Chapitre
premier
Des
Almanachs
Les
plus anciens livres du monde, après la Bible ce sont vraisemblablement
les almanachs
il s'en
faut cependant que leur origine soit aussi bien déterminée
que celle du livre sacré ; mais par l'usage qu'on en fait,
par les sentiments de curiosité, je dirais presque de foi qu'ils
inspirent, par leur caractère enfin à peu près
invariable, ils semblent participer à la fois, et de la haute
antiquité à laquelle la Bible remonte, et du besoin
qu'on a de l'interroger.
Quoi qu'il en soit, il serait superflu, sinon déplacé,
de rechercher ici quel fut l'auteur du premier almanach. C'est un
renseignement qu'il ne serait probablement pas impossible de trouver,
pour peu qu'on
eût de loisir et de correspondants dans toutes les bibliothèques
de l'Europe, depuis celle de Pontoise jusqu'à celle du Vatican.
Pour moi, je me contenterai de dire ce que sont les almanachs, sans
nie préoccuper d'où ils viennent. Il y a presque toujours
lieu de se repentir de s'être montre trop curieux de ses origines,
et tel qui a eu cette vanité rougit souvent de ses auteurs,
dès qu'il les connaît, après s'en être enorgueilli
avant de les connaître.
Le catalogue de M. Brunet dit que le premier almanach connu est le
Grand Compost des Bergers,
imprimé à Paris en 1493 ; on n'a aucun moyen de contrôler
cette assertion ; il faut donc l'accepter comme vraie, du moins comme
vraisemblable. Il résulterait de là, entre autres faits
particuliers aux almanachs, qu'ils comptent sans doute parmi les plus
anciens livres qu'on ait colportés, et on resterait peut-être
en deçà du vrai, en disant que la proportion entre le
débit dont ils sont aujourd'hui l'objet et celui des autres,
est comme mille est à un. Quelques éditeurs, entre autres
MM. Baudot et Anner-André, de Troyes, les vendent au kilogramme.
Il ne manque pas de gens aujourd'hui qui pensent vous embarrasser
en vous demandant qui n'a pas son journal ? Ils vous embarrasseraient
bien davantage s'ils vous demandaient qui n'a pas son almanach ? Depuis
la chaumière jusqu'au palais, l'almanach est en effet, un meuble
indispensable. Outre les gens que leurs affaires obligent à
le consulter tous les jours, il n'est guère d'homme oisif qui
n'y cherche une distraction, un enseignement. Celui-ci s'amuse à
compter combien il y aura d'éclipses, et de quelle sorte, dans
l'année ; c'est quoi se bornent ses connaissances astronomiques
; et si l'almanach lui annonce une éclipse visible de soleil,
il songe à préparer ses verres noircis pour jouir commodément
du spectacle. Celui-là, et c'est un employé ou un collégien,
compte combien il y a de jours fériés dans l'année,
dans le mois, et rêve au moyen de s'y dédommager de la
servitude et des fatigues des jours ouvrables. J'en connais qui ont
une telle passion de connaître l'heure du lever et du coucher
du soleil, qu'ils la demandent tous les jours à leur almanach,
encore que, à force de la demander ils aient fini par la savoir
par coeur, et soient en état de vous dire à une seconde
près à quelle heure le soleil paraît sur l'horizon,
et à quelle heure il disparaît chaque jour de l'année.
Les éditeurs d'almanachs n'ignorent pas toutes ces faiblesses,
et le colportage leur est d'un merveilleux secours pour en tirer parti.
MM. Pagnerre, Moronval et Boucquin, à Paris, Anner-André
et Baudot, à Troyes, Hinzelin, à Nancy, Leboeuf, à
Châtillon- sur-Seine, sont les plus féconds producteurs
d'almanachs qui existent en France, et ceux vraisemblablement qui
savent le mieux
à
quoi s'en tenir sur le puéril et tyrannique besoin qu'on a
de ces livrets, quelle que soit la nature des intelligences, ou délicate
ou grossière. Aussi, sur cent almanachs, il y en a quatre-vingt-dix
qui sortent de leurs boutiques. Ils pourraient même réclamer
le surplus, qui consiste en imitations mal déguisées
des produits des uns et des autres, ou en contrefaçons pures
et simples.
Les
almanachs anciens et modernes (1) sont de quatre formats principaux
: l'in-4, l'in-8, l'in-12 et l'in-24. il y a bien quelques formats
intermédiaires, mais il faut les rapporter tous
à
ces quatre derniers. L'in-24 est sans comparaison le plus populaire
: c'est le format du Liégeois et de tous les almanachs
qui procèdent de lui ; viennent ensuite l'in-4, l'in-12 et
l'in-8 ; ce dernier de très-loin.
Je commence par l'in-24. Il n'est pas le plus ancien ; on connaît
à peu près la date de son origine, qui est de la première
moitié du XVIIe siècle.
Pour l'in-4, sa forme et son impression à deux colonnes, son
papier même, tout atteste qu'il remonte jusqu'au XVe siècle
et même au delà. Mais comme on peut dire de l'in- 24
ce que Napoléon disait des femmes, que plus elles sont fécondes
plus elles sont estimables, à ce titre il prime l'ancienneté
de naissance et a droit à l'honneur de figurer en tête
de cette nomenclature.
L'almanach-souche, s'il est permis de parler ainsi, est le Petit
Liégeois. Il est le plus mince de tous. En voici
un qui sort de l'imprimerie de Moronval, de Paris. La pagination n'y
est point marquée ainsi qu'à
tous les doubles et les triples du même nom, mais
les pages sont au nombre de 28 non compris la couverture. Il y a là
encore, dira-t-on, place pour assez de sottises; aussi la place est-elle
bien occupée, encore que les sottises n'y soient pas de la
première qualité.
Le Double Liégeois du même éditeur est
près de quatre fois gros comme le premier, ayant 96 pages.
C'est y mettre trop de conscience en vérité, d'autant
que MM. Pagnerre et Boucquin, de Paris, nous donnent sous le même
titre trompeur un almanach qui a tout juste le même nombre de
pages que le Petit Liégeois de leur collègue.
C'est donc en vain que M. Pagnerre a cru devoir ajouter à son
titre l'épithète de véritable, et dire fièrement
le Véritable double Liégeois ; il ne parviendra
pas à nous faire prendre le change sur l'exiguïté
de son format, et il nous restera toujours débiteur de 28 autres
pages pour justifier la pompe de son titre. M. Placé, de Tours,
seul, se rapproche du vrai. Son Double Liégeois a 48
pages.
Mais que vois-je ? quatre autres Véritables triples Liégeois
de M. Pagnerre, le premier justement de la grosseur requise, le
second plus renflé que le premier, le troisième (2)
que le second, et le dernier que le troisième, en s'échelonnant
à peu près comme
les quatre fils Aymon? Je parlais tout
à
l'heure de la conscience de M. Moronval ; je noterai ici la munificence
de M. Pagnerre, et de plus, je lui demanderai pardon de la querelle
d'Allemand que je lui ai presque faite il n'y a qu'un moment. Ce que
M. Moronval nous donne en gros, M. Pagnerre nous le livre en détail,
et tandis qu'il n'y a qu'un cordon bleu qui ait le moyen de se procurer
l'almanach in-folio du premier, il n'y a pas de simple laveuse de
vaisselle qui ne trouve chez le second un almanach plus proportionné
à
ses modestes honoraires, et non moins infaillible dans la connaissance
des temps.
Cependant le libraire Boucquin (nom d'excellent augure et qu'on croirait
fait exprès pour un éditeur d'almanachs) fait une concurrence
fastueuse
à
M. Pagnerre. Outre les quatre formats indiqués ci-dessus, au
moyen desquels il marche l'égal de celui-ci il en a imaginé
d'autres qu'il a échelonnés de la même manière,
et auxquels, non content de laisser les titres de Double,
Triple,
Veritable double, Veritable triple Liégeois, il ajoute
ceux de : Incomparable, Du bon vieux temps, Un peu de tout, Utilite
et agrément, Commerce et Industrie. Le moyen de résister
à
de telles amorces !
Il est vrai que M. Pagnerre oppose
à
ces qualifications orgueilleuses celles-ci qui ont bien leur prix
: Le Véridique almanach sans pareil; les Souvenirs du grand
homme (où, par parenthèse, il n'est pas plus question
du grand homme que du Grand Turc) ; et qu'à la couverture bleue
caractéristique de l'Almanach Liégeois il substitue
la couverture jaune et la verte: cela n'empêche pas qu'il ne
soit distancé par M. Boucquin, et qu'il n'ait su imaginer que
deux nouvelles formules là où son confrère en
a imagine cinq.
Je ne parle pas de M. Placé, de Tours, qui ne s'est mis en
frais ni d'imagination ni de matériel, et qui a cru payer assez
le tribut qu'on doit au
Liégeois
en en fournissant un type unique et d'un format médiocre ;
ni de M. Moronval, qui n'a rien trouvé autre chose pour embellir
le titre primitif que d'y ajouter ceux de Gros et
Petit
Astrologue: l'honneur de l'invention et de la multiplication
demeure évidemment tout entier à MM. Boucquin et Pagnerre,
à celui-là peut-être plus qu'à celui-ci.
Je passe maintenant aux variétés infinies du Liégeois,
c'est-à-dire aux almanachs qui, avec des titres différents
mais un format semblable, sont, ou des perfectionnements du premier,
quand ce ne serait que par la pagination qui est presque toujours
indiquée, ou des analogues ou ses imitations.
MM. Anner-André et Baudot, de Troyes, ont donné simultanément
le National. Ces deux imprimeurs ne ressemblent point
à
Castor et Pollux, dont l'un pamit sur l'horizon quand l'autre disparaît
; ils vont, ils viennent, et exécutent tous leurs mouvements
de compagnie, ou du moins se suivent de si près qu'on peut
dire que l'intervalle qui les sépare est imperceptible. À
peine celui- ci a-t-il publié un almanach que celui-là
riposte par un autre de la même espèce
et du même nom, et réciproquement. Une variante, une
adjonction quelconque dans le titre suffit pour écarter le
délit de contrefaçon. Ainsi,
là
où M. Antier-André dit simplement le National, M.
Baudot dit : le National, double almanach liégeois journalier,
par Mathieu Laensberg, mathématicien ; et il ajoute : "Cet
almanach ne contient rien de politique." Allez donc, sous cette phraséologie
distinguer le titre primitif, et croire, si par hasard vous êtes
l'inventeur de ces titres, que vous êtes fondé
à
en revendiquer la propriété. J'ajoute que le National
de M. Anner-André ayant 208 pages, celui de M. Baudot n'en
a pas une de plus ni de moins.
MM. Hinzelin, de Nancy et Leboeuf, de Châtillon-sur- Seine ont
également usurpé ce mot de National. L'un a le
National français, sans pagination ; l'autre l'Almanach
national, de 208 pages, comme chez M. Anner-André : effet
merveilleux des beaux esprits qui se rencontrent, dit la sagesse,
ou qui se pillent, dit l'envie.
Il y a pourtant, je le constate avec plaisir, un almanach de M. Anner-André,
dont le titre (car la contrefaçon ne s'étend guère
au delà) n'a point été dérobé par
ses confrères, pas même par son compatriote et voisin
M. Baudot. Cet almanach est le Napoléon, de 400 pages,
non compris un Traité des glaires, qui est à
la fin, et qui en a 62. Trois éditeurs seuls, M. Bauchet-Catel
et M. Blocquel-Castiaux, de Lille, et le dépôt géographique
de Paris, paraissent avoir eu la même idée que M. Anner-André;
mais ils ne l'ont pas formulée avec la même concision.
Le premier a pris pour titre le Triple almanach impérial,
sans pagination ; le second s'est arrêté à
celui de A1manach constitutionnel de l'Empire français,
144 pages; et le troisième à celui de Petit almanach
impérial, 63 pages.
Les titres de le National et le Napoléon, celui-ci
tout court, ou exprimé par une périphrase, étant
donc ceux dont trois ou quatre libraires paraissent s'être fait
une sorte d'apanage, on en a imaginé une quantité d'autres
plus ou moins bizarres et plus ou moins doués de cette vertu
attractive qui a raison des bourses les plus inaccessibles
à
la séduction.
Le mérite de l'invention à cet égard appartient
incontestablement à M. Leboeuf, de Châtillon-sur-Seine.
On lui doit le Temps, 336 pages ; le Nouvelliste, 272
pages ; le petit Messager des Villes et des Campagnes, 144
pages ; le Farceur, 336 pages ; le gros Blagueur, idem
; le vrai Bavard, idem ; le Causeur national, 208
pages. L'un de ces titres, le vrai Bavard, paraît porter
en soi les germes d'un grand succès, puisque dans le département
de l'Aube, voisin de celui de la Côte-d'Or où M. Leboeuf
exploite son brevet, M. Baudot, de Troyes, est l'éditeur de
: le gros Bavard, 336 pages ; le Bavard sans pareil,
336 pages (le chiffre est indiqué seulement sur la couverture,
le livre étant dépourvu lui-même de toute pagination),
et le Babillard, 208 pages, parmi lesquelles 25 environ ne
sont pas chiffrées. Lequel des deux libraires a
pillé
l'autre ? c'est une question que je laisse
à
résoudre aux bibliographes. Quoi qu'il en soit, tant de bavards
se disputent
à
qui persuadera le mieux le publie de l'Aube et de la Côte-d'Or,
qu'il ne serait pas surprenant, qu'on ne s'entendît guère
en ces quartiers-là.
Le même M. Baudot qui ne permet pas
à
un seul almanach de M. Anner-André, son rival, de passer sans
lui en opposer un autre, ou avec le même titre, ou avec le titre
embelli, qui partage avec M. Leboeuf , de Châtillon-sur-Seine,
le monopole des
Ba
vards, a créé en outre
le Courrier, 400
pages, et
le Frai Matthieu Laensberg,
272 pages. Le premier contient en effet 400 pages, comme l'indique
surabondamment la couverture; mais avec des lacunes, comme
le Babillard.
Les chiffres sont remplacés dans l'un et l'autre par trois
points disposés en triangle. Le second offre la même
bizarrerie de pagination, et de plus, au témoignage de son
titre, est
très-inqtructif et très-risible.
Je suis trop poli pour contredire une annonce aussi avantageuse; mais
j'avertis le lecteur qu'il ne doit pas juger de l'esprit champenois
sur cet échantillon.
Le
Bon Ermite,
336 pages, et
la Nouvelle Lanterne magique,
262 pages, non compris le
Traité des Glaires
déjà nommé, sont les seules modifications du
Liégeois
qu'on doive à M. Anner-André. Heureusement que la qualité
de ces almanachs ne fait pas regretter que l'éditeur ne les
ait pas multipliés davantage.
M. Hinzelin, de Nancy, a pris pour mesure de la pagination de son
Gros Conteur liégeois
et de son
Grand Astrologue de Liège, celle
qui est commune
à
tous les almanachs indiqués ci-dessus : 336 et 272 pages. Serait-ce
la crainte de faire trop de peine a ses confrères qui l'a empêché
d'être plus littéraire et plus intéressant ? On
lui doit de plus
le Prophétiseur véridique de Liège, par Joseph
Moult.
Mais cela, au rapport de la couverture, n'a que 134 pages ; ce qui
ne veut pas dire qu'il soit la quintessence des deux autres.
Tous les éditeurs que je viens de nommer paraissent s'être
entendus pour donner sous le litre modeste d'Almanach ou
Double A1manach journalier,
un livre qui varie de 150 à 200 pages. Mais cet almanach est
une preuve qu'il n'y a que l'émulation et l'antagonisme qui
enfantent des chefs-d'oeuvre, et que l'entente cordiale entre les
faiseurs d'almanachs comme entre les politiques ne produit pas toujours
grand'chose de bon.
(1)
Il va sans dire que, dans cette revue des almanachs, je prends, parmi
les modernes, ceux qui portent le millésime de 1853. ils sont
la reproduction exacte ou à peu près de ceux des années
précédentes, comme ils seront à leur tour reproduits
par ceux de toutes les années suivantes.
(2)
On conçoit que je renonce à indiquer le nombre de pages
de tous ces almanachs. Ils se sont privés volontairement de
ce bénéfice, en mettant le lecteur, par la suppression
de toute espèce de chiffre, dans l'impossibilité de
le savoir du premier coup.
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