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Claude Nivelle de la Chaussée,
L'origine de la barbe


Pauvres époux d'une moitié rebelle,
Votre malheur n'est pas chose nouvelle ;
Et l'art de faire enrager un mari.
Et n'est pas un art inventé d'aujourd'hui.
C'est un secret aussi vieux que les hommes,
Perpétué jusqu'au siécle où nous sommes,
Mais où le diable et l'esprit féminin
Ont, à présent, mis la dernière main.
Qu'ainsi ne soit : Adam, notre bon pere,
Fut, comme vous, dans la même misere;
Hors qu'à présent on peut, chez ses voisins,
S'aller par fois venger de ses chagrins.
Le pauvre Adam fut bien plus misérable,
Car il m'avoit que sa femme et le diable.
C'est là le tiers qu'a toujours eu l'hymen.
Mais quelle femme avoit le bon humain!
Combien de fois regretta-t-il sa côte!
La belle étoit aigre, hargneuse, haute;
Pour son bon-homme elle avoit trop d'appas ;
C'étoit un sot qui ne la valoit pas.
Jamais époux a-t-il valu sa femme?
Las à la fin des mépris de la dame,
Au Créateur il fut conter le tout.
" Seigneur, lui dit le pauvre époux à bout,
Rends-moi ma côte, et reprends ta femelle,
Ou fais exprès un paradis pour elle.
" Anges, sous cape, en soûrirent entr'eux :
On rit toujours d'un époux malheureux.
Le Seigneur seul eut pitié de sa peine.
" Prends, lui dit-il, cette huile souveraine;
Va t'en frotter le visage en secret.
Tel en sera le salutaire effet
Qu'il te rendra la face redoutable,
Et te fera l'air mâle et respectable. "
Il faut noter que le moindre coton
N'avoit encor ombragé son menton.
A peine Adam mit le baume en usage,
Quand il sentit pousser sur son visage
Ce qui, chez nous., vient, avec les desirs,
Nous annoncer la saison des plaisirs.
Surpris alors de ce qu'il sentoit naître,
Plus il tâtoit, plus il le faisoit croître.
Il l'essaya sur maints et maints endroits,
Par-tout le baume opéra sous ses doigts.
Alors, tout fier de sa toison nouvelle,
Il fut trouver l'intraitable femelle.
Quel changement! Ce redoutable aspect
A la pauvrette imprima du respect.
Eve devint douce, tendre et docile;
Et notre époux, grace à cette heureuse huile,
Eut un repos qu'il n'osoit espérer.
Bonheur d'époux n'est pas fait pour durer.
Adam, un jour, dans un bocage sombre,
Pour son secret, se retiroit à l'ombre;
Là se servoit de ce baume divin,
Quand son tendron, conduit par le Malin,
Vint dans le fond de ce bois solitaire,
En tapinois, y lorgner le mystere.
Eve en sourit, et, se mordant le doigt,
De tous ses yeux elle épia l'endroit
Où, par Adam, la phiole fut cachée.
Long-tems ne fut sans être dénichée.
A peine Adam fut décampé du bois
Qu'Eve d'abord alloit, du bout des doigts,
Sur son visage essayer la recette,
Quand tout-à-coup démangeaison secrette
Je ne sçais où lui fit porter la main.
Là ne rata le baume souverain :
Il fit effet; et sa vertu fut telle
Que, loin d'ôter des appas à la belle,
Elle y gagna de secrettes beautés.
Lors un buisson frémit à ses côtés;
Un rien fait peur à ce sexe timide.
Eve s'enfuit où sa crainte la guide;
Mais, en fuyant, elle fait un faux-pas,
Casse la phiole, et répand tout à bas.
Grace au faux-pas de sa moitié peu sage,
Voilà comment l'homme eut seul en partage
Ce sceau divin de la virilité,
Qu'il a transmis à sa postérité.
Eve reprit son allure ordinaire.
Que fit Adam? Ce qu'un époux doit faire :
Pour éviter un éclat indiscret,
Il apprit l'art d'enrager en secret.


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