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Jules Richard, L'art de former une bibliothèque, 1883

L'HISTOIRE DES LIVRES

Beaucoup de livres ont leur histoire aussi intéressante que celles des autres monuments du génie humain.
C'est un titre de noblesse pour un livre d'avoir appartenu à la collection d'un bibliophile célèbre, qui n'admettait sur les rayons de sa bibliothèque que des exemplaires de choix, habillés par des relieurs en renom.

Provenances
Le président Jacques-Auguste de Thou, auteur d'une histoire de son temps, déjà oubliée alors que Bossuet écrivait son
discours sur l'histoire universelle, de rnémoires assez estimés, d'un poème sur la Fauconnerie et d'autres ouvrages, avait réuni au commencement du xviie siècle, seize à dix- sept mille volumes superbement reliés en maroquin rouge, citron ou vert, en veau fauve et en vélin à ses armes. Tous les livres publiés de son temps étaient tirés sur un papier de luxe spécial qu'il envoyait chez les imprimeurs (J. Janin a renouvelé cette coquetterie exquise). A la mort du Président de Thou, le président Charron, marquis de Ménars, acheta en bloc tous ceux des livres de cette belle collection qui n'allèrent pas augmenter les richesses du cabinet du Roy. Il les sauva momentanément d'une dispersion fâcheuse que consomma la Révolution de 1789. Aujourd'hui un livre provenant de la bibliothèque du président de Thou vaut de l'or. C'est un joyau qui éclaire le plus illustre rayon de la plus riche bibliothèque.
N'oublions pas aussi de signaler les livres de M. le marquis de Paulmy qui écrivait l'analyse critique de tous les ouvrages en sa possession sur leurs feuilles de garde. Tout grand seigneur qu'il était, ses notices n'en sont pas plus bêtes ; elles doublent même la valeur vénale de l'exemplaire au lieu de la diminuer. Son sansgêne avec ses livres en a fait des morceaux recherchés par les amateurs. Disons-le bien haut en l'honneur de sa caste et des bibliophiles en général, qu'on accuse d'un trop grand respect pour leurs richesses.

Je ne saurais énumérer ici toutes les qualités et toutes les bonnes coutumes des grands bibliophiles d'autrefois, mais je veux rappeler que le goût des belles bibliothèques était jadis le devoir des nobles et des riches. Un fermier général eût rougi de n'avoir pas une collection aussi magnifique que celle d'un président à mortier. Les illustrations de la galanterie s'honorèrent de suivre le mouvement. Qui ne s'est incliné presque respectueusement devant les reliures en veau fauve et à l'écu à trois Tours de la Pompadour? Qui n'a rêvé sur le provoquant "boutez en avant" qu'on lit sur les maroquins rouges de la Du Barry ? Aujourd'hui les bibliothèques sont en général bannies du noble faubourg St- Germain. On collectionne les tapisseries les émaux, les guipures, les faïences; beaucoup de faïences; mais de livres; point. Ah! si, nous avons le Stud-Book pour la jeunesse aristocratique des Drags et des paper-hand.
N'enveloppons pas les Boursiers dans cet anathème. Allumés par Caen, le malin prédécesseur de Morgan et de Fatout, éperonnés par Fontaine et chauffés par Rouquette, ils ont acheté des livres anciens comme une valeur de Bourse et pèsent de leur mieux sur les cours. Quelques gens du monde ont fait comme eux et un amateur de cette catégorie m'a dit récemment à l'oreille : "Je suis très content de mon Pâtissier François. En voilà un Elzevier qui se soutient, 300 fr. de hausse depuis l'an dernier !" .

Guides
L'histoire des livres a fait un réel progrès depuis quelques années. M. G. de Beauchamps et M. Ed. Rouveyre publient en ce moment sous le titre de : Guide du Libraire-Antiquaire et du Bibliophile un recueil qui manquait absolument à la littérature bibliophilique. Au fur et à mesure que des catalogues de livres leur annoncent des ouvrages sérieux ou curieux, dignes de fixer l'attention des amateurs, ils les décrivent, racontent leur histoire et mettent le public éclairé à même de vérifier l'authenticité et le degré de valeur des exemplaires que chacun peut posséder.
Naturellement les livres s'offrent à eux un peu au hasard ; Jérôme Paturot coudoie Homère, Paul et Virginie vont bras dessus bras dessous avec Hernani. Cela offre l'imprévu et le charme d'un voyage au milieu d'une bibliothèque magnifique, composée de livres de choix en exemplaires de bibliophile.
De plus une série de planches reproduisent les types des plus célèbres reliures historiques. C'est dans la première livraison du Guide du Libraire-Antiquaire et du Bibliophile que j'ai vu pour la première et unique fois de ma vie, ce que pouvait être une des fameuses reliures de la bibliothèque de Mme de Pompadour, dont je parlais tout à l'heure. C'est splendide ! La planche a été copiée sur l'exemplaire d'un livre peu précieux : Une Description géographique de la Guiane, qui vaut d'ordinaire 15 à 20 francs en bon état. A cause de sa reliure exceptionnelle, l'exemplaire, en question s'est vendu 1,800 francs, il y a deux ans. Il provenait de la vente du Baron Pichon.
Voilà des curiosités tout à fait dans le goût de la bibliophilie contemporaine.
Les catalogueurs ne manquent donc jamais d'indiquer la provenance d'un livre; souvent même ils racontent les circonstances qui ont accompagné ses ventes successives. C'est par un catalogue de la maison Fontaine (année 1872) que nous connaissons l'histoire de l'exemplaire unique in-4° sur papier de Hollande, relié en maroquin rouge, des oeuvres de Voltaire (édition de Kehl) destiné par Beaumarchais à l'impératrice Catherine II. Il y avait ajouté non seulement la suite des gravures avant la lettre, mais encore les dessins originaux de Moreau. M. Fontaine en était devenu l'heureux possesseur en 1860 ; il le vendit 18,000 fr. à M. Double. Lors de la vente de la collection de ce dernier, il fut mis sur table à 10,000 fr. et adjugé sans enchères à l'impératrice Eugénie. Par galanterie personne ne voulut le lui disputer. Après le 4 septembre, un amateur en offrit 40,000 fr., mais l'incendie des Tuileries fit disparaître ce bel ouvrage qu'on vendrait 100, 000 fr. aujourd'hui, rien que pour les dessins originaux de Moreau.
Je crois savoir qu'un communard soigneux, prévoyant l'incendie, avait soustrait le Voltaire des impératrices Catherine Il et Eugénie et que grâce à lui il figure aujourd'hui dans une illustre bibliothèque de Berlin.

Vols
Il est certain, en outre, que l'incendie de la bibliothèque du Louvre a été précédé de déménagements intelligents et que ses richesses n'ont pas été perdues pour tout le monde. Toutefois, je serais désespéré que les lecteurs de ce petit traité sur l'art de former une bibliothèque prissent pour un exemple, bon à suivre, cette façon de se procurer des livres précieux. Les voleurs de livres ne sont pas des amateurs, ce sont des commerçants, témoin le célèbre Libri, dont le nom prédestiné n'excuse par les larcins.
Et puisque j'ai écrit le nom de Libri, j'en profiterai pour dire que les douze ou treize brochures écrites sur "son affaire" forment, réunies, une curiosité bibliographique très recherchée et fort difficile à se procurer. Leur lecture prouve que les amateurs anglais ne sont pas beaucoup plus scrupuleux que les amateurs allemands sur les origines de leurs acquisitions. Cependant comme il y a dans tout - même dans cette honteuse légende - une moralité ; lorsque l'on vendra les riches collections des amateurs étrangers qui ont acquis, de cette façon, certains morceaux de toute rareté, je doute fort que le libraire chargé de l'opération ose inscrire sur son catalogue : provenant des vols Libri, ou bien : volé lors des incendies de la Commune. Mais cette moralité serait encore très insuffisante si je ne révélais ici un fait que j'ai lieu de croire peu connu. Mme Libri, qui a signé la fameuse pétition au Sénat, est morte, édifiée sur le compte du mari qu'elle croyait innocent - et ruinée par lui ainsi que sa fille.
Quant au spoliateur, il est allé mourir de misère dans un petit village d'Italie.
Où donc était le trou ! comme dit la police. N'oublions pas que le crime est toujours puni par le chantage et la complicité. M. Libri a dû être furieusement exploité depuis la révolution de février jusqu'à sa mort misérable.

 

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