LES OUTILS DU BlBLIOPHILE
Voici tantôt trente
ans que j'aime les livres, que je m'en occupe, que je les palpe et que
j'en achète. Or je ne suis guère plus fort en bibliographie
que ne l'était Sosthène Ducantal sur l'instrument de Paganini.
je ne suis pas un savant, je suis un fervent ; et c'est la messe
d'un curé de campagne que je dis devant mon humble bibliothèque.
Mais si j'avais à recommencer ma carrière d'amateur de
quinzième ordre, je ferais tout d'abord une belle collection
d'outils de bibliophile, de livres spéciaux à la
bibliophilie; manuels, dictionnaires, traités, catalogues.
Je sais des collections inestimables de catalogues que d'ingénieux
bibliophiles, trop peu fortunés pour acheter des livres de cinq,
six, sept, huit et-même de vingt mille francs, ont rassemblées
et où ils lisent la description des trésors qu'il leur
est défendu de toucher.
Ils ressemblent un peu, je l'avoue, à ces gourmands idéologues
qui vont manger leur pain devant le soupirail d'une cuisine en renom;
mais à force de se nourrir de fumée, ils finissent par
acquérir un flair relativement délicat.
Les catalogues
La mode de rédiger des catalogues ne remonte pas, naturellement,
aussi loin que celle de réunir des collections. Les premiers
anciens catalogues qu'on peut se procurer, datent du commencement du
xviiie siècle. Ils furent tout de suite admirablement rédigés
par de savants libraires nommés Gabriel Martin, Barrois, Guérin,
Nyon ; puis après par Renouard, Bleuet, Merlin, Crozet, Silvestre
(qui a donné son nom à la salle de vente pour la librairie)
Labitte, Pottier, Jannet, etc. Aujourd'hui le roi des catalogueurs est
le savant bibliophile Jacob (Paul Lacroix) dont les innombrables travaux
en ce genre paraissent dépasser les forces humaines; ce qui nous
fait supposer qu'autour de lui se forme une école nombreuse de
rédacteurs de catalogues. Dieu en soit loué !
Car le catalogue c'est l'histoire des Livres et le catalogue auquel
on ajoute les prix de vente, c'est le catéchisme du bibliophile.
Avec la description et le signalement du livre, on se rend compte de
ce qu'il vaut intrinsèquement, avec le prix on juge de son cours.
Catalogues de libraires
Depuis quelques années, plusieurs libraires de Paris publient
des catalogues mensuels qui, réunis en volume, formeraient aussi
une collection instructive. En outre, il existe des catalogues de ventes
célèbres qui sont arrivés à une valeur vénale
relativement élevée. Le catalogue La Bédoyère
est classique pour toutes les publications de la Révolution et
de l'Empire. Le catalogue de la collection Soleinne, uniquement formée
de pièces de théâtre ou d'ouvrages concernant le
théâtre, est la Bible des amateurs d'oeuvres dramatiques.
La vente Soleinne, qui eut lieu en 1844 et 1845, dans de mauvaises conditions,
produisit 160,000 fr. Elle en produirait aujourd'hui 800,000. Son catalogue
bien complet, relié en quatre ou cinq tomes, vaut une cinquantaine
de francs lorsqu'il est annoté des prix. Le catalogue Peignot
et vingt autres ont aussi leur valeur. Le catalogue Asselineau est un
modèle de méthode, de science et de typographie. On a
distribué, il y a deux mois, un catalogue de la vente G. P. qui
contenait au moins vingt titres en fac simile de premières
éditions de nos grands classiques.
Brunet et Quérard
Les chercheurs de renseignements positifs possèdent le Manuel
du Libraire de Brunet. La dernière édition en 6 volumes
mise en vente chez Didot à 120 fr. vaut aujourd'hui 300 fr. et
on ne la trouve pas facilement. Malgré ses erreurs et ses lacunes,
ce magnifique ouvrage est l'Evangile des amateurs de livres.
Je crois que c'est le plus beau travail de bibliographie qui ait jamais
été fait pour les siècles antérieurs au
xviiie; mais à partir de là, il devient insuffisant. Si
on veut connaître tout ce qui a été imprimé
aux XVIIIe et xixe siècles (sans estimation de prix toutefois)
la France Littéraire de Quérard et de ses continuateurs
est indispensable. Pour les quarante dernières années,
nous avons les excellents travaux d'Otto Lorentz qui a donné
dans son catalogue de la librairie tout ce qui a été produit
en France, sans exception, et qui a eu la patience de le classer non-seulement
par ordre alphabétique de noms d'auteurs, mais aussi par
ordre alphabétique de noms de matières. Ce dernier
catalogue des matières est merveilleux. Avant la date prise par
Otto Lorentz comme point de départ, on ne peut que se servir
du tome V de Brunet et du Manuel de Bibliographie universelle, trois
volumes publiés par Martonne et Pinçon dans la collection
des Manuels Roret. Ce n'est pas aussi pratique que Lorentz, mais
c'est ce qu'il y a de plus pratique ou plutôt il n'y a que cela.
Citons encore la magnifique et intéressante publication entreprise
par Rouveyre et Blond, sous le
titre de Guide du libraire-antiquaire et du bibliophile, vade-mecum
à l'usage de tous ceux qui achètent ou vendent des livres,
par J. de Beauchamps et Ed. Rouveyre, et dont nous aurons l'occasion
de parler plus loin.
Bibliograhies spécialisées
Les spécialistes trouveront satisfaction à leurs goûts
dans des recueils tels que la Bibliographie des ouvrages relatifs
à l'amour et aux femmes, 6 volumes petit in-6 publiés
chez Gay, à Turin, par MM. Jules Gay, Gustave Brunet, Paul Lacroix,
le duc d'Otrante, sous un pseudonyme collectif dont les initiales ont
fort contrarié le comte d'Ideville ; ou bien encore dans le splendide
Guide de l'amateur des livres à vignettes, grand in-8°
de feu Henri Cohen dont l'imprimeur Motteroz a fait une merveille typographique.
Aux amateurs de géographie, aujourd'hui de plus en plus nombreux,
je recommande le Dictionnaire de Géographie ancienne et moderne
à l'usage du libraire et de de l'amateur de livres par un
bibliophile (M. Pierre Deschamps), un volume grand in-8° publié
par Didot. C'est un complément presque obligé du Manuel
du Libraire.
Les divers ouvrages d'Hatin sur la presse périodique, la
Bibliographie romantique et son supplément de Charles
Asselineau contiennent des indications précieuses. Les bibliographies
spéciales sont assez nombreuses pour former un fonds de bibliothèque.
J'ai parlé, à propos de Rétif et du libraire Cazin,
de celles qui concernent ces personnages. je pourrais indiquer la bibliographie
moliéresque, d'autres encore, car la science du livre a pousse
très loin ses études, ses recherches et même ses
caprices. Je citerai donc, mais seulement à titre de curiosités,
la Bibliographie jaune (cette couleur indique suffisamment sa
spécialité) et la Bibliographie clérico-galante
publiées et rédigées, je crois - je n'affirme
pas - par un libraire. bouquiniste, M. A. Laporte.
Enfin la Biblioteca Scatologica :
Nos pères, beaucoup plus gaulois que nous, ne méprisaient
pas les histoires et les contes Scatologiques, fort nombreux, tant en
vers qu'en prose, dans notre vieille littérature. Rabelais, Beroalde
de Verville, et beaucoup d'autres depuis, ont cultivé ce genre
cher aux hommes de loi et aux hommes d'église. Mais depuis qu'un
général célèbre a héroïsé
certain mot en le jetant à la figure des Anglais, notre littérature
n'ose plus y toucher. je ne crois pas que ce soit à regretter,
cependant j'avoue avoir bien ri lorsque j'ai lu pour la première
fois, les vers adressés par Madame, duchesse d'Orléans,
au jeune roi Louis XV, âgé de douze ans, sur le remède
à suivre pour une colique venteuse qui le faisait souffrir.
Si l'on veut pousser les recherches plus loin, il faut avoir les Supercheries
littéraires dévoilées de Quérard, le
Dictionnaire des ouvrages anonymes de Barbier réimprimés
avec un grand soin par feu Daffis, et dont nous attendons la table générale,
avec peu d'espoir qu'elle soit jamais faite.
J'aurai, au cours de ce petit écrit, à citer d'autres
livres qui rentrent par certains côtés dans la catégorie
des outils de bibliophile; mais dès à présent,
je crois devoir recommander aux Néophytes, aux Elyacins, les
Connaissances nécessaires
à un bibliophile d'Edouard Rouveyre. C'est le livre élémentaire
par excellence; on y trouve les premiers principes déduits scientifiquement,
ainsi que le manuel pratique du matériel nécessaire au
collectionneur.
Ces outils du bibliophile, tels que je viens de les énumérer,
représentent un capital d'un millier de francs. Quand on sait
les manier, on n'est pas un savant, mais on tient en main le fil conducteur
des grandes catacombes littéraires et scientifiques, ce qui est
déjà quelque chose. je pense toutefois qu'il faut avoir
touché les livres pour les connaître et qu'il faut avoir
des livres à soi pour être bien à même de
satisfaire sa passion.
C'est surtout en fait de Bibliophilie que l'amour platonique est de
la viande creuse.
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