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© Textes Rares

Mme de Krudener, Valérie. Publié par D. Jouaust d'après l'édition originale. Frontispice gravé par Lalauze. Paris, Librairie des Bibliophiles, Rue Saint-Honoré, 338, 1884.
In-12, XII, 256 p. Tome IX de la Bibliothèque des Dames.
Avant-propos (ci-dessous) : biographie de Mme de Krüdener (1766-1824), auteur de Valérie, roman épistolaire.
Envoi par D. Jouaust
Titre

Frontispice par Lalauze
Catalogue de la Bibliothèque des Dames (4e de couverture)

Avant-propos

En donnant accès aujourd'hui au roman de VALÉRIE dans notre BIBLIOTHEQUE DES DAMES, nous n'avons pas la prétention de consacrer une nouvelle notice à Mme de Krüdener et à son oeuvre, sur lesquelles tout a été dit, et qui ne nous paraissent pas mériter d'autres études et d'autres recherches. Nous renverrons donc simplement le lecteur à la remarquable notice faite par M. X. Marmier dans la REVUE GERMANIQUE de juillet 1833, et à celle de Sainte-Beuve, imprimée en tête de l'édition Charpentier, après avoir paru dans la REVUE DES DEUX-MONDES, puis à la récente préface de M. Parisot, ainsi qu'à l'intéressant volume que M. Paul Lacroix a publié, il y a quatre ans sur Mme de Krüdener.

Il y a deux personnages dans Mme de Krüdener d'abord l'écrivain, qui a pris la plume pour traduire les impressions de ses débuts dans la vie ; puis la femme mystique et exaltée se posant en prophétesse et poursuivant le rêve de fonder une religion nouvelle. C'est naturellement du premier que nous avons à nous occuper ici, sans toutefois négliger absolument les détails qui concernent le second, les excentricités de la visionnaire devant servir à expliquer certains côtés étranges de l'œuvre de l'écrivain.

Julie Vietinghoff, née à Riga en 1766, fut mariée, à l'âge de quatorze ans, au baron de Krüdener, qui n'en avait pas quarante. Bien qu'à cet âge un homme ne puisse paraître un vieillard à une femme, si jeune qu'elle soit, elle le trouva trop âgé pour elle; et l'on pourra s'en étonner quelque peu, puisque cinq ans après, à l'âge de dix-neuf ans, elle devenait la maîtresse de l'académicien Suard, qui avait atteint la cinquantaine. Quoi qu'il en soit, le désaccord ne tarda pas à se mettre entre les deux époux.

Le baron de Krüdener était ambassadeur, et son secrétaire intime conçut pour la baronne un violent amour, qu'il n'osa, paraît-il, jamais lui avouer, et qui, avec l'aide d'une phtisie, le conduisit rapidement au tombeau, si même il ne le porta au suicide, C'est du moins ce que laissa dire Mme de Krüdener, qui n'était nullement insensible à la gloire de faire des victimes. En tout cas, cette aventure flatta singulièrement son penchant à la sentimentalité et au mysticisme; elle se plut à en faire le sujet d'un roman dans lequel elle prit le nom de Valérie, donnant celui de Gustave au malheureux jeune homme qui était mort de l'avoir aimée. On lui pardonnera facilement de s'y faire un rôle tout idéal et de se présenter au lecteur avec une auréole de pureté qu'elle ne porta pas toujours dans la vie réelle : en effet, après s'être éprise des cinquante ans de Suard, elle conçut, en 1801, une violente passion pour le talent du chanteur Garat; passion malheureuse, qui finit par trouver un outrageant dédain chez l'objet aimé, et à la suite de laquelle la sentimentale baronne renonça pour toujours aux faiblesses du cœur et des sens.

Plus que toute autre la baronne de Krüdener a subi ce charme irrésistible qui n'a jamais cessé d'attirer les étrangers vers la France. Aussi est-ce en français qu'elle écrivit son roman de VALÉRIE, où l'on est vraiment émerveillé de la facilité avec laquelle elle sut manier une langue qui n'était pas la sienne, Elle fit plusieurs séjours à Paris. C'est pendant le second, qui commença en 1801 , que parut VALÉRIE (1803). Le roman ne plut pas à Napoléon, dont Mme de Krüdener ambitionnait l'approbation. Elle en conçut un grand ressentiment, et se trouva ainsi toute préparée à entrer dans le mouvement de réaction germanique qui se dessinait contre le maître des destinées de la France, et qui s'accentua davantage après l'assassinat du duc d'Enghien. Mme de Krüdener retourna alors en Allemagne. Elle s'y lia avec la reine de Prusse, qu'elle eut la douleur de voir mourir bientôt. Le chagrin qu'elle ressentit de cette perte la jeta dans le mysticisme, et elle commença à faire à Heidelberg, à Bade, à Carlsruhe, du prosélytisme en faveur de la religion nouvelle dont elle voulait jeter les bases.

Elle revint ensuite à Paris avec les alliés. C'est alors surtout qu'elle eut un salon très suivi, et qu'elle acquit cette grande influence que désormais elle devait mettre exclusivement au service de son mysticisme religieux. Elle fut dans une très grande intimité avec l'empereur de Russie, qui se laissa prendre à son rêve d'une union intime entre la France et la Russie. Aussi Alexandre présenta-t-il solennellement son amie à toute l'armée russe, lors de la grande revue qu'il passa dans les plaines des Vertus, en Champagne (1). Ce fut l'apogée de l'influence de Mme de Krüdener, et la trop confiante baronne ne farda pas à éprouver que l'amitié d'un souverain est de celles sur lesquelles on peut compter le moins. Alexandre l'abandonna bientôt, et de cet abandon date pour Mme de Krüdener une existence errante et accidentée dans les péripéties de laquelle nous n'avons pas l'intention de la suivre.

Complètement vouée, dès lors, à une vie d'extase et de prédication, elle arrive d'abord à Bâle, où elle fait tant de prosélytes qu'on est obligé de l'expulser.

Puis on la retrouve alternativement et successivement dans les principales villes de Suisse, dans le grand-duché de Bade, en Allemagne, moralisant et catéchisant sans cesse, attirant toujours sur ses pas une foule de mendiants et de sectaires, chassée de partout, et n'entrant parfois dans une ville que pour y rester quelques heures, si bien que finalement les puissances s'émeuvent du bruit qu'elle soulève autour d'elle, et qu'elle est reconduite militairement à la frontière russe. Là elle a le déboire de voir son souverain, son ancien prosélyte et ami, lui interdire le séjour de Saint-Pétersbourg et de Moscou et la confiner dans une terre aux environs de Riga. Elle obtient pourtant ensuite la permission d'aller à Saint-Pétersbourg : elle y est recueillie par la princesse Galitzin, qu'elle endoctrine, et dont la maison devient le temple où elle réunit ses fidèles. Enfin elle veut aller fonder une colonie religieuse aux environs de la mer d'Azof, et c'est là qu'elle va mourir d'un cancer, le 13 décembre 1824, en ayant la douleur de voir avorter son entreprise.

Revenons maintenant à VALERIE, qui eut un très grand succès, surtout auprès des femmes, dont ce roman flattait singulièrement l'amour-propre. La perfection avec laquelle il était écrit donna à penser que Mme de Krüdener n'en était pas l'auteur. On voulut qu'il fût de Bernardin de Saint-Pierre, qui peut-être fut appelé à donner quelques conseils. On attribua aussi la paternité de l'ouvre à Bérenger, l'auteur aujourd'hui oublié de la MORALE EN ACTION, avec qui la baronne S'était liée pendant un séjour qu'elle fit à Lyon. Mais M. Paul Lacroix a justement publié dans son curieux travail (2) une lettre qu'elle écrivait à Bérenger en 1805, et qui prouve bien qu'il était étranger à la composition et à la rédaction du roman. En voici le passage qui nous intéresse :

« C'est à Lyon que j'achevai Valérie. J'avais entrepris cet ouvrage à Genève, inspirée par les beautés mélancoliques du Léman et de la Grande-Chartreuse. Je vous cri Jus la moitié. Je fis la même confidence à V... et à Camille Jordan. On me pressa, d'achever, et j'achevai ce romanesque et très fidèle tableau d'une passion sans exemple comme sans tache.

« Ce n'est pas le désir d'étaler de l'esprit qui m'a inspiré ces pages, que je crois touchantes, et auxquelles vos journaux daignent accorder quelques éloges. Non, certes: ce qu'il y a de bon dans Valérie appartient à des sentiments religieux que le Ciel m'a donnés, et qu'il a voulu protéger en faisant aimer ces sentiments... Je vois, au reste, par ce succès de ma chérissime Valérie, que la piété, l'amour pur et combattu, les touchantes affections, et tout ce qui tient à la délicatesse et à la vertu, émeuvent et touchent plus en France qu'ailleurs. »

Après cette appréciation de Mme de Krüdener par elle-même, voyons le jugement que Sainte-Beuve a porté sur elle. En vertu d'une fiction par laquelle il se plaît à placer chaque auteur dans l'époque à laquelle il aurait dû vivre, l'éminent critique fait de Mme de Krüdener une figure du moyen âge.

« C'est (dit-il) comme une sainte qui nous apparaît , une sainte du Nord, du XIIIe siècle, une sainte Élisabeth de Hongrie, ou encore quelque sœur du grand maître des chevaliers porte-glaive, qui, du fond de la Livonie, attirée sur le Rhin et longtemps mêlée aux délices des cours, ayant aimé et inspiré les illustres minnesinger du temps, ayant fait elle-même quelque roman en vers comme un poète de la Wartbourg, ou plutôt ayant voulu imiter notre Chrestien de Troyes, ou quelque autre fameux trouvère en rime française, en cette langue le plus délitable d'alors, serait enfin revenue à Dieu, à la pénitence, aurait désavoué toutes les missions et les flatteries qui l'entouraient, aurait prêché Thibaut , aurait consolé des calomnies et sanctifié Blanche , serait entrée dans un ordre qu'elle aurait subi, qu'elle aurait réformé, et, autre sainte Claire, à la suite d'un saint François d'Assise, aurait remué comme lui des foule et parlé dans le désert aux petits oiseaux. »

Voilà un portrait complet et tracé de main de maître : aussi n'avons-nous voulu rien retrancher de cette longue période, dans laquelle l'illustre critique se laisse emporter, par son lyrique enthousiasme, un peu au delà de sa mesure ordinaire, et fait de Mme de Krüdener un être un peu trop idéal. Passant ensuite de l'auteur à son œuvre, Sainte-Beuve s'exprime ainsi au sujet de VALÉRIE :

« Quand Mme de Staël, en pleine célébrité et hautement accueillie par l'école française du XVIIIe siècle, commençait à tourner à l'Allemagne, Mme de Krüdener, Allemande, et malgré la littérature alors si glorieuse de son pays, n'avait d'yeux que vers le nôtre. Dans cette langue préférée, elle nous envoyait un petit chef-d'œuvre où les teintes du Nord venaient, sans confusion, enrichit-, étendre le genre des Lafayette et des Souza. Après Saint-Preux, après Werther, après René, elle sut être elle-même, à la fois de son pays et du nôtre, et introduire son mélancolique scandinave dans le vrai style de la France... Dans Valérie, plus que chez Mme de Staël, l'inspiration germanique, si sentimentale qu'elle soit, se corrige en s'exprimant, et, pour ainsi dire, se termine avec un certain goût toujours, et par une certaine forme discrète et française.

« Valérie, par l'ordre des pensées et des sentiments, n'est inférieure à aucun roman de plus grande composition, mais surtout elle a gardé, sans y songer, la proportion naturelle, l'unité véritable; elle à, comme avait la personne de son auteur, le charme infini de l'ensemble.

« Valérie a des côtés durables en même temps que des endroits de mode et déjà passés. Il y a en dans le roman des talents très remarquables , qui n'ont que des succès viagers, et dont les productions, exaltées d'abord , se sont évanouies à quelques années de là. Mlle de Scudéry et Mme Cottin, malgré le grand esprit de l'une et le pathétique d'action de l'autre, sont tout à fait passées. Pas une œuvre d'elles qu'on puisse relire autrement que par curiosité, pour savoir les modes de la sensibilité de nos mères. Mme de Montolieu est encore ainsi : Caroline de Lichtfield, qui a tant charmé une première fois à quinze ans, ne peut se relire, pas plus que Claire d'Albe. Valérie, au contraire, a un coin durable et à jamais touchant; c'est une de ces lectures qu'on peut se donner jusqu'à trois fois dans sa vie, aux différents âges.

« Le style de Valérie a, comme les scènes mêmes qu'il retrace, quelques fausses couleurs de la mode sentimentale du temps. Je ne saurais aimer que le comte envoie, pour le tombeau de son fils, une belle table de marbre de Carrare, rose, dit-il, comme la jeunesse, et veinée de noir comme la vie, Mais ces défauts de goût y sont rares, aussi bien que quelques locutions vicieuses (en imposer pour imposer), qu'un trait de plume corrigerait. Le style de ce charmant livre est, au total, excellent, eu égard au genre peu sévère : il a le nombre, le rythme, la vivacité du tour, un perpétuel et parfait sentiment de la phrase française. »

M. Paul Lacroix, dans son livre déjà cité, appuie le jugement de Sainte-Beuve et ajoute :

« Mme de Krüdener aurait égalé, surpassé peut-être Bernardin de Saint-Pierre, si elle avait appliqué uniquement aux lettres son génie, sans l'égarer dans les brouillards du mysticisme religieux. Elle possédait au plus haut degré le talent d'exprimer ses idées dans un langage facile, élégant, harmonieux. Étrangère , elle avait deviné notre langue plutôt qu'elle ne l'avait apprise, et elle s'en servait avec un merveilleux instinct, qui suppléait à cette science, à cet art, qu'on acquiert à force de travail et de temps. Elle était devenue écrivain, comme elle devint plus tard orateur, pour les nécessités de son apostolat ; comme elle eût été poète, si elle avait eu besoin de faire entrer sa pensée dans le moule du vers pour lui donner plus de portée et plus d'écho (3). »

Mme de Krüdener n'a guère fait que VALÉRIE. Ses autres écrits, qui ne sont que de la controverse ou des extases religieuses, tiendraient en un petit nombre de pages. Elle avait pourtant commencé, sous le titre d'OTHILDE, un autre roman, consacré à l'amour divin, et qui, dans sa pensée, était comme une expiation de VALÉRIE, le roman de l'amour terrestre. C'était, disait-elle, dans une lettre adressée, en 1809, à son amie, Mlle Cochelet, lectrice de la reine de Hollande, un ouvrage « fait avec le Ciel ». Le sujet d'OTHILDE, dont l'action se passait au moyen âge, ne nous est pas connu, et il est fort probable que l'ouvrage n'a jamais été achevé. Il en est resté un fragment que M. Paul Lacroix a donné dans le livre auquel nous venons de faire un emprunt.

Quoi qu'il en soit, VALÉRIE a suffi à établir le renom littéraire de la baronne de Krüdener, puisque ce roman a déjà été réimprimé plusieurs fois, et que c'est à la demande d'un grand nombre de personnes que nous lui donnons aujourd'hui une place dans notre BIBLIOTHÈQUE DES DAMES.


D. JOUAUST.


    1. Elle a publié, sous le titre le Camp des Vertus, les pensées que lui inspira cette solennité.

    2. Madame de Krüdener, ses lettres et ses ouvrages inédits. Paris, Ollendorff, 1880.

    3 . Il existe d'elle, en effet, une pièce de vers que cite M. Paul Lacroix, et qui fait penser aux Méditations de Lamartine.