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Jules Richard, L'art de former une bibliothèque, 1883

CHOIX DES LIVRES

Le plus souvent, il est tout indiqué soit par les appétits personnels, soit par la profession du collectionneur.
Un auteur dramatique, un acteur colligeront les pièces de théâtre. C'est ainsi qu'avec des ressources très restreintes, un artiste, aujourd'hui tout à fait oublié du public - Francisque jeune, qui se fit presque une réputation en jouant le rôle de Pierrot, dans la Grâce de Dieu - s'était formé, de 1825 à 1860, une collec
tion très importante de pièces, collection qui a été l'embryon de la riche bibliothèque de la Société des Auteurs dramatiques.

La collection
Un homme de loi collectionnera la jurisprudence, un médecin les livres de son art. A ce fond spécial viennent se joindre les livres d'affection, les ouvrages des auteurs préférés. Ces collections-là prospèrent, se complètent tous les jours ; le goût s'y mêlant, elles deviennent de vrais trésors. Mais le monsieur qui débute par acheter une Histoire de France d'Henri Martin, les Oeuvres de M. Thiers, un Dictionnaire de la Conversation et la Biographie universelle ne sera jamais un bibliophile. Il en est de même pour ceux qui demandent tant de mètres d'in-octavo reliés pour ce qu'ils appellent Bibliothèque de cabinet (Cabinet de dentiste, d'agent d'affaires ou de négociateur matrimonial).
J'augure mieux du pauvre hère qui achète chez le bouquiniste, dans la case à trente centimes ; celui-là du moins sacrifie à l'idéal.
Il serait presque impossible d'énumérer les goûts divers, les passions bizarres des bibliophiles et des bibliomanes. Elles sont aussi nombreuses qu'il y a d'étoiles au ciel et de grains de sable au fond de la mer. Je ne sais pas, par renseignements précis, s'il existe un collectionneur de mauvaises éditions, mais je gagerais qu'en cherchant un peu, je le rencontrerais. En bibliophilie, on collectionne tout, absolument tout.
On connaît l'histoire de ce collectionneur de tableaux qui en avait fait peindre un représentant un garde française et une grisette, dans l'instant même qui suit le premier épisode de la Permission de dix heures et qui précède le second. Il était heureux en le regardant ; mais après l'avoir mis en place, il se souvint que tous les dimanches son fils et sa fille, gamins de douze ans, sortaient de la pension. Que faire en cette occurrence? Rappeler le peintre et le prier de mettre une haie devant les héros de cette scène intime. C'est à quoi il se décida.
"- Mais on ne les verra plus ! dit l'artiste ébahi. "- Qu'est-ce que cela me fait, répliqua l'amateur, en se frottant les mains, puisque moi je sais qu'ils y sont ! "
A son exemple, l'amateur de livres pornographiques, qui n'a pas pris son courage à deux mains, comme feu l'aimable M. H..., est forcé de cacher ses joyaux dans un coin obscur de son cabinet. Je ne m'occuperai donc pas ici, rien point par pruderie, de ce genre de livres; mais parce que ceux qui les aiment n'ont besoin de personne pour les trouver.

Il y a des amateurs ingénus que les premiers pas embarrassent. Ceux-là m'intéressent.

Maison de campagne
A la personne bien intentionnée qui me demanderait des conseils pour installer une petite bibliothèque de maison de campagne, je répondrais sans hésiter :

"Achetez cinq cents volumes de romans chez Lévy, Charpentier, et chez Rouveyre et Blond, ajoutez-y un Victor Hugo complet, la réimpression des Mémoires du XVIIIe Siècle de chez Didot, une collection des classiques français, dite du prince impérial, de chez Plon, les
vingt livres nouveaux de l'année, un Larousse pour l'érudition facile et vous aurez tout ce qu'il faut pour passer votre temps les jours de pluie. Si votre maison de campagne est sur le bord de la mer, joignez-y les oeuvres de Jules Verne et remplacez les Mémoires du XVIIIe Siècle par une Bibliothèque des Voyages. Faites cartonner élégamment les in-18 et au-dessous par Pierson et relier les volumes plus grands chez un relieur travaillant très solidement."
A la campagne, les dictionnaires et les romans sont les seuls livres utiles. A cette occasion, je rapporterai ce que j'ai vu, il y a une dizaine d'années. Un voisin du villégiature étonnait véritablement toute une petite colonie d'artistes et de gens de lettres par la variété de ses connaissances. Il savait tout... mais toujours le lendemain Il l'accrochait le plus habilement possible la conversation du jour à celle de la veille et alors il s'étendait sur le personnage dont on n'avait fait qu'effleurer la vie, sur l'évément au sujet duquel on avait discute.
Un Dictionnaire de la Conversation et une Biographie générale, de chez Didot, en faisaient un Bénédictin et opéraient seuls ce miracle.
Aujourd'hui le grand Dictionnaire du XIXe Siècle vaut mieux que tout ce qui a été fait avant. Il est malheureux toutefois, que son fondateur soit mort avant de l'avoir terminé.
Notre siècle est favorable aux dictionnaires. On disait autrefois des églises qu'elles étaient les livres de ceux qui ne savaient pas lire ; on peut dire aujourd'hui des dictionnaires, qu'ils sont les bibliothèques de ceux qui ignorent tout. Sans oublier qu'ils font souvent faute à ceux qui croient savoir. Que de discussions inutiles n'engage-t-on point sur une date ou sur un fait, ou même sur l'orthographe d'un nom de localité ! J'en ai vu des déjeuners empoisonnés et des soirées compromises, et cela faute d'un dictionnaire...

 

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