque mal d'imagination, il allait à la source, et, que ce fût erreur ou vice, il s'appliquait à les guérir : on l'appelait le médecin des âmss. C'était le plus souvent à le jeunesse qu'il donnait des leçons de mœurs ; mais ces leçons étaient si douces, qu'on les prenait pour des conseils de l'indulgence et sensible d'amitié. Il leur recommandait la piété filiale envers les dieux, un saint respect pour la vieillesse, les plus tendres soins de l'enfance, et entre eux la concorde, la bonne foi, la paix ; il s'aidait quelquefois de l'innocente ruse de Socrate son maître, pour leur faire penser eux-mêmes ce qu'il voulait leur enseigner ; souvent il était consulté sur les affaires domestiques, et voici un exemple des conseils qu'il donnait.

Un riche cultivateur, Euthyme, avait un fils et une fille à marier : tous deux, d'une figure aimable, étaient connus de Platon pour avoir l'un et l'autre l'amour du vrai, le goût du bien, l'esprit docile et surtout le cœur excellent. Sage Platon, lui dit le père, vous voyez dans vos promenades la jeunesse du voisinnage, et à vos yeux le naturel se montre librement ; vous avez je ne sais quel charme qui l'attire, et mes enfants me disent qu'avec vous on n'a rien à dissimuler. Choisissez-moi de votre main un mari pour ma fille et une femme pour mon fls : l'un et l'autre ne veulent se décider que par mon choix ; et moi, je ne saurais mieux faire que de m'en rapporter au vôtre. Platon lui demanda du temps.

A quelques jours de là, dans le même village, le sage Athénien fut invité à une fête de famille. Euthyme et avec lui son fils Ladon et Célène sa fille y furent aussi conviés.

A cette fête on célébrait l'anniversaire de la naissance du vieillard Tlésimène, chef d'une famille nombreuse, ui ce jour-là se rassemblait chez lui pour dîner à la même table sous un berceau de vieux platanes que lui-même il avait plantés. A se enfants, à ses neveux, Tlésimène avait bien voulu associer quelques voisins ; et, par estime pour le disciple de Socrate, il l'avait prié de venir honorer sa fête.

Ah ! s'écria Platon en voyant ce vieillard environné, chéri, presque adoré de sa famille, et courbé sous le poids des couronnes de fleurs qui s'accumulaient sur sa tête, ceci me retrace les mœurs de la bien heureuse Atlantide. La bonté de ses mœurs tenait de même au sentiment de la piété filiale, à l'éducation domestique et à la longue autorité des pères et de mères sur les enfants. Cette autorité prolongée, et longtemps chérie et révérée, donnait aux bons exemples le temps de se régénérer. Les enfants entendaient les leçons que l'aïeul donnait encore au père, et dans cette tradition de sagesse et d'honnêteté il n'y avait point d'intervalle : c'était un héritage qui, sans altération, était comme ssubstitué, perpétué dans le familles. Ah ! combien je vous félicite de conserver ces vieux usages qui sont perdus dans ma patrie, et que j'y rappelais en vain ! Dans nos villes, dit Tlésimène, les mœurs sont aussi bien changéées ; mais dans nos campagnes ells ont moins perdu de leur antique simplicité.

Ces propos sérieux firent place aux saillies d'une gaîté vive et décente. Les esprits s'animaient, les cœurs se dilataient ; les chant d'allégresse exprimaient l'espèce de ravissement où l'on était de se trouver ensemble autour d'un si bon père ; et le vieillard semblait aussi plongé dans une sorte de délire, en jouissant de la tendresse et du bonheur de ses enfants. Mais, comme il est bien difficile à la joie de régler son essor, celle de Théagène, fils aîné du vieillard passa un moment les limites. Il invitait fréquemment les convives à chanter, la coupe à la main, des hymnes en l'honneur des dieux tutélaires de la maison ; tantôt à l'Hyménée, qui avait fait prospérer le lit nuptial dans la famille, tantôt à la Concorde, qui la tenait unie dans ses plus doux liens ; puis à Cérès et aux dieux des campagnes, qui l'enrichissaient de leurs dons, et l'instant d'après aux trois Parques, à qui surtout l'on devait rendre grâces d'avoir si longtemps épargné des jours qui leur étaient si précieux à tous.

Mon fils, lui dit enfin le vieillard d'un air imposant, votre piété va trop loin : si vous n'y prenez garde, elle touche à l'ivresse. Vous avez encore bien des dieux à saluer, je vous en avertis ; et si la coupe se remplit et se vide si rapidement dans vos mains, vous donnerez à vo enfants et aux miens un spectacle qui me fera mourir de honte et de douleur. Modérez-vous, et pensez que la joie est la plus étourdie, la plus folle des passions. Platon, frappé d'étonnement de la sagesse du vieillard, regarda Théagène : il le vit humblement baisser les yeux, rougir et garder le silence. Théagène avait soixante ans ; et, réprimandé par son père avec tant de sévérité, il eut, dans son respect pour lui, la timidité d'un enfant. Le rete du festin se passa doucement avec une liberté sage.

Mais, au sortir de table, Tlésimène prenant son fils amicalement par la main, et assemblant autour de lui un cercle de convives, parmi lesquels il affecta d'appeler Euthyme et Platon : Théagène, dit-il, mon fils, je vous ai trop sévèrement repris ; et je m'en accuse. Vous m'en voyez affligé jusqu'aux larmes. Mais vous, dans ce moment, vous avez donné à la famille une leçon dont je vous saurais gré le reste de mes jours. Ces jeunes gens ont appris de vous avec quel sentiment religieux un fils doit recevoir à tout âge le réprimandes et les corrections d'un père, quand même il y a trop de rigueur. Ne vous affligez point d'avoir mis à cette douloureuse épreuve ; elle aura fait sur vos enfants une impression durable, et ils auront pour vous tout le respect que vous avez gardé pour moi. La seule réponse de Théagène fut de tomber aux genoux de son père, et de les embrasser avec un sentiment profond de vénération et d'amour.

Lorsque Platon se trouva seul avec Euthyme : Avez-vous remarqué, lui dit-il, que, tandis que ce bon vieillard réprimandait son fils devant nous, devant sa famille, ce fils avait à ses côtés un jeune homme et une jeune fille qui sans doute sont ses enfants, et qui, les yeu mouillés de larmes, lui serraient tendrement la main, comme pour consoler leur père de la sévérité du sien ? C'est là, si j'avais une bru et un gendre à choisir, c'est là que je voudrais le prendre. Euthyme ne balança point ce conseil : à quelques jours de là les deu noces n'n firent qu'une ; et la plus riche dot fut celle des mœurs héréditaires que, dans l'un et l'autre ménage, apportèrent les deux époux.

En réfléchissant au bonheur dont il venait d'être témoin : Je conçois bien, disait Platon, qu'un ruisseau qui serpente dans un vallon olitaire et paisible conserve dans son cours la limpidité de sa source, tandis que celui qui traverse ou quelque route fréquentée, ou quelque ville populeuse, est continuellement souillé ; mais le ruisseau même le plus pur et troublé quelque-fois dans les momens d'orage : ici, l'égalité de mœurs que l'on dit être inaltérable doit donc apparemment tenir à quelque singularité que je ne connais point. Et, pour s'en éclairccir, il eut un entretien avec le vieillard Tlésimène, qu'il venait revoir quelquefois.

Je crois avoir assez étudié le cœur de l'homme pour savoir, lui dit-il, combien d'intérêts et de jalousies se glissent au sein des familles et y sèment la division. Dites-moi, vertueux mortel, comment avez-vous su en préserver la vôtre. Par un moyen bien simple, répondit Tlésimène : c'est de vouloir que, dans ma famille, tout le monde soit occupé, chacun diversement autant que possible, avec émulation et sans rivalité. J'ai donné, par exemple, à l'un de mes enfants une prairie et des troupeaux ; à l'autre une vigne, un verger riche en fruits, plus riche en abeilles ; à l'aîné des champs, une ferme, des taureaux, tout ce qui concerne les travaux de l'agriculture. J'ai recherché de même, dans mes gendres, la diverité de fortune et d'occupation. L'un cultive du lin, et possède sur la montagne des pâturage d'où ses troupeaux lui apportent de riches toisons ; l'autre, avec cette laine et celin que filent nos femmes, forme de précieux tissus. Celui que vous m'avez choisi, Ladon, le fils d'Authyme, fait ses délices des jardins : personne mieux que lui ne greffe et ne taille les arbres ; personne ne sait mieux donner à chaque plante le sol et l'aliment qu'elle aime. J'ai en vue à présent, pour l'une de nos filles, un jeune marinier que vous seriez tenté de prendre, à sa taille et à sa figure, pour l'un des enfatns de Neptune, et qui, sur une barque dont le dote son père, trafiquera pour la famille du surabondant de nos biens. Si cependant, malgré cette variété d'industrie et cet accordd d'utilité commune dans les offices mutuels, il s'élevait dans la famille quelque dissension, mes enfants ont promis de n'avoir que moi pour arbitre, et qu'on serait d'accord quand j'aurais prononcé. Après moi, ce sera le plus âgé d'entre eu qui exercera cette sainte magistrature, et j'espère qu'il y sera aussi équitable que moi.

Vraiment ce fut là, dit Platon, la société primitive ; mais elle ne peut subsister que dans les mœurs de notre état. Aussi, dit le vieillard, avons-nous vu chez mon voisin Myrène, ses frères qui s'étaient dispersés dans le monde, venir bientôt se rallier au foyer paternel, et ne trouver que là l'égalité, l'indépendance et le repos de l'âme dans le travaux du corps.

Ægon, leur père, avait laissé quatre enfants tout jeunes encore : l'aîné, Myrène, fut le seul qui s'en tint à la condition de laboureur ; les autres, pour ne pa se faire ombrage et se porter envie, prirent, ainsi que mes enfants, deds professions différentes ; mais au lieu que, dans des travaux mutuellement secourables, mes enfants sont restés unis, ceux-là se divisèrent : l'un mit son patrimoine dans le commerce maritime ; l'autre, voyant Syracuse et Messine se livrer à tous les caprices du luxe et de la vanité, fonda sur de frivolités les spéculations d'un négoce qu'il croyait devoir l'enrichir ; le troisième, habile économe et grand calculateur, sut se concilier la bienveillance et puis l'estime d'un jeune homme qu'un père avare laissait dans l'opulence, et qui fit de lui l'intendant et le régisseur de ses biens. Les voilà tous les trois sur le chemin de la fortune : le précipice était au bout. Le commerçant sur mer essuya des naufrages, et les pirates achevèrent de lui ravir le peu que lui laissait la mer. Le marchand de frivolités en eut quelque temps le débit, et il s'en était fait un magasin considérable ; mais la mode changea, et il fut ruiné. L'économe eut beau mettre tous ses soins à régler les affaire et la dépense de son jeune dissipateur ; celui-ci, ne concevant pas qu'avec des courtisanes, des flatteurs, des esclaves, des chars, des chars et des chevaux de prix, une table somptueuse et tout le train du luxe, il eût, en aussi peu de temps, épuisé le riche héritage que son père, avec tant de peine, avait lentement amassé, s'en prit, selon l'usage, à son malheureux intendant : il crut lui faire grâce en ne l'accusant que de négligence ; et, sans daigner vouloir examiner ses comptes, il le renvoya brusquement.



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