| Poésie | Page d'accueil. Home page | Adhésion

Paris ridicule et burlesque au XVIIe siècle, 1859
Introduction par P. L. Jacob


Nous avons voulu réunir dans ce volume une série de petits opuscules en vers, composés ou reproduits vers la même époque, et relatifs à l'histoire des mœurs de la ville de Paris, au milieu du dix-septième siècle.
Ce sont le Paris ridicule de Claude Le Petit ; la Ville de Paris, par Berthod ; le Tracas de Paris, par François Colletet ; la Foire Saint-Germain, par Paul Scarron ; les Embarras de Paris, par Boileau-Despréaux ; et les Cris de Paris, par un anonyme qui n'a fait que rajeunir un recueil en vers et en prose, publié pour la première fois vers 1500.
La réunion de ces différents ouvrages, qui ont entre eux une corrélation intime, sinon par les idées et le style, dit moins par les faits particuliers et le sujet général, forme un ensemble à la fois historique et littéraire que nous n'avons pas besoin de recommander aux amateurs. C'est un véritable tableau moral de Paris dans les premières années de règne de Louis XIV.

Claude Le Petit
Le Paris ridicule de Claude Le Petit est plus connu par son titre et par sa mauvaise réputation, qu'il ne l'est en réalité ; car, si tout le monde le cite et le juge, bien peu de personnes peuvent se vanter de l'avoir lu ; les éditions de ce poëme célèbre sont toutes rares, et quelques-unes introuvables. On ne sait pas même quelle est la première édition clandestine qui a été imprimée après la mort du poëte. Il est probable que ce poëme circula d'abord manuscrit, et passa de bouche en bouche dans la société des libertins de Paris : c'eût été jouer gros jeu que de faire imprimer, même en cachette, un ouvrage aussi hardi, qui s'attaquait à tout, aux choses de la terre comme aux choses du ciel, sans avoir l'air de rien prendre au sérieux. Il y avait, dans cette satire en forme d'ode burlesque, de quoi faire fouetter le libraire, emprisonner l'imprimeur et brûler l'auteur.

Notice de Viollet-le-Duc

Ce n'est que plus tard et sous un tout autre prétexte, que l'auteur fut brûlé. «  C. Le Petit avait seulement fait preuve d'un esprit original et gai, dit Viollet-Le-Duc qui semblerait n'avoir pas lu ou compris le Paris ridicule qu'il a fait figurer dans sa Bibliothèque poétique ; mais, jeté par la nature de son talent dans la société des jeunes libertins, tels que Saint-Amant, Linières, Saint-Pavin, Des Barreaux et autres, C. Le Petit ne s'avisa-t-il point de composer une chanson impie sur la sainte Vierge, et qui courut dans ces sortes de sociétés, alors beaucoup trop nombreuses. Un jour, en l'absence de Le Petit, qui avait négligé de fermer sa croisée, le vent enleva dans la rue des papiers, ramassés bientôt par un prêtre : il les porte au procureur du roi. Descente juridique est faite chez Le Petit, au moment qu'il rentrait chez lui, où l'on trouva le brouillon des chansons qui couraient manuscrites ! Le malheureux fut condamné à être pendu, puis brûlé, et le jugement fut exécuté en place de Grève, malgré tout ce que purent faire, des personnages du premier rang, que sa jeunesse et ses talents intéressaient pour lui. Ces détails nous sont donnés par Saint-Marc le commentateur, qui lui-même les tenait d'une personne qui avait connu La Petit et sa famille. »
Viollet-Le-Duc a tiré, en effet, d'une note de l'édition des œuvres complètes de Boileau, donnée par Lefebvre de Saint-Marc, une partie des renseignements que renferme le passage précédent, mais le reste est emprunté à un roman historique que nous avons publié en 1842, sous ce titre : le Singe. et qui contient beaucoup de faits précieux pour l'histoire du temps comme pour la biographie de Claude Le Petit, que les biographes avaient complétement oublié jusqu'alors. Tout ce qu'on savait de lui avant la note de Lefebvre de Saint-Marc se trouvait dans une autre note d'un autre commentateur de Boileau, Brossette, qui avait découvert une allusion au triste sort de l'auteur du Paris ridicule dans ces vers de l'Art poétique (chant II) .

Toutefois, n'allez pas, goguenard dangereux
Faire Dieu le sujet d'un badinage affreux ;
A la fin, tous ces jeux que l'athéisme élève
Conduisent tristement le plaisant à la Grève.

« Quelques années avant la publication de ce poëme, dit Brossette, un jeune homme fort bien fait, nommé Petit, fut surpris faisant imprimer des chansons impies et libertines de sa façon. On lui fit son procès, et il fut condamné à être pendu et brûlé, nonobstant de puissantes sollicitations qu'on fit agir en sa faveur. »

Récit de Jean Rou
On ne saurait rien de plus sur Claude Le Petit et sa tragique destinée, si les Mémoires inédits de Jean Rou, son contemporain et son ami, n'avaient pas été retrouvés dans les archives de l'État, à la Haye, et mis au jour en 1857 (Paris, 2 vol. grand in-8) par les soins de M. Francis Waddington. Ces Mémoires, dont l'auteur protestant, avocat au Parlement de Paris sous le règne de Louis XIV, fut enfermé à la Bastille pour avoir émis certaines opinions hétérodoxes dans un ouvrage d'histoire, contiennent un chapitre entier consacré à Claude Le Petit ; chapitre tellement curieux, que nous croyons devoir le transcrire ici comme la notice la plus complète et la plus authentique qui nous fasse connaître la vie et le caractère de ce pauvre poëte.
« Une espèce de honte que je me suis faite dans la première partie de ces Mémoires, raconte Jean Rou, de parler d'une connoissance assez étroite que je liai par occasion vers l'année 1665 avec un jeune homme de beaucoup d'esprit, à cause que sa déplorable mort en public et sur un bûcher me sembloit incompatible avec l'honneur dont j'ai toujours fait profession, m'empêcha, lorsque j'en étois à cet endroit de mon histoire, de faire mention des innocentes habitudes que j'avois prises avec le malheureux dont je parle. Mais, comme j'ai, d'un côté, quelques pièces assez divertissantes à rapporter de lui, dont la vue pourra ne pas déplaire au lecteur, et que ma justification, en ce qui regarde ce commerce, est fort aisée à faire, je feindrai d'autant moins de rapporter ici cette particularité négligée ci-devant, que deux mots de l'histoire de ce jeune homme pourront être regardés comme quelque chose d'assez curieux.
« Celui donc de qui j'ai à parler ici étoit le fameux C. Le, Petit, brûlé en Grève, le .. 166. [Je ne saurois dire si ce fut en 1664 ou 5 ou 6, car je fis un séjour de près de trois ans à Châteaudun, savoir en ces trois années ; je penche plus pour 1664. (Note de Jean Rou.)]. Je l'avois connu, par hasard, dans un lieu assez honnête [C'étoit chez le sieur Vignon, inventeur de l'angélique instrument de musique, participant du luth et du théorbe. (Note de Jean Rou.)], où réglément il se tenoit concert tous les jeudis de chaque semaine et où se rendoient quantité de jeunes gens polis, tant de l'un que de l'autre sexe : Boursault, de Vizé, Joly, de Lourdines, Richelet même et Montreuil, quoique déjà tous deux hors du premier âge, et enfin plusieurs autres beaux esprits s'y trouvoient fort souvent ; et tous, aussi bien que moi, faisoient cas de Petit, comme il paroît par les témoignages publics qu'ils lui en ont rendus ; mais ni ces messieurs ni moi ne savions rien alors ni des mauvais commencements de sa vie, ni des restes de mauvaises habitudes qui lui étoient demeuré dans sa conduite privée, lorsque nous vînmes à le connoître, et dont il commençoit à revenir.
« Ce jeune homme donc, étant au collége vers l'an 1657 ou 1658 quitta tout d'un coup les études pour une correction un peu forte qui ne lui avoit été que trop justement infligée ; et, au bout de quelques semaines, ayant dans son oisiveté fait connoissance avec un frérot Augustin, dont le fameux couvent à Paris étoit fort voisin de sa demeure particulière, qui étoit dans la rue Dauphine, il prit un jour querelle avec ce pauvre novice, et, s'étant caché exprès dans un endroit obscur de l'église, un peu avant qu'on vînt à en fermer la grande porte, il attendit là le frérot, son ennemi, qu'il savoit bien devoir venir faire les préparatifs pour l'heure de matines ; et quand ce pauvre innocent vint à paroître, et que tout le service étant achevé, et les moines retirés dans leurs cellules, celui-ci fut resté seul pour éteindre les bougies, il le poignarda, traîna son cadavre en un lieu où il n'étoit pas aisé de l'apercevoir, puis, s'étant rencoigné dans sa cachette dès qu'on eut, de grand matin, ouvert la porte de la rue, se sauva, et, pour se mettre à l'abri de toutes poursuites, il se retira dans les pays étrangers. Il s'arrêta particulièrement en Italie et en Espagne, où, moitié par conversation, moitié par lecture, il acquit une connoissance assez raisonnable de ces deux langues, dont principalement il lut tous les meilleurs poëtes, étant lui-même né avec un esprit si naturellement tourné à la poésie, qu'on le pouvoit fort justement. à cet égard, comparer à Ovide. Son affaire enfin ayant été assoupie par son absence de sept ou huit années, il revint à Paris, fort peu de temps avant que je vinsse à le connoître de la manière que j'ai dit. Dans ces voyages et ce long séjour tant à Rome qu'à Madrid, lieux où sans doute ne se contractent pas les plus fréquentes habitudes de lumière intelligente et de sainteté, il se plongea dans toute sorte de débauche, et particulièrement contracta un malheureux penchant à l'impiété. Toutes ses poésies, qui n'étoient pas en petit nombre, ne rouloient que sur ces infàmes matières et tous ceux qui ont pu voir son Paris ridicule, fait à l'imitation de la Rome ridicule de Saint-Amant, à cette différence près que le poëme de Saint-Amant n'est pas impie comme celui de l'autre, et qui aussi fut enfin cause de soir infâme supplice, tous ces gens, dis-je, demeureront d'accord de ce que j'avance.
« Je ne savois point toutes ces particularités, quand je m'attachai à Petit, ou, pour parler plus juste, quand il s'attacha à moi ; car, quoique j'eusse le premier commencé notre liaison, il s'en fit lui-même, dans la suite, la plus grande affaire, à cause d'une certaine candeur, si je l'ose dire, qu'il crut trouver en moi, et de quelques leçons de probité et de crainte de Dieu, que je prenois occasion de lui faire assez fréquemment [Il croyoit que ma religion me faisoit approuver toutes les railleries mal entendues qu'il faisoit de la Vierge et des saints, de quoi j'étois bien éloigné, ayant toujours tenu pour principe que quelque religion qu'on professe, il en faut de bonne foi remplir tous les devoirs ; car, quant au reste, j'ai toujours été fort éloigné d'approuver toutes les superstitions romaines. (Note de Jean Rou.)]. Jusque-là je n'avois vu de ses poésies que celles où l'esprit de libertinage ne dominoit point ; mais comme il vit que je goûtois son esprit et tout ce qui en sortoit, la confidence qui se fortifioit de plus en plus entre lui et moi le porta comme à me vouloir initier tout à fait dans ses plus secrets mystères d'impiété, mais sur lesquels il me vit bientôt frémir d'horreur. Alors, changeant tout à fait d'air et de manière avec lui, je lui fis une telle honte et lui marquai si fort, que, commençant à le connoitre mieux que je n'avois fait jusque-là, je ne voulois plus avoir de commerce avec lui ; que, changeant, de son côté, son maintien avec moi, et retirant ses papiers, il me demanda pardon de la faute qu'il avoit faite de me croire si légèrement capable d'applaudir à ses folies ; qu'il ne s'y étoit laissé aller que dans la pensée que je regarderois plutôt tout cela du côté de l'esprit que du côté du coeur, me priant d'être persuadé que le sien n'étoit pas pour cela aussi gangrené que je le pouvois croire ; qu'il y avoit déjà quelque temps qu'il travailloit à se mettre sur un autre pied, et qu'il me pouvoit bien protester que la sagesse et la piété sans affectation qu'il avoit toujours remarquées en moi, et qui l'avoient charmé, n'avoient pas peu servi, premièrement, à l'attacher si fort à moi ; et, en second lieu, à le faire un peu mieux penser à lui, et à le ramener de ses égarements ; qu'il me conjuroit donc de ne l'abandonner pas, pendant qu'il n'étoit pas encore bien affermi dans le bon chemin, mais avoit besoin de mon aide pour achever de se tirer du précipice. La sincérité avec laquelle il parut me tenir tout ce discours me toucha et me ramena à lui ; mais je lui témoignai que je ne le faisois que dans l'espérance qu'il me tiendroit parole, et le tout avec un esprit de charité dans l'espérance de pouvoir être assez heureux pour réussir au dessein de sa conversion,
« À quelques mois de là, et notre commerce continuant toujours, mais sur un meilleur pied, il me vint rendre visite pour me demander avis sur certain traité qu'il étoit sur le point de conclure avec un libraire pour l'impression de son Paris ridicule, que j'avois déjà vu auparavant et et, même temps condamné : « Vous voilà donc, lui dis-je, retombé dans le bourbier, contre ce que vous m'aviez promis ?
- Nullement, me répondit-il ; vous savez bien que cette pièce du temps de mes anciennes folies ; mon nom d'ailleurs ne paroîtra point là. Et puis, que voulez-vous que je fasse? Je n'ai pas un sou, et voilà cent écus qui me sautent au collet. Qu'est-ce que mon coeur a à démêler avec ma bourse qui est plus plate qu'une punaise, et mes dents longues comme un jour sans pain, et sous lesquelles je n'ai pas à mettre une croûte [La vérité est, en effet, que le pauvre Petit ne vivoit que de livrets et d'éloges d'auteurs, à la douzaine, propres à être mis en forme de sonnet ou d'épigramme et madrigal, à la tête de leur, ouvrages tant bons que mauvais. (Note de Jean Rou.)] ?- N'importe, lui dis-je, cherchez votre soulagement par des moyens plus honnêtes et plus sûrs, autrement vous êtes un homme perdu, si vous allez plus loin. En un mot, rompez votre marché. - Mais cela est impossible, me dit-il, car j'en ai d'avance touché vingt écus et qui même sont déjà fricassés. - Eh bien, mon pauvre ami, lui dis-je encore une fois, vous êtes un homme perdu, et j'ai grand'peur que vous n'ayez anticipé votre propre peinture, lorsque vous composâtes, il y a quelques mois, le sonnet de l'infâme Chausson. »
« Voici, pour le dire en passant, et sans aller plus loin, quel étoit ce sonnet, et ce qui y donna lieu. Chausson étoit un malheureux sodomite qui fut brûlé en Grève peu de mois avant que Le Petit, pour d'autres sujets, y subit le même sort. Ce dernier avoit assisté à ce supplice, et, trouvant et admirant comme une grandeur d'âme dans l'espèce d'intrépidité que témoigna ce malheureux, ce qui n'étoit qu'un effet de stupidité brutale, il composa le sonnet dont j'ai parlé et que voici :

Sonnet de Petit sur la mort de Chausson

Amis, on a brillé le malheureux Chausson,
Ce coquin si fameux, à la tête frisée ;
Sa vertu par sa mort s'est immortalisée
Jamais on n'expira de plus noble façon.

Il chanta d'un air gai la lugubre chanson,
Et vêtit sans pâlir la chemise empesée,
Et du bûcher ardent de la paille embrasée,
Il regarda la mort sans crainte et sans frisson.

En vain son confesseur lui prêchoit dans la flamme,
Le crucifix en main, de songer à son âme :
Couché sous le poteau, quand le feu l'eut vaincu,

L'infâme vers le ciel tourna sa croupe immonde ;
Et, pour mourir enfin comme il avoit vécu,
Il montra, le vilain, son cul à tout le monde.

Suite du récit de Jean Rou : la condamnation de Le Petit
« Je viens présentement au dernier période de la vie du malheureux Petit. Un mois ne se passa pas, depuis cet avis trop tardif qu'il m'étoit venu demander, qu'une brouillerie survenue entre le libraire avec qui il avoit traité et l'imprimeur qui devoit travailler à l'ouvrage porta ce dernier à déceler tout le dessein de cette édition, alléguant en justice que cette pièce étoit pleine d'impiété. Aussitôt on se saisit de la personne du libraire, qui, interrogé touchant l'auteur ne put se défendre de nommer le délit. Il est en même temps mis en prison et tous ses papiers enlevés. On trouva là dedans des choses abominables, et il fut bientôt condamné au feu, dans lequel il périt, mais en affectant la prétendue constance qu'il avoit si mal à propos admirée dans le supplice de cet autre misérable qui l'avoit précédé. J'appris cela au bout de huit jours dans la province où j'étois allé faire voyage, comme j'ai dit, pour le mariage de ma soeur, et je ne pus m'empêcher de déplorer le sort de ce misérable. S'il eût été appuyé de la moindre recommandation, il auroit pu être sauvé, parce que plusieurs des juges, et principalement les jeunes, lesquels ont d'ordinaire assez de penchant à l'indulgence quand il s'agit d'ouvrages où il paroît de l'esprit, représentoient en sa faveur que toutes ces pièces prises avec lui, quelque condamnables qu'elles fussent dans le fond, n'étant que de vieille date, pouvoient être pardonnées à une jeunesse imprudente que le feu de l'imagination avoit emportée, sans savoir bien ce qu'elle faisoit. Mais tous ces beaux discours ne purent trouver grâce auprès des vieux barbons ; et comme Le Petit étoit d'une naissance trop obscure, et que ses parents mêmes, aussi dénués que lui de tout crédit et support, n'avoient pas l'assurance de se présenter pour tâcher d'obtenir sa grâce, il fut abandonné à son mauvais destin, et périt de la manière que j'ai fait voir.
« Je passe aux ouvrages de sa façon qui étoient infiniment mieux entendus que ses premiers, et dont j'ai fait espérer qu'on auroit du plaisir à en être un peu instruit. Je n'en puis alléguer que deux ou trois morceaux qui se trouvent encore parmi mes vieux papiers : ce sont principalement deux sonnets, dont le dernier, et qui est à mon avis le plus passable, étoit une de ces pièces mendiées pour servir d'éloges au-devant des ouvrages qui se publioient si légèrement tous les jours ; l'autre une peinture fort naïve d'un poëte crotté, où il se trouve des traits de pinceau assez vifs de ces sortes de gens ; et enfin deux strophes tirées de deux poëmes de mille vers chacun, qu'il avoit composés à l'honneur des deux sortes d'auteurs qui su distinguent le plus dans l'art de bien écrire, savoir pour les orateurs et les poëtes, dont il avoit choisi cent sujets, pour chacun genre, dans le cours du siècle. Chacun de ces auteurs ainsi triés avoit sa strophe de dix vers, ce qui en faisoit mille en tout pour chacun des deux poëmes, dont, il appeloit l'un la Milliade oratoire, l'autre la Milliade poétique. De toutes ces strophes, ma mémoire n'en a conservé que deux, et je prie le lecteur de m'excuser, si ce pauvre homme m'ayant, par privilége et prévention d'amitié, fait la petite faveur de me donner rang parmi les cent orateurs qu'il avoit choisis pour remplir son plan, j'ai la facilité (faute de mieux) de produire ici la strophe qui me regardoit. L'autre étoit pour un sujet de bien plus grande distinction, savoir ce fameux M. de Gombaud. Aussi, commencerai-je par lui. Voici donc son

Dixain
Tes inimitables sonnets,
Fils d'une belle renommée,
Vont à la cour, vont à l'armée,
Vont aux cercles, aux cabinets ;
La louange que l'on leur donne
Dans la bouche de chacun sonne,
Et de tous côtés retentit :
Gombaud, ta muse sans seconde
Peut bien en avoir de Petit,
Puisqu'elle en a de tout le monde.

« Pour ce qui est de mon dixain, il étoit tel, et je prie encore une fois le lecteur de me pardonner l'étalage que j'en fais ici.

On verra de ta plume illustre
Quantité d'ouvrages galants,
Si tu cultives les talents
Dont ton art rehausse le lustre ;
Ton style est fin et délicat,
Tu ne sens point ton avocat,
Et, sans flatter ton écriture,
En faveur de notre amitié,
Si tu n'es tout à fait Voiture,
Rou, du moins tu l'es à moitié.


« Le sonnet du Poëte crotté étoit tel

Quand vous verrez un homme, avecque gravité,
En chapeau de clabaud, promener sa savate,
Et le col étranglé d'une sale cravate,
Marcher arrogamment dessus la chrétienté

Barbu comme un sauvage et jusqu'au cu crotté,
D'un haut-de-chausse noir sans ceinture et sans patte,
Et de quelques lambeaux d'une vieille buratte
En tous temps constamment couvrir sa nudité ;

Envisager chacun d'un œil hagard et louche, ,
Et mâchant dans les dents quelque terme farouche,
Se ronger jusqu'au sang la corne de ses doigts ;

Quand, dis-je, avec ces traits vous trouverez un homme,
Dites assurément : C'est un poëte français!
Si quelqu'un vous dément, je l'irai dire à Rome. »

[Nous ne croyons pas nécessaire de rapporter le second sonnet que Le Petit avait composé en l'honneur de l'auteur anonyme d'un poëme sur la ville de Pont-l'Évêque, d'autant plus que le poème ne paraît pas avoir été imprimé.]

Ce passage des Mémoires de Jean Rou vient suppléer au silence de l'histoire littéraire sur le compte de Claude Le Petit ; il nous apprend quels furent les fâcheux antécédents du poëte, qui semblait avoir le pressentiment de sa destinée. Jean Rou ne nous dit rien de l'anecdote du Singe, mais ce qu'il dit du procès de Claude Le Petit, dénoncé par son libraire (Loyson ou Pepingué), ne dément pas cette anecdote, puisqu'il attribue la terrible condamnation de cet athée libertin, à des poésies obscènes et impies trouvées dans ses papiers. On a prétendu qu'au nombre de ces poésies était un poëme intitulé le Bord... des Muses, lequel fut réimprimé au siècle dernier dans le fameux recueil de pièces libres que le duc d'Aiguillon fit tirer à douze exemplaires sous le titre du Cosmopolite ; il s'agirait plutôt du Bord... céleste [Voyez la notice sur Théophile, dans l'édition que M. Alleaume a donnée des oeuvres de ce poëte (Paris, Jannet, 1856, in-12).], suivant une autre opinion, mais ce poëme, dont les manuscrits furent assez répandus à cette époque, avait pour auteur l'abbé d'Estelan, et non Claude Le Petit, d'après le témoignage de Tallemant des Réaux.
Il serait plus probable, comme le dit Lefebvre de Saint-Marc, que ce fut un poëme contre la sainte Vierge, qui fit condamner le malheureux poëte, coupable d'ailleurs d'un assassinat commis dans le couvent des Augustins. Cet assassinat était peut-être la principale cause des poursuites et de la sentence, qui s'exécuta en 1665. Peu de temps après cette catastrophe, plus tragique encore que celle de Théophile, un ami de Claude Le Petit, un poëte comme lui, eut pourtant le courage de prendre ouvertement la défense du défunt, et de réhabiliter sa mémoire.

Témoignage de Du Pelletier
Ce fut en publiant un ouvrage posthume de l'auteur de Paris ridicule, ouvrage bien différent de ce dernier poëme, que Du Pelletier osa soutenir que son ami, en dépit des productions déshonnêtes de sa jeunesse, avait été un assez bon chrétien ou plutôt un philosophe déiste. On ne s'attendait guère à voir Claude Le Petit traduire en vers les plus belles pensées de saint Augustin (Paris, J. B. Loyson, 1666, in-12). Dans la Lettre en forme de préface, qui figure en tête de ce volume, on a de la peine, en effet, à reconnaître l'élève de Théophile et l'émule de Des Barreaux. Cette préface, le croirait-on, est adressée à l'abbé de S***, moine de Saint-Victor.
« Monsieur, lui dit Du Pelletier, la foiblesse humaine ne juge des choses que selon les apparences, parce qu'elle n'a des yeux que pour en voir les dehors, et tout ce qu'il y a de secret se dérobe à la vue. Si l'on considère le genre de mort du traducteur de cet ouvrage, on aura peine à le défendre, et ceux qui ont eu part à quelques-uns de ses secrets passeront, pour coupables ; mais je courtois la solidité de vostre jugement, et je sçay que la fumée de son bûcher ne vous a point offusqué les yeux... Si je ne sçavois fort bien que vous ne jugerez point à la façon du vulgaire, je n'aurais garde de vous assurer que ce coupable m'a quelquefois permis de lire au fond de son cœur. Les belles allées du jardin de Saint-Victor, où l'on peut voir les traces d'un grand nombre d'excellents personnages, ont souvent esté les tesmoins de quelques pieux entretiens que nous y avons eus ensemble est là qu'il m'a fait connoistre que parmi les emportemens et la licence d'une jeunesse mal conduite, il se trouve certains momens où la Grâce combat avec le libertinage dans le cœur inquiet du pécheur, et qu'elle n'est pas toujours victorieuse. Ces vers, qu'il m'avait confiés et que je vous donne, parleront mieux que moi de cette vérité ; ils vous diront que ses pensées n'ont pas toujours été criminelles. Au reste, monsieur, ce trépas funeste dont je ne puis parler sans quelque atteinte de douleur, et sans laisser choir des larmes sur le papier, nous doit tenir lieu de leçon salutaire, en liens avertissant de ce que dit le grand saint Augustin, que nostre conscience ne doit pas estre sans crainte et nostre joye sans inquiétude, puisque l'avenir nous est inconnu... Je vois bien qu'il faut plustost chercher du feu dans le sanctuaire pour nous enflammer de l'amour divin, que des lumières pour l'esprit dans l'école de Platon ou dans le superbe lycée des philosophes. Le feu qui brusle dans la teste ne descend pis jusqu'au cœur, » etc...
Ces révélations, faites par un ami de Claude Le Petit, ne prouvent pas cependant que ce poëte fougueux et téméraire eut en lui l'étoffe d'un père de l'Église : nous croyons plutôt que l'incorrigible auteur de Paris ridicule tout imbu qu'il était de la philosophie de Platon et d'Épicure, ne balançait pas à mettre sa plume à la solde d'un libraire ou de tout autre patron qui voulait payer sa prose et ses vers : le récit de Jean Rou ne laisse pas de doute à cet égard.

Influence de Saint-Amant
Le Paris ridicule, comme l'auteur le disait lui-même était « une pièce du temps de ses anciennes folies », on peut donc supposer avec certitude qu'elle avait été écrite vers l'année 1655 ou 1656 ; on y remarque plusieurs particularités qui équivalent à des dates certaines. Ce poëme satirique, plein de traits audacieux qui n'épargnaient ni le gouvernement, ni la religion, ni le roi ni ses ministres, ni Dieu, ni diable, selon l'expression du poëte, présentait un caractère dangereux de rébellion contre tout ce qui devait être respecté à l'époque où il fut compose : on comprend que l'autorité civile et religieuse se soit émue de la publication d'un pareil pamphlet, qu'on avait laissé courir manuscrit, sans essayer de l'arrêter. Mais aujourd'hui le Paris ridicule n'est plus pour nous qu'une pièce historique. très-précieuse et qui reproduit avec beaucoup de vérité (en faisant la part de l'hyperbole) ; la physionomie physique et morale de Paris avant 1660. Il y a dans ce poème entaché de négligences et d'incorrections, une énergie, une couleur, qu'on ne trouve que chez les poêtes à l'école de Saint-Amant. C'est Saint-Amant que Claude Le Petit a voulu imiter, en opposant son Paris ridicule à la Rome ridicule de son maître : même ton semi-sérieux et semi-comique, même rhythme dans les strophes de huit vers chacun même style ferme et pittoresque, mêmes intentions hostiles à l'égard de tous les dépositaires du pouvoir civil ou ecclésiastique. Mais Claude Le Petit est allé bien plus loin que Saint-Amant, et l'on doit même supposer que les passages les plus hardis de son ouvrage furent supprimés on adoucis dans les impressions qui ont été faites depuis sa mort.

L'édition originale
Ce poëme, vraiment remarquable et célèbre à tant de titres, fut imprimé pour la première fois en 1668, à Amsterdam, par Daniel Elzevier, qui était en relation journalière de correspondance littéraire avec les écrivains français. Cette édition, dont les exemplaires sont fort rares, a pour titre : La Chronique scandaleuse ou Paris ridicule, de C. Le Petit. Cologne, P. de la Place, 1668, petit in-12 de 47 pages. On doit présumer que bien peu d'exemplaires de ce petit livre pénétrèrent en France, et s'y vendirent sous le manteau. Leur rareté les fit rechercher davantage, et les copies manuscrites du poëme, plus ou moins tronquées, continuèrent à se multiplier. Un imprimeur de Paris, lequel n'eut garde de se nommer, osa faire une nouvelle édition du Paris ridicule avec des retranchements ; cette édition, de format in-12, porte la date do 1672, et ne présente aucun nom de libraire, aucune indication de lieu d'impression : l'auteur est nommé Petit, sur le titre. Les exemplaires de cette première édition française sont presque aussi rares que ceux de l'édition hollandaise.

Autres éditions
Nous ne connaissons pas d'autre édition séparée de ce poème pendant le dix-septième siècle, mais on le trouve à la fin d'un recueil satirique intitulé : Le tableau de la vie et du gouvernement des cardinaux Richelieu et Mazarin et de Colbert, etc. Cologne, P. Marteau, 1693, pet. in-8. Il y a aussi une réimpression du Paris ridicule, tellement différente des autres, tellement changée et modifiée, que nous ne nous bornerons pas à la citer ; elle est intitulée : La Chronique critique et scandaleuse de Paris et de son oppresseur, avec l'éloge des Jésuites, traduit de l'espagnol en français pour l'utilité du public. Carthagène, par Ignace Loyala (sic), imprimeur de la Sainte Inquisition, à l'enseigne de la Madona, 1702, in-12 de 43 pages, y compris le titre, mais le feuillet qui devait contenir la préface manque, et fait une lacune dans la pagination, Cette édition comprend 152 strophes, parmi lesquelles on en compte plus de 40 qui n'appartiennent pas à Claude Le Petit, et qui ont été faites par un réfugié protestant, après la révocation de l'édit de Nantes ; quant au texte de l'auteur original, il a été partout remanié, rajeuni et adouci ; on en a retranché les strophes que l'éditeur jugeait impies ou licencieuses. Au reste, le but de cette réimpression est suffisamment indiqué dans 23 strophes nouvelles (XVI à XXVIII) qui ne sont qu'un débordement d'invectives mal rimées contre Louis XIV, à propos de la place des Victoires,

Où l'on érige en immortel
Un roy qui détruit les autels
Et les temples du Dieu de gloire,

Le poëme de Claude Le Petit reparut en 1703 dans un recueil imprimé à Rouen sous la rubrique de Paris, et intitulé : Rome, Paris et Madrid ridicules, avec des remarques historiques, et un recueil de poésies choisies, par M. de B. (Blainville) en Espagne (Paris, chez Pierre le Grand, 1713, in-12), M. de Blainville, auteur de Madrid ridicule, avait fait réimprimer, d'après un exemplaire « exactement corrigé, » le Paris ridicule, qui manquait totalement (on le conçoit bien), dans la librairie, et qui passait alors pour le chef-d'œuvre d'un poëte auquel les connaisseurs accordaient beaucoup d'esprit et de verve. On peut attribuer à l'éditeur lui-même les corrections qui ont affaibli en divers endroits le style de Claude Le Petit, sans parler de la suppression radicale d'une vingtaine de strophes que la première édition de 1668 avait admises. Quant aux remarques, quelques-unes sont intéressantes, d'autres erronées ou inutiles. Nous les avons pourtant conservées, la plupart avec les variantes que présente cette édition corrigée.
Secousse attribuait à Bruzen de Lamartinière ces remarques et ces corrections, ainsi que les poésies qui les accompagnent, Quoi qu'il en soit, on réimprima le tout textuellement dans les Œuvres du sieur D..., en 1714, à Rouen, sous la rubrique d'Amsterdam et avec les noms des libraires Frisch et Bohm. Suivant Secousse, le sieur D... n'était autre que de Losme de Monchenay, qui avait vécu dans l'intimité de Boileau, et qui avait ainsi de bonne source l'histoire lamentable du pauvre poëte, pendu et brûlé en place de Grève. Nous nous proposons de réunir en corps d'œuvres tous les ouvrages en prose et en vers de Claude Le Petit, qui est un écrivain spirituel, un poëte éloquent, un philosophe profond : en attendant, nous réimprimons ici le Paris ridicule, avec un commentaire historique, dans lequel nous nous sommes bornés à offrir les explications indispensables, en y ajoutant, comme pour les autres pièces qui composent ce volume, un grand nombre, de précieuses notes que nous a fournies M. A. Bonnardot, le savant historien des anciens plans et des anciennes Enceintes de Paris.


© Textes Rares