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Jules Richard, L'art de former une bibliothèque, 1883

LES OUTILS DU BlBLIOPHILE

Voici tantôt trente ans que j'aime les livres, que je m'en occupe, que je les palpe et que j'en achète. Or je ne suis guère plus fort en bibliographie que ne l'était Sosthène Ducantal sur l'instrument de Paganini. je ne suis pas un savant, je suis un fervent ; et c'est la messe d'un curé de campagne que je dis devant mon humble bibliothèque.
Mais si j'avais à recommencer ma carrière d'amateur de quinzième ordre, je ferais tout d'abord une belle collection d'outils de bibliophile, de livres spéciaux à la bibliophilie; manuels, dictionnaires, traités, catalogues.
Je sais des collections inestimables de catalogues que d'ingénieux bibliophiles, trop peu fortunés pour acheter des livres de cinq, six, sept, huit et-même de vingt mille francs, ont rassemblées et où ils lisent la description des trésors qu'il leur est défendu de toucher.
Ils ressemblent un peu, je l'avoue, à ces gourmands idéologues qui vont manger leur pain devant le soupirail d'une cuisine en renom; mais à force de se nourrir de fumée, ils finissent par acquérir un flair relativement délicat.

Les catalogues
La mode de rédiger des catalogues ne remonte pas, naturellement, aussi loin que celle de réunir des collections. Les premiers anciens catalogues qu'on peut se procurer, datent du commencement du xviiie siècle. Ils furent tout de suite admirablement rédigés par de savants libraires nommés Gabriel Martin, Barrois, Guérin, Nyon ; puis après par Renouard, Bleuet, Merlin, Crozet, Silvestre (qui a donné son nom à la salle de vente pour la librairie) Labitte, Pottier, Jannet, etc. Aujourd'hui le roi des catalogueurs est le savant bibliophile Jacob (Paul Lacroix) dont les innombrables travaux en ce genre paraissent dépasser les forces humaines; ce qui nous fait supposer qu'autour de lui se forme une école nombreuse de rédacteurs de catalogues. Dieu en soit loué !
Car le catalogue c'est l'histoire des Livres et le catalogue auquel on ajoute les prix de vente, c'est le catéchisme du bibliophile. Avec la description et le signalement du livre, on se rend compte de ce qu'il vaut intrinsèquement, avec le prix on juge de son cours.

Catalogues de libraires
Depuis quelques années, plusieurs libraires de Paris publient des catalogues mensuels qui, réunis en volume, formeraient aussi une collection instructive. En outre, il existe des catalogues de ventes célèbres qui sont arrivés à une valeur vénale relativement élevée. Le catalogue La Bédoyère est classique pour toutes les publications de la Révolution et de l'Empire. Le catalogue de la collection Soleinne, uniquement formée de pièces de théâtre ou d'ouvrages concernant le théâtre, est la Bible des amateurs d'oeuvres dramatiques. La vente Soleinne, qui eut lieu en 1844 et 1845, dans de mauvaises conditions, produisit 160,000 fr. Elle en produirait aujourd'hui 800,000. Son catalogue bien complet, relié en quatre ou cinq tomes, vaut une cinquantaine de francs lorsqu'il est annoté des prix. Le catalogue Peignot et vingt autres ont aussi leur valeur. Le catalogue Asselineau est un modèle de méthode, de science et de typographie. On a distribué, il y a deux mois, un catalogue de la vente G. P. qui contenait au moins vingt titres en fac simile de premières éditions de nos grands classiques.

Brunet et Quérard
Les chercheurs de renseignements positifs possèdent le Manuel du Libraire de Brunet. La dernière édition en 6 volumes mise en vente chez Didot à 120 fr. vaut aujourd'hui 300 fr. et on ne la trouve pas facilement. Malgré ses erreurs et ses lacunes, ce magnifique ouvrage est l'Evangile des amateurs de livres.
Je crois que c'est le plus beau travail de bibliographie qui ait jamais été fait pour les siècles antérieurs au xviiie; mais à partir de là, il devient insuffisant. Si on veut connaître tout ce qui a été imprimé aux XVIIIe et xixe siècles (sans estimation de prix toutefois) la France Littéraire de Quérard et de ses continuateurs est indispensable. Pour les quarante dernières années, nous avons les excellents travaux d'Otto Lorentz qui a donné dans son catalogue de la librairie tout ce qui a été produit en France, sans exception, et qui a eu la patience de le classer non-seulement par ordre alphabétique de noms d'auteurs, mais aussi par ordre alphabétique de noms de matières. Ce dernier catalogue des matières est merveilleux. Avant la date prise par Otto Lorentz comme point de départ, on ne peut que se servir du tome V de Brunet et du Manuel de Bibliographie universelle, trois volumes publiés par Martonne et Pinçon dans la collection des Manuels Roret. Ce n'est pas aussi pratique que Lorentz, mais c'est ce qu'il y a de plus pratique ou plutôt il n'y a que cela.
Citons encore la magnifique et intéressante publication entreprise par Rouveyre et Blond, sous le titre de Guide du libraire-antiquaire et du bibliophile, vade-mecum à l'usage de tous ceux qui achètent ou vendent des livres, par J. de Beauchamps et Ed. Rouveyre, et dont nous aurons l'occasion de parler plus loin.

Bibliograhies spécialisées
Les spécialistes trouveront satisfaction à leurs goûts dans des recueils tels que la Bibliographie des ouvrages relatifs à l'amour et aux femmes, 6 volumes petit in-6 publiés chez Gay, à Turin, par MM. Jules Gay, Gustave Brunet, Paul Lacroix, le duc d'Otrante, sous un pseudonyme collectif dont les initiales ont fort contrarié le comte d'Ideville ; ou bien encore dans le splendide Guide de l'amateur des livres à vignettes, grand in-8° de feu Henri Cohen dont l'imprimeur Motteroz a fait une merveille typographique.
Aux amateurs de géographie, aujourd'hui de plus en plus nombreux, je recommande le Dictionnaire de Géographie ancienne et moderne à l'usage du libraire et de de l'amateur de livres par un bibliophile (M. Pierre Deschamps), un volume grand in-8° publié par Didot. C'est un complément presque obligé du Manuel du Libraire.
Les divers ouvrages d'Hatin sur la presse périodique, la Bibliographie romantique et son supplément de Charles Asselineau contiennent des indications précieuses. Les bibliographies spéciales sont assez nombreuses pour former un fonds de bibliothèque. J'ai parlé, à propos de Rétif et du libraire Cazin, de celles qui concernent ces personnages. je pourrais indiquer la bibliographie moliéresque, d'autres encore, car la science du livre a pousse très loin ses études, ses recherches et même ses caprices. Je citerai donc, mais seulement à titre de curiosités, la Bibliographie jaune (cette couleur indique suffisamment sa spécialité) et la Bibliographie clérico-galante publiées et rédigées, je crois - je n'affirme pas - par un libraire. bouquiniste, M. A. Laporte.
Enfin la Biblioteca Scatologica :
Nos pères, beaucoup plus gaulois que nous, ne méprisaient pas les histoires et les contes Scatologiques, fort nombreux, tant en vers qu'en prose, dans notre vieille littérature. Rabelais, Beroalde de Verville, et beaucoup d'autres depuis, ont cultivé ce genre cher aux hommes de loi et aux hommes d'église. Mais depuis qu'un général célèbre a héroïsé certain mot en le jetant à la figure des Anglais, notre littérature n'ose plus y toucher. je ne crois pas que ce soit à regretter, cependant j'avoue avoir bien ri lorsque j'ai lu pour la première fois, les vers adressés par Madame, duchesse d'Orléans, au jeune roi Louis XV, âgé de douze ans, sur le remède à suivre pour une colique venteuse qui le faisait souffrir.
Si l'on veut pousser les recherches plus loin, il faut avoir les Supercheries littéraires dévoilées de Quérard, le Dictionnaire des ouvrages anonymes de Barbier réimprimés avec un grand soin par feu Daffis, et dont nous attendons la table générale, avec peu d'espoir qu'elle soit jamais faite.
J'aurai, au cours de ce petit écrit, à citer d'autres livres qui rentrent par certains côtés dans la catégorie des outils de bibliophile; mais dès à présent, je crois devoir recommander aux Néophytes, aux Elyacins, les Connaissances nécessaires à un bibliophile d'Edouard Rouveyre. C'est le livre élémentaire par excellence; on y trouve les premiers principes déduits scientifiquement, ainsi que le manuel pratique du matériel nécessaire au collectionneur.
Ces outils du bibliophile, tels que je viens de les énumérer, représentent un capital d'un millier de francs. Quand on sait les manier, on n'est pas un savant, mais on tient en main le fil conducteur des grandes catacombes littéraires et scientifiques, ce qui est déjà quelque chose. je pense toutefois qu'il faut avoir touché les livres pour les connaître et qu'il faut avoir des livres à soi pour être bien à même de satisfaire sa passion.
C'est surtout en fait de Bibliophilie que l'amour platonique est de la viande creuse.

 

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