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Nisard, Histoire des livres populaires, 1854


Pages 1-11
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Chapitre premier

Des Almanachs

Les plus anciens livres du monde, après la Bible ce sont vraisemblablement les almanachs il s'en faut cependant que leur origine soit aussi bien déterminée que celle du livre sacré ; mais par l'usage qu'on en fait, par les sentiments de curiosité, je dirais presque de foi qu'ils inspirent, par leur caractère enfin à peu près invariable, ils semblent participer à la fois, et de la haute antiquité à laquelle la Bible remonte, et du besoin qu'on a de l'interroger.
Quoi qu'il en soit, il serait superflu, sinon déplacé, de rechercher ici quel fut l'auteur du premier almanach. C'est un renseignement qu'il ne serait probablement pas impossible de trouver, pour peu qu'on eût de loisir et de correspondants dans toutes les bibliothèques de l'Europe, depuis celle de Pontoise jusqu'à celle du Vatican. Pour moi, je me contenterai de dire ce que sont les almanachs, sans nie préoccuper d'où ils viennent. Il y a presque toujours lieu de se repentir de s'être montre trop curieux de ses origines, et tel qui a eu cette vanité rougit souvent de ses auteurs, dès qu'il les connaît, après s'en être enorgueilli avant de les connaître.
Le catalogue de M. Brunet dit que le premier almanach connu est le Grand Compost des Bergers, imprimé à Paris en 1493 ; on n'a aucun moyen de contrôler cette assertion ; il faut donc l'accepter comme vraie, du moins comme vraisemblable. Il résulterait de là, entre autres faits particuliers aux almanachs, qu'ils comptent sans doute parmi les plus anciens livres qu'on ait colportés, et on resterait peut-être en deçà du vrai, en disant que la proportion entre le débit dont ils sont aujourd'hui l'objet et celui des autres, est comme mille est à un. Quelques éditeurs, entre autres MM. Baudot et Anner-André, de Troyes, les vendent au kilogramme.
Il ne manque pas de gens aujourd'hui qui pensent vous embarrasser en vous demandant qui n'a pas son journal ? Ils vous embarrasseraient bien davantage s'ils vous demandaient qui n'a pas son almanach ? Depuis la chaumière jusqu'au palais, l'almanach est en effet, un meuble indispensable. Outre les gens que leurs affaires obligent à le consulter tous les jours, il n'est guère d'homme oisif qui n'y cherche une distraction, un enseignement. Celui-ci s'amuse à compter combien il y aura d'éclipses, et de quelle sorte, dans l'année ; c'est quoi se bornent ses connaissances astronomiques ; et si l'almanach lui annonce une éclipse visible de soleil, il songe à préparer ses verres noircis pour jouir commodément du spectacle. Celui-là, et c'est un employé ou un collégien, compte combien il y a de jours fériés dans l'année, dans le mois, et rêve au moyen de s'y dédommager de la servitude et des fatigues des jours ouvrables. J'en connais qui ont une telle passion de connaître l'heure du lever et du coucher du soleil, qu'ils la demandent tous les jours à leur almanach, encore que, à force de la demander ils aient fini par la savoir par coeur, et soient en état de vous dire à une seconde près à quelle heure le soleil paraît sur l'horizon, et à quelle heure il disparaît chaque jour de l'année. Les éditeurs d'almanachs n'ignorent pas toutes ces faiblesses, et le colportage leur est d'un merveilleux secours pour en tirer parti. MM. Pagnerre, Moronval et Boucquin, à Paris, Anner-André et Baudot, à Troyes, Hinzelin, à Nancy, Leboeuf, à Châtillon- sur-Seine, sont les plus féconds producteurs d'almanachs qui existent en France, et ceux vraisemblablement qui savent le mieux à quoi s'en tenir sur le puéril et tyrannique besoin qu'on a de ces livrets, quelle que soit la nature des intelligences, ou délicate ou grossière. Aussi, sur cent almanachs, il y en a quatre-vingt-dix qui sortent de leurs boutiques. Ils pourraient même réclamer le surplus, qui consiste en imitations mal déguisées des produits des uns et des autres, ou en contrefaçons pures et simples.
Les almanachs anciens et modernes (1) sont de quatre formats principaux : l'in-4, l'in-8, l'in-12 et l'in-24. il y a bien quelques formats intermédiaires, mais il faut les rapporter tous à ces quatre derniers. L'in-24 est sans comparaison le plus populaire : c'est le format du Liégeois et de tous les almanachs qui procèdent de lui ; viennent ensuite l'in-4, l'in-12 et l'in-8 ; ce dernier de très-loin.
Je commence par l'in-24. Il n'est pas le plus ancien ; on connaît à peu près la date de son origine, qui est de la première moitié du XVIIe siècle.
Pour l'in-4, sa forme et son impression à deux colonnes, son papier même, tout atteste qu'il remonte jusqu'au XVe siècle et même au delà. Mais comme on peut dire de l'in- 24 ce que Napoléon disait des femmes, que plus elles sont fécondes plus elles sont estimables, à ce titre il prime l'ancienneté de naissance et a droit à l'honneur de figurer en tête de cette nomenclature.
L'almanach-souche, s'il est permis de parler ainsi, est le Petit Liégeois. Il est le plus mince de tous. En voici un qui sort de l'imprimerie de Moronval, de Paris. La pagination n'y est point marquée ainsi qu'à tous les doubles et les triples du même nom, mais les pages sont au nombre de 28 non compris la couverture. Il y a là encore, dira-t-on, place pour assez de sottises; aussi la place est-elle bien occupée, encore que les sottises n'y soient pas de la première qualité. Le Double Liégeois du même éditeur est près de quatre fois gros comme le premier, ayant 96 pages.
C'est y mettre trop de conscience en vérité, d'autant que MM. Pagnerre et Boucquin, de Paris, nous donnent sous le même titre trompeur un almanach qui a tout juste le même nombre de pages que le Petit Liégeois de leur collègue. C'est donc en vain que M. Pagnerre a cru devoir ajouter à son titre l'épithète de véritable, et dire fièrement le Véritable double Liégeois ; il ne parviendra pas à nous faire prendre le change sur l'exiguïté de son format, et il nous restera toujours débiteur de 28 autres pages pour justifier la pompe de son titre. M. Placé, de Tours, seul, se rapproche du vrai. Son Double Liégeois a 48 pages.
Mais que vois-je ? quatre autres Véritables triples Liégeois de M. Pagnerre, le premier justement de la grosseur requise, le second plus renflé que le premier, le troisième (2) que le second, et le dernier que le troisième, en s'échelonnant à peu près comme les quatre fils Aymon? Je parlais tout à l'heure de la conscience de M. Moronval ; je noterai ici la munificence de M. Pagnerre, et de plus, je lui demanderai pardon de la querelle d'Allemand que je lui ai presque faite il n'y a qu'un moment. Ce que M. Moronval nous donne en gros, M. Pagnerre nous le livre en détail, et tandis qu'il n'y a qu'un cordon bleu qui ait le moyen de se procurer l'almanach in-folio du premier, il n'y a pas de simple laveuse de vaisselle qui ne trouve chez le second un almanach plus proportionné à ses modestes honoraires, et non moins infaillible dans la connaissance des temps.
Cependant le libraire Boucquin (nom d'excellent augure et qu'on croirait fait exprès pour un éditeur d'almanachs) fait une concurrence fastueuse à M. Pagnerre. Outre les quatre formats indiqués ci-dessus, au moyen desquels il marche l'égal de celui-ci il en a imaginé d'autres qu'il a échelonnés de la même manière, et auxquels, non content de laisser les titres de Double, Triple, Veritable double, Veritable triple Liégeois, il ajoute ceux de : Incomparable, Du bon vieux temps, Un peu de tout, Utilite et agrément, Commerce et Industrie. Le moyen de résister à de telles amorces !
Il est vrai que M. Pagnerre oppose à ces qualifications orgueilleuses celles-ci qui ont bien leur prix : Le Véridique almanach sans pareil; les Souvenirs du grand homme (où, par parenthèse, il n'est pas plus question du grand homme que du Grand Turc) ; et qu'à la couverture bleue caractéristique de l'Almanach Liégeois il substitue la couverture jaune et la verte: cela n'empêche pas qu'il ne soit distancé par M. Boucquin, et qu'il n'ait su imaginer que deux nouvelles formules là où son confrère en a imagine cinq.
Je ne parle pas de M. Placé, de Tours, qui ne s'est mis en frais ni d'imagination ni de matériel, et qui a cru payer assez le tribut qu'on doit au Liégeois en en fournissant un type unique et d'un format médiocre ; ni de M. Moronval, qui n'a rien trouvé autre chose pour embellir le titre primitif que d'y ajouter ceux de Gros et Petit Astrologue: l'honneur de l'invention et de la multiplication demeure évidemment tout entier à MM. Boucquin et Pagnerre, à celui-là peut-être plus qu'à celui-ci.
Je passe maintenant aux variétés infinies du Liégeois, c'est-à-dire aux almanachs qui, avec des titres différents mais un format semblable, sont, ou des perfectionnements du premier, quand ce ne serait que par la pagination qui est presque toujours indiquée, ou des analogues ou ses imitations.
MM. Anner-André et Baudot, de Troyes, ont donné simultanément le National. Ces deux imprimeurs ne ressemblent point à Castor et Pollux, dont l'un pamit sur l'horizon quand l'autre disparaît ; ils vont, ils viennent, et exécutent tous leurs mouvements de compagnie, ou du moins se suivent de si près qu'on peut dire que l'intervalle qui les sépare est imperceptible. À peine celui- ci a-t-il publié un almanach que celui-là riposte par un autre de la même espèce
et du même nom, et réciproquement. Une variante, une adjonction quelconque dans le titre suffit pour écarter le délit de contrefaçon. Ainsi, là où M. Antier-André dit simplement le National, M. Baudot dit : le National, double almanach liégeois journalier, par Mathieu Laensberg, mathématicien ; et il ajoute : "Cet almanach ne contient rien de politique." Allez donc, sous cette phraséologie distinguer le titre primitif, et croire, si par hasard vous êtes l'inventeur de ces titres, que vous êtes fondé à en revendiquer la propriété. J'ajoute que le National de M. Anner-André ayant 208 pages, celui de M. Baudot n'en a pas une de plus ni de moins.
MM. Hinzelin, de Nancy et Leboeuf, de Châtillon-sur- Seine ont également usurpé ce mot de National. L'un a le National français, sans pagination ; l'autre l'Almanach national, de 208 pages, comme chez M. Anner-André : effet merveilleux des beaux esprits qui se rencontrent, dit la sagesse, ou qui se pillent, dit l'envie.
Il y a pourtant, je le constate avec plaisir, un almanach de M. Anner-André, dont le titre (car la contrefaçon ne s'étend guère au delà) n'a point été dérobé par ses confrères, pas même par son compatriote et voisin M. Baudot. Cet almanach est le Napoléon, de 400 pages, non compris un Traité des glaires, qui est à la fin, et qui en a 62. Trois éditeurs seuls, M. Bauchet-Catel et M. Blocquel-Castiaux, de Lille, et le dépôt géographique de Paris, paraissent avoir eu la même idée que M. Anner-André; mais ils ne l'ont pas formulée avec la même concision. Le premier a pris pour titre le Triple almanach impérial, sans pagination ; le second s'est arrêté à celui de A1manach constitutionnel de l'Empire français, 144 pages; et le troisième à celui de Petit almanach impérial, 63 pages.
Les titres de le National et le Napoléon, celui-ci tout court, ou exprimé par une périphrase, étant donc ceux dont trois ou quatre libraires paraissent s'être fait une sorte d'apanage, on en a imaginé une quantité d'autres plus ou moins bizarres et plus ou moins doués de cette vertu attractive qui a raison des bourses les plus inaccessibles à la séduction.
Le mérite de l'invention à cet égard appartient incontestablement à M. Leboeuf, de Châtillon-sur-Seine. On lui doit le Temps, 336 pages ; le Nouvelliste, 272 pages ; le petit Messager des Villes et des Campagnes, 144 pages ; le Farceur, 336 pages ; le gros Blagueur, idem ; le vrai Bavard, idem ; le Causeur national, 208 pages. L'un de ces titres, le vrai Bavard, paraît porter en soi les germes d'un grand succès, puisque dans le département de l'Aube, voisin de celui de la Côte-d'Or où M. Leboeuf exploite son brevet, M. Baudot, de Troyes, est l'éditeur de : le gros Bavard, 336 pages ; le Bavard sans pareil, 336 pages (le chiffre est indiqué seulement sur la couverture, le livre étant dépourvu lui-même de toute pagination), et le Babillard, 208 pages, parmi lesquelles 25 environ ne sont pas chiffrées. Lequel des deux libraires a pillé l'autre ? c'est une question que je laisse à résoudre aux bibliographes. Quoi qu'il en soit, tant de bavards se disputent à qui persuadera le mieux le publie de l'Aube et de la Côte-d'Or, qu'il ne serait pas surprenant, qu'on ne s'entendît guère en ces quartiers-là.
Le même M. Baudot qui ne permet pas à un seul almanach de M. Anner-André, son rival, de passer sans lui en opposer un autre, ou avec le même titre, ou avec le titre embelli, qui partage avec M. Leboeuf , de Châtillon-sur-Seine, le monopole des Ba vards, a créé en outre le Courrier, 400 pages, et le Frai Matthieu Laensberg, 272 pages. Le premier contient en effet 400 pages, comme l'indique surabondamment la couverture; mais avec des lacunes, comme le Babillard. Les chiffres sont remplacés dans l'un et l'autre par trois points disposés en triangle. Le second offre la même bizarrerie de pagination, et de plus, au témoignage de son titre, est très-inqtructif et très-risible. Je suis trop poli pour contredire une annonce aussi avantageuse; mais j'avertis le lecteur qu'il ne doit pas juger de l'esprit champenois sur cet échantillon.
Le Bon Ermite, 336 pages, et la Nouvelle Lanterne magique, 262 pages, non compris le Traité des Glaires déjà nommé, sont les seules modifications du Liégeois qu'on doive à M. Anner-André. Heureusement que la qualité de ces almanachs ne fait pas regretter que l'éditeur ne les ait pas multipliés davantage.
M. Hinzelin, de Nancy, a pris pour mesure de la pagination de son Gros Conteur liégeois et de son Grand Astrologue de Liège, celle qui est commune à tous les almanachs indiqués ci-dessus : 336 et 272 pages. Serait-ce la crainte de faire trop de peine a ses confrères qui l'a empêché d'être plus littéraire et plus intéressant ? On lui doit de plus le Prophétiseur véridique de Liège, par Joseph Moult. Mais cela, au rapport de la couverture, n'a que 134 pages ; ce qui ne veut pas dire qu'il soit la quintessence des deux autres.
Tous les éditeurs que je viens de nommer paraissent s'être entendus pour donner sous le litre modeste d'Almanach ou Double A1manach journalier, un livre qui varie de 150 à 200 pages. Mais cet almanach est une preuve qu'il n'y a que l'émulation et l'antagonisme qui enfantent des chefs-d'oeuvre, et que l'entente cordiale entre les faiseurs d'almanachs comme entre les politiques ne produit pas toujours grand'chose de bon.

(1) Il va sans dire que, dans cette revue des almanachs, je prends, parmi les modernes, ceux qui portent le millésime de 1853. ils sont la reproduction exacte ou à peu près de ceux des années précédentes, comme ils seront à leur tour reproduits par ceux de toutes les années suivantes.

(2) On conçoit que je renonce à indiquer le nombre de pages de tous ces almanachs. Ils se sont privés volontairement de ce bénéfice, en mettant le lecteur, par la suppression de toute espèce de chiffre, dans l'impossibilité de le savoir du premier coup.

 

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