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Notice sur Nivelle de la Chaussée, 1880

Les poésies de Claude Nivelle de La Chaussée passeront difficilement pour une oeuvre de premier ordre, je l'avoue, Mais l'ÉPITRE DE CLIO, qui en fait partie, fut bel et bien proclamée un chef-d'oeuvre de goût, d'esprit et de versification, sinon de poésie, lorsqu'elle partit en 1731 sous ce litre: ÉPITRE DE CLIO A Mme DE B..., AU SUJET DES NOUVELLES OPINIONS RÉPANDUES DEPUIS PEU CONTRE LA POÉSIE, in-12 de 33 pages. Le libraire-éditeur, Mme veuve Foucault, fit imprimer successivement quatre éditions de cette Epitre, composée contre le système antipoétique de Houdard de La Motte, qui, dans ni, Discours sur la poésie en général et sur l'ode en particulier, avait voulu prouver que tout ce qui était écrit en vers serait mieux exprimé en prose. « M. de La Faye, quoique ami de La Motte, se tourna contre lui, dit Fréron dans l'ANNÉE LITTERAIRE, tome Ier de 1763, page 316, et engagea M. de La Chaussée dans sa querelle ; ce fut là ce qui donna naissance à l'ÉPITRE DE CLIO, ouvrage plein d'une saine critique, sage, mais froid, et sans celle énergie qui anime les Épitres en ce genre du grand Rousseau. »

Fréron jugeait alors celle Épître à trente-deux ans de distance : il était encore trop jeune, à l'époque où elle fut publiée, pour se rappeler l'enthousiasme avec lequel on l'avait accueillie. Ce premier ouvrage de La Chaussée eut un tel succès, que la nomination de l'auteur à l'Académie française semblait décidée. On ne l'ajourna que de quelques années, car il fut élu en 1736, et Voltaire, dont la réception se trouva retardée jusqu'en 1746, lui avait adressé cette lettre flatteuse, à la date du 7 mai 1731 :
« Il y a huit jours, Monsieur, que je fais chercher votre demeure, pour présenter ALZIRE à l'homme de France qui sait et qui cultive le mieux cet art si difficile de faire de bons vers. Je pense bien comme vous, Monsieur, sur cet art, que tout le monde croit connaître et qu'on commit si peu. Je dirai, de tout coeur, avec vous :
L'unique objet que notre art se propose
Est d'être encor plus précis que la prose,
Et c'est pourquoi les vers ingénieux
Sont appelés le langage des dieux.
Il faut avouer que personne ne justifie mieux que vous ce que vous avancez.
On m'a parlé aujourd'hui d'une place à l'Académie française; mais ni les circonstances où je me trouve, ni ma santé, ni la liberté que je préfère à tout, ne me permettent d'oser y songer. J'ai répondu que cette place devait vous être destinée, et que je rue ferais un honneur de vous céder le peu de suffrages sur lesquels j'aurais pu compter, si voire mérite ne vous assurait de toutes les voix.
J'ai l'honneur d'être, Monsieur, avec toute l'estime que vous méritez, etc.»

Voltaire, en écrivant cette lettre, s'assurait la voix de La Chaussée pour sa propre élection. La Chaussée ne fut pas élu cette fois, et quand il eut fait représenter avec succès sa première comédie, LA FAUSSE ANTIPATHIE, le 12 octobre 1733, il dédia cette pièce à Messieurs de l'Académie française: « Permettez-moi, leur disait-il, de mettre sous vos auspices ces essais d'une muse qui vous était déjà dévouée, et qui reconnaît ne devoir attribuer ses succès qu'à vous seuls. C'est un témoignage public qu'elle doit aux bontés et aux secours qu'elle a reçus des illustres amis que son bonheur lui a procurés parmi vous. Oui, Messieurs, la seule reconnaissance sera tout le prix de l'hommage que vous rend un de vos nourriçons ; c'est en cette qualité que J'ose vous offrir un tribut que vous m'avez aidé à vous payer: c'est le fruit de vos leçons que je vous présente et dont je vous rends grâces. »
Voici comment l'abbé Desfontaines avait jugé l'ÉPITRE DU CLIO, dans LE NOUVELLISTE DU PARNASSE (tome IV, Pages 49 et suiv.) : « Ce petit ouvrage est digne de son succès, non seulement parce qu'il est écrit, en faveur de la vérité et pour le soutien du bon goût, contre quelques opinions singulières débitées par les beaux-esprits modernes, mais encore parce que c'est un poème didactique fort ingénieux. Pourquoi le poème de M. Pope sur la Critique, traduit en beaux vers par M. l'abbé du Resnel, a-t-il eu moins de succès que cette ÉPITRE DE CLIO ? C'est que le sujet de cette Épître est plus intéressant; que l'auteur s'y est proposé un objet plus fixe et plus précis, et qu'il a su mettre dans son ouvrage plus d'ordre, plus de raisonnement, plus d'images, des éloges plus flatteurs et des traits plus satiriques. L'orateur y attaque solidement et avec esprit le système d'un Moderne en faveur de la prose, et il pousse le raisonnement contre lui jusqu'à une espèce de démonstration poétique. Cependant j 'y ai remarqué quelques légères taches. En général, J'y trouve un peu trop de monotonie dans le style. Les vers de dix syllabes, surtout ceux qui sont à rimes plates, exigent certains enjambements ménagés avec art, qui ne sont pas assez fréquents dans celte pièce, ce qui fait que la rime y est importune et fatigante. L'auteur s'est aussi quelquefois permis des vers prosaïques et négligés, des expressions peu correctes et des pensées qui ne sont pas toujours justes. »

La Chaussée avait composé, dans sa jeunesse, beaucoup d'autres pièces de poésie. « Dès les premières années de sa vie, dit Fréron dans L'ANNÉE LITTÉRAIRE de 1763, il eut le courage d'écarter toutes les illusions qui l'entouraient et se livra à l'amour de l'étude, passion contraire à cet esprit de mouvement et d'intrigue qui fait souvent parvenir un homme médiocre aux premières places. M. de La Chaussée sentit que le goût et la tranquillité des arts étaient les vrais plaisirs de l'homme qui pense; il répandit son âme dans des vers qu'il ne montroit qu'à ses plus intimes amis. » Sablier, qui publia l'édition posthume des Oeuvres de la Chaussée, était un de ces amis-là. La Chaussée, ayant perdu la plus grande partie de sa fortune patrimoniale, lui écrivait, d'Amsterdam, le 26 septembre 1729: « Une consolation imaginaire soulage quelquefois des maux présents et fait oublier pour un moment ses malheurs. C'est estre effectivement heureux pendant ce mesme moment. » Le bonheur et la consolation dont parlait ainsi La Chaussée, c'était le culte des lettres et l'amour de la poésie. Malheureusement la plus grande partie de ses vers avaient été perdus ou jetés au feu, quand ses Oeuvres furent publiées par Sablier en 1762 (Paris, Prault fils, cinq volumes petit in-12). On ne connaissait plus que son ÉPITRE A CLIO et ses Comédies, dont la représentation avait eu tant d'éclat; on se rappelait aussi ses contes, qu'on avait souvent applaudis quand il les récitait à table dans les soupers de la Finance; c'est pourquoi l'abbé de Voisenon a dit dans ses ANECDOTES LITTÉRAIRES (1) : « Il étoit quelquefois plaisant en bouffonneries, ce qui est aisé. » Voisenon ajoute ensuite ce trait malin, qui pourrait bien se rapporter aux poésies de La Chaussée : « Il étoit grand amateur de fleurs; il n'en avoit pourtant guère dans l'esprit. » En tout cas, les Contes gaillards de notre poète, grand amateur des jardins, faisaient un étrange contraste avec ses comédies bourgeoises et larmoyantes : on les estimait d'ailleurs beaucoup plus qu'ils ne valaient, car on les mettait presque au niveau des Contes de La Fontaine. Ils n'avaient cependant pas été imprimés avant qu'ils eussent été recueillis en partie dans le Supplément de l'édition des Oeuvres de 1762. « On a ajouté aux cinq volumes, dit Fréron, un Supplément qui contient une parade intitulée LE RAPATRIAGE, dix contes médiocres, d'un style ennuyé, sans naïveté et sans plaisanterie. On aurait pu, sans faire tort à la réputation de La Chaussée, supprimer ce Supplément. Au reste, on l'a donné au public, malgré l'honnête éditeur. » Les Contes que nous reproduisons dans nos CHEFS-D'OEUVRE INCONNUS sont loin de mériter le dédain de Fréron ; ils ne peuvent pas sans doute être comparés à ceux de La Fontaine, mais ils ont des qualités réelles de style, surtout dans le genre marotique, que J.-B. Rousseau, Vergier et d'autres poètes avaient mis à la mode. Les éditeurs des ANNALES POÉTIQUES ont choisi trois de ces Contes : l'ORIGINE DE LA BARBE, l'ORIGINE DE LA FOSSETTE AU MENTON et IMA, pour les insérer dans le tome XXXVIII de leur recueil. Nous les réimprimons tous, à titre de rareté et de curiosité, sans nous croire obligé de relever les fautes ou les faiblesses qu'on pourrait signaler dans leur composition. Le pavillon de La Chaussée couvrira la marchandise.


P. L. JACOB, bibliophile.


1. Voir, dans notre collection des Chefs-d'oeuvre inconnus, les Anecdotes littéraires de Voisenon, p. 66


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