L'HISTOIRE DES LIVRES
Beaucoup
de livres ont leur histoire aussi intéressante que celles des
autres monuments du génie humain.
C'est un titre de noblesse pour un livre d'avoir appartenu à
la collection d'un bibliophile célèbre, qui n'admettait
sur les rayons de sa bibliothèque que des exemplaires de choix,
habillés par des relieurs en renom.
Provenances
Le président Jacques-Auguste de Thou, auteur
d'une histoire de son temps, déjà oubliée
alors que Bossuet écrivait son
discours sur l'histoire universelle, de rnémoires assez
estimés, d'un poème sur la Fauconnerie et d'autres
ouvrages, avait réuni au commencement du xviie siècle,
seize à dix- sept mille volumes superbement reliés en
maroquin rouge, citron ou vert, en veau fauve et en vélin à
ses armes. Tous les livres publiés de son temps étaient
tirés sur un papier de luxe spécial qu'il envoyait chez
les imprimeurs (J. Janin a renouvelé cette coquetterie exquise).
A la mort du Président de Thou, le président Charron,
marquis de Ménars, acheta en bloc tous ceux des livres de cette
belle collection qui n'allèrent pas augmenter les richesses du
cabinet du Roy. Il les sauva momentanément d'une dispersion fâcheuse
que consomma la Révolution de 1789. Aujourd'hui un livre provenant
de la bibliothèque du président de Thou vaut de l'or.
C'est un joyau qui éclaire le plus illustre rayon de la plus
riche bibliothèque.
N'oublions pas aussi de signaler les livres de
M. le marquis de Paulmy qui écrivait l'analyse critique de tous
les ouvrages en sa possession sur leurs feuilles de garde. Tout grand
seigneur qu'il était, ses notices n'en sont pas plus bêtes
; elles doublent même la valeur vénale de l'exemplaire
au lieu de la diminuer. Son sansgêne avec ses livres en a fait
des morceaux recherchés par les amateurs. Disons-le bien haut
en l'honneur de sa caste et des bibliophiles en général,
qu'on accuse d'un trop grand respect pour leurs richesses.
Je ne saurais énumérer ici toutes
les qualités et toutes les bonnes coutumes des grands bibliophiles
d'autrefois, mais je veux rappeler que le goût des belles bibliothèques
était jadis le devoir des nobles et des riches. Un fermier général
eût rougi de n'avoir pas une collection aussi magnifique que celle
d'un président à mortier. Les illustrations de la galanterie
s'honorèrent de suivre le mouvement. Qui ne s'est incliné
presque respectueusement devant les reliures en veau fauve et à
l'écu à trois Tours de la Pompadour? Qui n'a rêvé
sur le provoquant "boutez en avant" qu'on lit sur les maroquins rouges
de la Du Barry ? Aujourd'hui les bibliothèques sont en général
bannies du noble faubourg St- Germain. On collectionne les tapisseries
les émaux, les guipures, les faïences; beaucoup de faïences;
mais de livres; point. Ah! si, nous avons le Stud-Book pour la
jeunesse aristocratique des Drags et des paper-hand.
N'enveloppons pas les Boursiers dans cet anathème. Allumés
par Caen, le malin prédécesseur de Morgan et de Fatout,
éperonnés par Fontaine et chauffés par Rouquette,
ils ont acheté des livres anciens comme une valeur de Bourse
et pèsent de leur mieux sur les cours.
Quelques gens du monde ont fait comme eux et un amateur de cette catégorie
m'a dit récemment à l'oreille :
"Je suis très content de mon Pâtissier François.
En voilà un Elzevier qui se soutient,
300
fr. de hausse depuis l'an dernier !" .
Guides
L'histoire des livres a fait un réel progrès depuis quelques
années. M. G. de Beauchamps et M. Ed. Rouveyre publient en ce
moment
sous
le titre de : Guide du Libraire-Antiquaire et du Bibliophile un
recueil qui manquait absolument à la littérature bibliophilique.
Au fur et à mesure que des catalogues de livres leur annoncent
des ouvrages sérieux ou curieux, dignes de fixer l'attention
des amateurs, ils les décrivent, racontent leur histoire et mettent
le public éclairé à même de vérifier
l'authenticité et le degré de valeur des exemplaires que
chacun peut posséder.
Naturellement les livres s'offrent à eux un peu au hasard ; Jérôme
Paturot coudoie Homère, Paul et Virginie vont bras
dessus bras dessous avec Hernani. Cela offre l'imprévu
et le charme d'un voyage au milieu d'une bibliothèque magnifique,
composée de livres de choix en exemplaires de bibliophile.
De plus une série de planches reproduisent les types des plus
célèbres reliures historiques. C'est dans la première
livraison
du Guide du Libraire-Antiquaire et du Bibliophile que j'ai vu
pour la première et unique fois de ma vie, ce que pouvait être
une des fameuses reliures de la bibliothèque de Mme de Pompadour,
dont je parlais tout à l'heure. C'est splendide ! La planche
a été copiée sur l'exemplaire d'un livre peu précieux
: Une Description géographique de la Guiane, qui vaut
d'ordinaire
15 à
20 francs en bon état. A cause de sa reliure exceptionnelle,
l'exemplaire, en question s'est vendu 1,800 francs, il y a deux ans.
Il provenait de la vente du Baron Pichon.
Voilà des curiosités tout à fait dans le goût
de la bibliophilie contemporaine.
Les catalogueurs ne manquent donc jamais d'indiquer la provenance d'un
livre; souvent même ils racontent les circonstances qui ont accompagné
ses ventes successives. C'est par un catalogue de la maison Fontaine
(année 1872) que nous connaissons l'histoire de l'exemplaire
unique in-4° sur papier de Hollande, relié en maroquin rouge,
des oeuvres de Voltaire (édition de Kehl) destiné par
Beaumarchais à l'impératrice Catherine II. Il y avait
ajouté non seulement la suite des gravures avant la lettre, mais
encore les dessins originaux de Moreau. M. Fontaine en était
devenu l'heureux possesseur en 1860 ; il le vendit 18,000 fr. à
M. Double. Lors de la vente de la collection de ce dernier, il fut mis
sur table à 10,000 fr. et adjugé sans enchères
à l'impératrice Eugénie. Par galanterie personne
ne voulut le lui disputer. Après le 4
septembre,
un amateur en offrit 40,000 fr., mais l'incendie des Tuileries fit disparaître
ce bel ouvrage qu'on vendrait 100, 000 fr. aujourd'hui, rien que pour
les dessins originaux de Moreau.
Je crois savoir qu'un communard soigneux, prévoyant l'incendie,
avait soustrait le Voltaire des impératrices Catherine Il et
Eugénie et que grâce à lui il figure aujourd'hui
dans une illustre bibliothèque de Berlin.
Vols
Il est certain, en outre, que l'incendie de la bibliothèque du
Louvre a été
précédé de déménagements intelligents
et que ses richesses n'ont pas été perdues pour tout le
monde. Toutefois, je serais désespéré que les lecteurs
de ce petit traité sur l'art de former une bibliothèque
prissent pour un exemple, bon à suivre, cette façon de
se procurer des livres précieux. Les voleurs de livres ne sont
pas des amateurs, ce sont des commerçants, témoin le célèbre
Libri, dont le nom prédestiné n'excuse par les larcins.
Et puisque j'ai écrit le nom de Libri, j'en profiterai pour dire
que les douze ou treize brochures écrites sur "son affaire" forment,
réunies, une curiosité bibliographique très recherchée
et fort difficile à se procurer. Leur lecture prouve que les
amateurs anglais ne sont pas beaucoup plus scrupuleux que les amateurs
allemands sur les origines de leurs acquisitions. Cependant comme il
y a dans tout - même dans cette honteuse légende - une
moralité ; lorsque l'on vendra les riches collections des amateurs
étrangers qui ont acquis, de cette façon, certains morceaux
de toute rareté, je doute fort que le libraire chargé
de l'opération ose inscrire sur son catalogue : provenant
des vols Libri, ou
bien : volé
lors des incendies de la Commune. Mais
cette moralité serait encore très insuffisante si je ne
révélais ici un fait que j'ai lieu de croire peu connu.
Mme Libri, qui a signé la fameuse pétition au Sénat,
est morte, édifiée sur le compte du mari qu'elle croyait
innocent - et ruinée par lui ainsi que sa fille.
Quant au spoliateur, il est allé mourir
de misère dans un petit village d'Italie.
Où donc était le trou ! comme dit la police. N'oublions
pas que le crime est toujours puni par le chantage et la complicité.
M. Libri a dû être furieusement exploité depuis la
révolution de février jusqu'à sa mort misérable.
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