| Livre | Page d'accueil. Home page | Adhésion

C. Delon, Histoire d'un livre, 1884
L'impression : casse et composition (2e partie)

Ce texte décrit l'état de la technique en 1884. Vous pourrez lire également le texte de Dupont qui donne un aperçu plus rapide.

Epreuve et correction de la copie
Je vous décrirai bientôt en détail cet appareil-, mais ce que je vous ai dit des presses anciennes, en vous parlant des inventeurs de l'imprimerie, vous suffira parfaitement pour comprendre ce qui va se faire. L'ouvrier range donc en ordre ses paquets sur cette espèce de table que forme la presse ; il met de l'encre aux caractères à l'aide du rouleau, ainsi que je vous l'ai expliqué déjà : il étend dessus une feuille de papier légèrement humide, puis il fait descendre doucement le plateau de la presse, à l'aide de la vis. Le papier est pressé contre les lettres encrées; il n'y a plus qu'à relever le plateau, détacher et enlever la feuille. Voyez : voici déjà des lignes imprimées, des espèces de colonnes semblables à des colonnes de journal. Seulement, en y regardant de près, vous vous apercevriez qu'elles ne sont pas parfaitement imprimées; les lettres ne sont pas marquées aussi nettement qu'elles doivent l'être dans un livre. Et puis remarquez que toutes ces pages qui se suivent sont imprimées d'un seul côté de la feuille. Mais peu importe, on peut lire, c'est tout ce qu'il faut. La feuille ainsi imprimée pour essai est ce qu'on appelle une épreuve.

Epreuve corrigée

Sur l'épreuve, toutes les fautes que le compositeur a pu faire apparaissent... On la passera d'abord au correcteur de l'imprimerie, afin qu'il la corrige, c'est-à-dire qu'il marque à la marge les fautes qu'il aperçoit ; puis une autre épreuve sera envoyée à l'auteur du livre, qui lui aussi marquera ses corrections; et s'il lui convient de changer quelques mots, de faire ajouter ou retrancher quelque chose à ce qu'il avait écrit d'abord, il profitera de l'occasion pour indiquer ces changements. Mais avant que l'épreuve soit corrigée, jetons-y un coup d'oeil, pour notre distraction. Car il faut vous dire que les. fautes typographiques font un effet très bizarre. Vous n'imaginez pas les quiproquos étonnants que peut faire naître, par exemple, une lettre mise pour une autre! - Cela s'appelle, en termes d'imprimerie, une coquille : je ne sais d'où vient ce mot. Une bonne coquille, c'est-à-dire une lettre changée formant un sens bien ridicule, est une chose dont on s'amuse beaucoup dans une imprimerie.
Je veux maintenant vous apprendre à vous-mêmes à corriger les épreuves... Qui sait? peut-être serez-vous auteur, un jour! ou bien typographe. Mais, sans être ni l'un ai l'autre, il arrive très souvent qu'on a quelques pages à faire imprimer: un rapport, une circulaire. Vous avez donné votre texte à l'imprimerie -, on vous envoie une épreuve à corriger. Il faut savoir trouver les fautes, indiquer les corrections. Pour votre apprentissage donc, voici une petite page de texte qui vous représente une épreuve, telle qu'on l'envoie à l'auteur, et que nous allons corriger ensemble. - Dans cette page on a réuni exprès, non pas toutes les fautes possibles, mais celles qui se rencontrent le plus ordinairement.

Signes de correction
Dès la première ligne (l. 1) une faute : une lettre pour une autre, ce qu'on appelle une coquille ; un z à la place d'un g. Pour indiquer la correction, nous barrons la lettre qui doit être changée - puis, en face, à la marge, nous écrivons un g : près de ce g une petite barre qui sert de signe de renvoi, et montre que c'est à la place de la lettre barrée dans la ligne, que ce g devra être mis. À la seconde ligne (l. 2), dans le mot oiseaux, ce n'est plus une coquille : c'est bien un a qu'il faut, mais un a bas de casse, et non pas un A capital. Nous barrons cet A, et, nous écrivons un petit a à la marge - toujours avec la barre de renvoi. Plus loin (l. 3) c'est tout le contraire : il faut un I majuscule à la place du petit i; nous écrivons en marge un grand I que nous soulignons trois fois. Trois petites barres ainsi tracées sous une lettre, cela signifie grande capitale, deux barres indiqueraient une petite capitale; une seule, une lettre italique.
Ailleurs, c'est une lettre abîmée (l. 4) qu'il faut changer; ou bien (l. 5) une lettre marque mal, : on fait alors à la barre de renvoi un petit crochet, en forme de coin : cela veut dire : écartez les caractères pour faire une place, puis insérez, introduisez, la lettre qui manque. D'autres fois, tout au contraire, comme à la ligne suivante (l. 6), c'est une lettre de trop, qu'il faut enlever. Pour dire d'enlever, de faire disparaître quelque chose, une lettre, un mot, une ligne même s'il le faut, il y a un signe particulier, formé d'un d et d'un r, dr, abrégé du mot deleatur, qui signifie, en latin, à ôter. En latin? Pourquoi cela ? C'est qu'à l'époque où l'imprimerie fut inventée, vous en avez Souvenir, les hommes qui s'occupaient de cet art étaient tous des savants et des hommes instruits, qui parlaient volontiers latin, et prenaient leurs notes en latin... L'usage de ce mot a été conservé.
Une ligne contournée en figure de 3 est le signe convenu pour indiquer qu'il faut retourner une lettre, le b du mot briller par exemple (l. 7), qui a été mis, par inadvertance, la tète en bas... Un autre signe, une ligne tortueuse en forme d'S couché, serpentant entre les lettres, s'emploie pour marquer qu'il faut échanger, remettre en l'ordre convenable deux lettres qui avaient été transposées par erreur et se suivaient en ordre inverse, défigurant le mot papillon (l. 8). Ce même signe est répété à la marge, afin qu'en l'apercevant au bout de la ligne, l'oeil se reporte à l'endroit où la faute existe. À la ligne suivante, une faute d'accent (l. 9); à la marge on marque qu'un e doit remplacer l'é avec accent mis par mégarde. - Voici maintenant des fautes de ponctuation : à la fin d'une phrase (l. 10) une virgule; nous l'avons barrée, et à la marge nous marquons un point, qui doit la remplacer : barre de renvoi, toujours. De même (l. 11), il faut une virgule après le mot soleil, je l'écris en marge au bout de la ligne, avec le petit trait brancha qui signifie introduire. Plus loin, au contraire, il y a un point-virgule là où il ne faut rien : deleatur, en marge - ôtez-moi cela. Mais cette fois il y a deux fautes dans la ligne; deux corrections en face, à la marge : ne pourrait-on pas confondre ?
Pour bien préciser auquel des deux endroits se rapporte chaque correction, il me suffira de faire, pour la première faute, un petit trait en travers de la barre; pour la seconde faute, la barre aura deux petits traiits; on en ferait trois s'il y avait une troisième faute dans la même ligne. Un mot répété deux fois (se se, l. 12) est ce qu'on nomme un doublon ; deleatur pour l'un des deux. Un bourdon, tout au contraire, en termes d'imprimerie, c'est un mot omis, sauté... (même ligne) : naturellement il suffira d'écrire le mot oublié à la marge, avec le signe qui signifie introduire. Ici remarquez le renvoi doublement barré : c'est la seconde faute de la ligne.
Or, patience! le métier de correcteur est un métier de patience. Continuons : ici (1. 13), il convient de faire un alinéa. À l'aide d'un signe en forme de crochet dont les deux branches sont tournées vers la droite, nous faisons savoir que les mots, à partir de ce signe, doivent être renvoyés à la ligne suivante, le reste de celle-ci demeurant en blanc. Tout au contraire, un peu plus loin (l. 17), le compositeur a fait un alinéa là où il ne devait pas y en avoir; les mots doivent suivre sur la même ligne. Nous indiquons ceci par un crochet semblable à celui dont nous nous sommes servis tout à l'heure, mais tourné en sens contraire, les branches vers la gauche; cela signifie : pas d'alinéa. Ces signes se répètent, comme tous les autres, à la marge. - Voici des lignes mal espacées ; à l'une (l. 14), deux mots ont été réunis en un seul; il faut mettre entre eux un intervalle blanc. C'est ce qu'on indique à la marge par une sorte de dièze #, qui veut dire : espacez. A l'autre ligne, au contraire (1. 15), voici un mot coupé à la moitié par un intervalle; il faut faire disparaître cet espace et rapprocher les deux parties du mot ; cela s'écrit en marge par un signé en forme de parenthèses couchées qui dit : rapprochez. Des barres de renvoi marquent les endroits où ces corrections doivent être faites.
- Voyez un peu plus loin (l. 16) une lettre qui marque trop gros, comme écrasée; c'est que cette lettre lève ; elle dépasse le niveau des autres lettres : il faut l'enfoncer. Tout près de là vous voyez une tache au milieu de l'étendue blanche : c'est une espace, une pièce qui lève aussi. Elle devrait être plus basse que les lettres, afin de ne pas marquer; elle n'a pas été bien luise en place, sa surface arrive au niveau des lettres, elle marque sur le papier : il faut l'enfoncer davantage. Cela s'indique par une sorte de petite croix X en marge, avec renvoi. - À la ligne suivante (l. 18), des mots ont été mal rangés : un long signe serpentant, semblable à celui que nous avions employé pour faire remettre en ordre deux lettres transposées, mais plus grand, renferme dans l'un de ses crochets le groupe des mots qui doit être reporté à la place de celui que l'autre crochet enveloppe, et réciproquement : c'est un échange à faire. - Souvent c'est l'ordre des lignes qui a été interverti; en sorte qu'une ligne, par exemple, vient avant celle qu'elle devrait suivre (1. 49 et 20). Un long signe serpentant, enveloppant les lignes à échanger dans ses deux crochets, marque comment il faut rétablir chaque ligne en sa place. - Enfin voici (l. 21) un mot que le compositeur a formé de lettres italiques; il n'y avait nulle raison pour cela c'est une erreur. Pour indiquer que ce mot doit être rétabli en lettres ordinaires, il nous suffira de l'entourer complètement d'une ligne qui lui forme une sorte de cadre : un mot ainsi encadré doit être en caractère romain. - Tout au contraire, il est utile que les mots de la ligne suivante (l. 22), Récits d'histoire naturelle, soient composés en italiques, parce qu'ils ne font pas partie du texte lui-même; c'est un renvoi à un autre ouvrage, et il faut qu'il se distingue du reste. Or le compositeur les a faits de caractère romain; en soulignant simplement ces mots, je fais savoir qu'ils doivent être en caractère italique. - Ces signes doivent, comme toujours, se répéter en marge, avec barre de renvoi.

Corrections par le typographe
Voilà les corrections marquées par nous; il s'agit, pour le typographe, de les exécuter. L'épreuve a été renvoyée à l'imprimerie, remise au metteur en pages. Celui-ci reprend Sa page composée, la pose de nouveau sur sa galée; pour pou. voir facilement enlever ou introduire des caractères, il desserre un peu ou même enlève complètement la ficelle qui lie la page en paquet. Puis, regardant les signes marqués sur l'épreuve, il commence à effectuer les changements indiqués. S'agit-il de changer une lettre, ou un signe de. ponctuation: rien de plus simple. Soit, par exemple, la correction de la ligne première, un z à remplacer par un g. Avec une petite pince de fer nommée bruxelles

Bruxelles
Cliquez sur l'image pour voir l'illustration agrandie.

ou presselles, l'ouvrier saisit délicatement, par le haut, la lettre z, l'enlève verticalement, puis, prenant un g dans la casse, le glisse dans le vide, de la lettre enlevée, et l'enfonce jusqu'au niveau des autres par la pression du doigt. Il agirait semblablement pour remplacer une lettre brisée (1. 3), une virgule ou un point (l. 10); pour retourner une lettre mise la tête en bas (1. 7), échanger des lettres transposées (1. 8), etc., etc. De même il enlèvera une lettre ou un signe de ponctuation; on bien au contraire, écartant avec la pointe de ses bruxelles deux caractères qui se touchent, pour faire entre eux une place, il y introduira soit une lettre oubliée (1. 5), soit une espace pour séparer deux mots (1. 14). Il pourra de même encore enlever ou introduire, ou changer, lettre à lettre, un mot entier, plusieurs mots.
Mais ici faisons une observation. Si la lettre, le signe, le mot enlevés sont remplacés par une lettre, un signe, un mot tenant exactement la même place, la ligne composée n'est aucunement changée dans sa longueur; mais si on ôte, sans le remplacer, un caractère, un mot ; ou au contraire, si on en ajoute un ; ou bien encore si la lettre, le mot qui remplacent ce qu'on a W n'ont pas juste la même dimension, la ligne n'a plus sa longueur exacte ; elle est plus longue ou plus courte: il faut la justifier de nouveau. Si la différence est peu de chose, le typographe ajoute ou retranche quelques fines espaces entre les mots, de manière à allonger ou à raccourcir la ligne de la quantité nécessaire. Les mots se trouveront un peu plus espacés ou un peu moins, mais ce sera très peu sensible, et le lecteur ne s'en apercevra pas. Mais s'il a fallu retrancher ou ajouter un nombre considérable de caractères, on ne peut plus agir ainsi; il reste au bout de la ligne un mot de trop ou une portion de mot qu'il faut faire passer à la ligne suivante; ou bien il reste un vide, et il faut prendre à la ligne suivante un mot ou une portion de mot pour le combler. De la sorte, voilà l'autre ligne qui va se trouver à son tour trop courte ou trop longue. Souvent il faut remanier ainsi un assez grand nombre de lignes, faisant passer les mots de l'une à l'autre. C'est ce qui arrivera encore, tout naturellement, s'il faut faire (1. 13, 14) ou supprimer (1. 16, 17) un alinéa. Ces remaniements coûtent beaucoup de temps, de peine et de soin. Le compositeur est alors obligé de défaire son paquet, en écartant les lignes les unes des autres sur sa galée, avec beaucoup de précaution, pour ne pas mettre la composition en pâte ! Puis il remanie, l'une après l'autre, ses lignes, avant de les réunir et de les rattacher.

Seconde épreuve
Ce minutieux travail est achevé; le typographe a rattaché sa page en paquet avec sa ficelle : on fait une seconde épreuve, pour vérifier si toutes les corrections indiquées ont été bien faites; on l'envoie, comme la première, à l'auteur, qui la relira avec grande attention. - Faisons de même. Comparez à la première épreuve de notre pige d'essai, qui était, comme vous savez, criblée de fautes, la seconde épreuve qu'un nous envoie. Les fautes ont dû être corrigées suivant nos indications; cela a-t-il été bien fait ? Relisez, comme j'ai relu. - Est-ce bien? la page est-elle sans fautes? Peut-elle être imprimée ainsi ? - Oui, dites-vous. - Quand l'auteur a vérifié les corrections, et qu'il juge le texte correct, il le fait savoir en écrivant au bas de l'épreuve ces mots - Bon à tirer ; puis il signe. Or, puisque c'est nous qui prenons ici le rôle de l'auteur, - nous, c'est-à-dire moi d'une part, et vous aussi, mon jeune lecteur qui avez fait avec moi le travail de la correction , nous mettons donc, au, bas de la seconde épreuve, notre bon à tirer ; et je signe pour nous deux, avec votre permission...

Bon à tirer
Cliquez sur l'image pour voir
l'illustration agrandie.

Sur cette seconde épreuve, nous n'avons pas trouvé de fautes ; mais il n'en est pas toujours ainsi. Souvent les corrections n'ont pas été exécutées parfaitement - ou bien de nouvelles fautes se sont produites, par accident; ou bien enfin l'auteur juge convenable de changer encore certains mots. Il lui faut alors marquer en marge ces nouvelles corrections: le metteur en pages les exécutera, comme la première fois, et renverra à l'auteur une troisième épreuve, une quatrième s'il est nécessaire. Puis observez bien ceci dans tout ce qui précède, voulant nous rendre compte du travail de la correction, nous avons supposé une seule page, composée et corrigée. Elle est correcte : tout est bien, il n'y a plus qu'à l'imprimer, à en faire le tirage. Mais dans un livre il y a un grand nombre de pages, qui doivent être imprimées à la suite - le travail est plus compliqué. Or il s'agit ici, non pas d'une simple page, mais d'un livre, ou comme disent les typographes, d'un labeur; l'oeuvre est longue, en effet, et laborieuse. Le texte de l'ouvrage tout entier a donc été d'abord composé, puis mis en paquets; on en a fait des épreuves, qui ont été corrigées, d'abord par le correcteur de l'imprimerie, puis par l'auteur : les corrections ont été faites à mesure sur le plomb, comme disent les imprimeurs, c'est-à-dire exécutées suivant les indications du correcteur et de l'auteur, sur tous les paquets de caractères. Cela fait, il reste à former, à l'aide de ces lignes provisoirement groupées en paquets inégaux, des pages égales et régulières.



© Textes rares