COMMENT ON DEVIENT AMATEUR
L'amateur de livres commence
toujours par être inconscient.
Il achète pour lire. Il débute par aimer le livre neuf.
C'est une jouissance ineffable pour lui d'introduire le premier le couteau
à papier dans un volume dont il a la virginité. Mais cette
fantaisie passe vite chez l'amateur de race.. Rapidement il se lasse
de ces plaisirs faciles que le premier venu peut se procurer pour 3
fr. 50 au coin d'un passage. Il lui faut mieux. Il veut lire son auteur
favori dans les conditions les meilleures pour bien le savourer. Il
le veut dans sa première édition et autant que possible
dans une belle reliure du temps. S'il écoutait son fanatisme
de néophyte, il s'arrangerait une chambre avec les tentures et
les meubles de l'époque et pour lire Molière ou Racine
il s'habille rait en marquis de la cour de Louis XIV.
Qui sait ? l'exemplaire qu'il possède a peut-être été
touché par le maître. S'il porte une dédicace, le
doute n'est pas possible.
Avoir une pièce de Molière sur la garde de laquelle serait
une ligne de Molière, c'est une jouissance que personne ne peut
se procurer, car les autographes de Molière sont aussi rares
que ceux de Victor Hugo seront nombreux.
Les éditeurs qui dans ces derniers temps ont fait des sortes
de fac simile, des "restitutions" - cela s'appelle ainsi - des éditions
originales de nos grands auteurs ont spéculé sur cette
manie. Une collection de pièces de Molière - éditions
originales -, coûterait à rassembler certainement vingtcinq
à trente mille francs (M. Henri Meilhac en possède une).
M. Jouaust, à la fois imprimeur et éditeur, a publié
des plaquettes assez habilement confectionnées pour donner de
l'illusion à des bibliomanes sans instruction. La collection
coûte une centaine de francs et fait le plus grand honneur à
l'habile éditeur-imprimeur ; mais jamais un amateur délicat
n'étalera de semblables imitations, si parfaites qu'elles soient,
sur les rayons de sa bibliothèque ; il leur préférera
toujours une estimable édition moins prétentieuse, mais
d'extraction plus correcte.
Voici donc l'amateur néophyte arrivé au moment où
il se passionne pour un auteur, une époque, une branche de la
littérature ou des sciences. C'est là le moment critique,
l'instant précis - où naît la bibliothèque.
Un de mes amis, homme très lettré et employé dans
une grande administration, fut sacré bibliophile par un assez
joli Horace dans les prix doux qu'il rencontra par hasard sur un quai.
Une note de l'Horace en question contenait une leçon nouvelle
pour mon ami et le reportait à une autre édition. Il voulut
avoir celle-là, puis une autre ; il en eut six, puis trente,
puis cent, puis plus encore, des Incunables, des Elzéviers, des
éditions anglaises, allemandes, que sais-je ! Bref, lorsqu'après
avoir joui convenablement d'Horace, il voulut se défaire des
cent soixante quatorze éditions qu'il possédait, il apprit
qu'il en existait plus de sept cent cinquante !
On sait quand on commence une collection, on ne sait jamais quand on
la finira ; c'est là le plaisir.
Avant d'aller plus loin et pour me créer l'occasion de déduire
méthodiquement les conseils que je veux donner au néophyte,
je dirai tout de suite qu'il ne doit jamais introduire dans sa bibliothèque
un profane, un béotien, un de ces êtres indifférents
et vulgaires que Théophile Gautier flétrissait du nom
de "bonnet de coton".
Infailliblement après avoir promené sur vos rayons un
oeil terne et ennuyé, il vous dira :
"Bibliothèque bien complète ; heureux choix de livres
; je vous félicite."
Et d'abord que ce triple sot le sache. Il n'existe pas de bibliothèque
complète. Le catalogue des écrits relatifs à l'histoire
de France déposés à la Bibliothèque de la
rue Richelieu, a déjà quatorze volumes in-quarto; et il
n'est pas fini. De plus il manque à ladite bibliothèque
bon nombre d'ouvrages très connus et qu'elle pourrait facilement
se procurer.
Et puis un choix de livres n'est jamais absolument heureux, car le bibliophile
le plus riche n'achète pas toujours ce qu'il veut, il achète
ce qu'il peut.
Enfin qu'importent les félicitations de ce monsieur qui ne s'y
connaît pas.
Le bibliophile, lui, doit s'y connaître. Et pour apprendre à
s'y connaître, il faut des outils.
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