|  CHOIX DES LIVRES
  
  Le 
          plus souvent, il est tout indiqué soit par les appétits personnels, 
          soit par la profession du collectionneur. Un auteur dramatique, un acteur colligeront les pièces de théâtre. 
          C'est ainsi qu'avec des ressources très restreintes, un artiste, 
          aujourd'hui tout à fait oublié du public - Francisque 
          jeune, qui se fit presque une réputation en jouant le rôle 
          de Pierrot, dans la Grâce de Dieu - s'était 
          formé, de 1825 à 1860, une collection 
          très importante de pièces, collection qui a été 
          l'embryon de la riche bibliothèque de la Société 
          des Auteurs dramatiques.
 La collectionUn homme de loi collectionnera la jurisprudence, un médecin les 
          livres de son art. A ce fond spécial viennent se joindre les 
          livres d'affection, les ouvrages des auteurs préférés. 
          Ces collections-là prospèrent, se complètent tous 
          les jours ; le goût s'y mêlant, elles deviennent de vrais 
          trésors. Mais le monsieur qui débute par acheter une Histoire 
          de France d'Henri Martin, les Oeuvres de M. Thiers, un Dictionnaire 
          de la Conversation et la Biographie universelle ne sera jamais 
          un bibliophile. Il en est de même pour ceux qui demandent tant 
          de mètres d'in-octavo reliés pour ce qu'ils appellent 
          Bibliothèque de cabinet (Cabinet de dentiste, d'agent 
          d'affaires ou de négociateur matrimonial).
 J'augure mieux du pauvre hère qui achète chez le bouquiniste, 
          dans la case à trente centimes ; celui-là du moins sacrifie 
          à l'idéal.
 Il serait presque impossible d'énumérer les goûts 
          divers, les passions bizarres des bibliophiles et des bibliomanes. Elles 
          sont aussi nombreuses qu'il y a d'étoiles au ciel et de grains 
          de sable au fond de la mer. Je ne sais pas, par renseignements précis, 
          s'il existe un collectionneur de mauvaises éditions, mais je 
          gagerais qu'en cherchant un peu, je le rencontrerais. En bibliophilie, 
          on collectionne tout, absolument tout.
 On connaît l'histoire de ce collectionneur de tableaux qui en 
          avait fait peindre un représentant un garde française 
          et une grisette, dans l'instant même qui suit le premier épisode 
          de la Permission de dix heures et qui précède le 
          second. Il était heureux en le regardant ; mais après 
          l'avoir mis en place, il se souvint que tous les dimanches son fils 
          et sa fille, gamins de douze ans, sortaient de la pension. Que faire 
          en cette occurrence? Rappeler le peintre et le prier de mettre une haie 
          devant les héros de cette scène intime. C'est à 
          quoi il se décida.
 "- Mais on ne les verra plus ! dit l'artiste ébahi.  "- 
          Qu'est-ce que cela me fait, répliqua l'amateur, en se frottant 
          les mains, puisque moi je sais qu'ils y sont ! "
 A son exemple, l'amateur de livres pornographiques, 
          qui n'a pas pris son courage à deux mains, comme feu l'aimable 
          M. H..., est forcé de cacher ses joyaux dans un coin obscur de 
          son cabinet. Je ne m'occuperai donc pas ici, rien point par pruderie, 
          de ce genre de livres; mais parce que ceux qui les aiment n'ont besoin 
          de personne pour les trouver.
 Il y a des amateurs ingénus que les premiers 
          pas embarrassent. Ceux-là m'intéressent.
 Maison de campagneA la personne bien intentionnée qui me 
          demanderait des conseils pour installer une petite bibliothèque 
          de maison de campagne, je répondrais sans hésiter :
 "Achetez cinq cents volumes de romans chez Lévy, 
          Charpentier, et chez Rouveyre et Blond, ajoutez-y un Victor Hugo complet, 
          la réimpression des Mémoires du XVIIIe Siècle 
          de chez Didot, une collection des classiques français, 
          dite du prince impérial, de chez Plon, les  
           vingt  
           livres nouveaux 
          de l'année, un Larousse pour l'érudition facile et vous 
          aurez tout ce qu'il faut pour passer votre temps les jours de pluie. 
          Si votre maison de campagne est sur le bord de la mer, joignez-y les 
          oeuvres de Jules Verne et remplacez les Mémoires du XVIIIe 
          Siècle par une Bibliothèque des Voyages. Faites 
          cartonner élégamment les in-18 et au-dessous par Pierson 
            
          et   
          relier les volumes plus grands chez un relieur travaillant très 
          solidement."
 A la campagne, les dictionnaires et les romans sont les seuls livres 
          utiles. A cette occasion, je rapporterai ce que j'ai vu, il y a une 
          dizaine d'années. Un voisin du villégiature étonnait 
          véritablement toute une petite colonie d'artistes et de gens 
          de lettres par la variété de ses connaissances. Il savait 
            
          tout... mais toujours le lendemain Il l'accrochait le plus habilement 
          possible la conversation du jour à celle de la veille et alors 
          il s'étendait sur le personnage dont   
          on n'avait fait qu'effleurer la vie, sur l'évément au 
          sujet duquel on avait discute.
 Un Dictionnaire de la Conversation et une Biographie générale, 
          de chez Didot, en faisaient un Bénédictin et opéraient 
          seuls ce miracle.
 Aujourd'hui le grand Dictionnaire du XIXe Siècle vaut 
          mieux que tout ce qui a été fait avant. Il est malheureux 
          toutefois, que son fondateur soit mort avant de l'avoir terminé.
 Notre siècle est favorable aux dictionnaires. On disait autrefois 
          des églises qu'elles étaient les livres de ceux qui ne 
          savaient pas lire ; on peut dire aujourd'hui des dictionnaires, qu'ils 
          sont les bibliothèques de ceux qui ignorent tout. Sans oublier 
          qu'ils font souvent faute à ceux qui croient savoir. Que de discussions 
          inutiles n'engage-t-on point sur une date ou sur un fait, ou même 
          sur l'orthographe d'un nom de localité ! J'en ai vu des déjeuners 
          empoisonnés et des soirées compromises, et cela faute 
          d'un dictionnaire...
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